COMMENTAIRES SUR LA BHAGAVAD GITA Par Annie BESANT - 1905

CHAPITRE PREMIER — LA GRANDE RÉVÉLATION

LIVRE


CHAPITRE PREMIER

LA GRANDE RÉVÉLATION


Frères,
En essayant de vous parler pendant quatre matinées successives sur le sujet de la Bhagavad Gîtâ, je sens, plus fortement qu'il n'est possible à aucun de vous de la sentir, mon extrême insuffisance devant cette tâche. Parler de la Gîtâ c'est parler de l'histoire du monde, de sa vaste complexité, de la trame des désirs, des pensées, et des actions qui constitue l'évolution de l'humanité ; car ce livre n'est pas simplement l'histoire de l'instruction d'Arjuna par Shrî Krishna – il est bien plus que cela. Et tout ce qu'on peut souhaiter, en entreprenant une tâche dépassant de si loin nos capacités, c'est que cette flute, dont la musique imposait sa mélodie aux pierres mêmes qui l'entendaient, puisse exhaler la même musique d'inspiration universelle dans le coeur de l'orateur aussi bien que dans celui des auditeurs ; de telle sorte que parmi cette musique quelque passage puisse faire écho dans les coeurs qui sont rassemblés ici, pour souffler sur les vies qui jaillissent de ces coeurs quelque chose de l'esprit contenu dans les paroles de la Gîtâ. Combien le chant du Seigneur est grand, tontes les nations le proclament d'une [10] seule voix. Non seulement dans son propre pays natal, mais par tous pays, cette musique s'en est allée, et dans chaque contrée elle a éveillé quelque écho dans les coeurs réceptifs. Et pourtant, plus d'un parmi ceux qui le lisent et seraient heureux de le comprendre, le trouvent – comme il arriva à son premier auditeur – difficile, compliqué et même troublant, fuyant apparemment d'un sujet à un autre, parlant tantôt d'une méthode et tantôt d'une autre en apparence opposée, semblant quelquefois donner un conseil dans une certaine direction puis un conseil dans une autre, parlant de la nécessité de la vie qui est incarnée dans tous les êtres et pourtant avec un perpétuel refrain, "combats", par lequel la vie fut chassée de bien des formes. Celui qui peut comprendre la complexité de la Gîtâ peut de même comprendre la complexité du monde dans lequel l'Auteur de la Gia est la vie, le support et le soutien, et la Gîtâ étant complexe comme le monde, tous deux sont dignes de l'étude la plus profonde.
Mais, en ces temps modernes, c'est une étude très difficile, car la manière de l'Instructeur Divin n'est pas celle du pédagogue humain. Dieu n'enseigne pas comme enseigne l'homme, dans des manuels écrits pour être appris par l'enfant en exerçant sa mémoire plutôt qu'en développant sa vie. La nature, qui est le reflet extérieur de la Divinité, ne nous instruit pas par une suite de préceptes, par des paroles faciles à comprendre ; et c'est ainsi que vous remarquez que, dans la Gîtâ, où la méthode d'enseignement est celle de l'Instructeur Divin et non celle du pédagogue, il y a beaucoup de confusion, beaucoup de difficultés ; et c'est presque du dépit qui apparait, de temps en temps, dans le [11] coeur et même sur les lèvres de l'étudiant. Que de fois, au cours des premières leçons, l'élève se plaint-il amèrement à son maitre qu'il est incapable de comprendre. Que de fois entendons-nous son cri plein d'amertume et de reproche réclamant un enseignement clair, défini et évident. Vous devez évoquer cette suite de Shlokas dans lesquels se montre la confusion d'Arjuna, tantôt en paroles instantes, tantôt en paroles presque pétulantes : "Je te demande de me dire résolument ce qui est le meilleur. Je suis Ton disciple qui Te supplie ; instruis-moi" (II, 7). Et la réponse ? Un long discours, éloquent, admirable, plein de la plus profonde sagesse ; mais, après ce discours, quel est le résultat sur l'esprit de l'auditeur ? "Par ces paroles contradictoires, Tu ne fais que troubler mon entendement ; dis-moi donc clairement le seul chemin par lequel je puisse atteindre le bonheur" (III, 2). De nouveau l'Instructeur parle. Shloka après Shloka, d'une beauté musicale, sortent des lèvres divines ; et de nouveau, après que deux longs discours ont été prononcés, le même cri désespéré : "Lequel des deux est le meilleur ? Dis-le-moi d'une façon définie" (V, 1). Que c'est étrange ! Voici Shrî Krishna instruisant Arjuna, et cependant Il ne peut se faire comprendre de lui. Voici l'élève idéal, le disciple idéal, réclamant à hauts cris la lumière à son Maitre, et la lumière ne lui est pas donnée. Ah ! Non ! Il n'en est pas ainsi. Ce n'est pas le Maitre qui refuse la lumière ; c'est le disciple qui n'est pas capable de s'en servir pour voir, de comprendre. Car il est une nécessité pour l'élève aussi bien que pour l'instructeur, l'esprit réceptif autant que la Sagesse qui coule des lèvres divines. À quoi sert la blanche splendeur du soleil si elle tombe sur des [12] yeux aveugles à son éclat ? À quoi sert la mélodie de la plus exquise Vînâ, si elle tombe dans des oreilles sourdes qui ne peuvent l'entendre ? La difficulté, mes frères, git en nous et non en Ceux qui enseignent. Ils répandent les flots de la Sagesse Divine, mais l'océan peut-il se vider dans un seau minuscule ? Ce que nous voyons, c'est la rancune, comme il nous semble presque, contre le rôle de l'Instructeur ; l'élève est avide de lumière, ardemment désireux de connaissance, il appelle instamment la sagesse, et rien de cela ne vient. Mais si ! Cela arrive, en flots irrésistibles, les vagues innombrables nous balayent, mais nous sommes sourds et aveugles et insensibles comme les pierres ; oui, pires que les pierres, car elles répondent à la mélodie de la flute, et nous ne répondons pas.
Or, voici la première grande leçon de la Gîtâ. Ce que l'élève doit faire lui-même. Vous pouvez apprendre toutes les choses extérieures que l'homme peut enseigner par un enseignement extérieur, bien que même dans ce cas la force de l'élève doit conditionner l'illumination reçue par l'esprit, et l'instruction acquise par lui consiste uniquement dans ce qu'il aura assimilé. Mais de la Sagesse Divine vous ne pouvez apprendre une syllabe, que dis-je, une lettre, jusqu'à ce que vous la viviez dans votre vie et ne la répétiez pas seulement avec les lèvres. Pour comprendre la Gîtâ, vous devez la vivre, et en apprenant à la vivre, lentement la grande signification se fera jour dans votre intelligence ; c'est seulement à mesure que, pas à pas, ce mode de vie s'accomplit, que le profond dévoilement des mystères devient possible pour le coeur de l'individu. Et ainsi, il en est qui prendront la Gîtâ, la liront jusqu'au bout, et [13] diront : "C'est très beau, mais après tout il n'y a là rien que nous n'ayons su auparavant." Et d'autres la liront, et liront et reliront, et la lecture ne portera que peu de fruits. Bien, mais, pouvez-vous dire, il est dit dans certains de nos Shâstras que si vous lisez par exemple, un quart de Shloka, un demi-Shloka, un Shloka ou un quart du livre entier même, tels et tels seront les fruits. Oui, mais la lecture qui apporte le fruit de connaissance n'est pas la lecture de l'oeil mais la lecture de la vie ; et l'homme qui voit, qui lit un quart de Shloka et le lit d'une manière telle que cela devienne une part de sa vie, de telle sorte que tous autour de lui peuvent aussi le lire dans sa vie, et savoir que dans cet homme cette partie de la Gîtâ, a pris corps, cet homme a lu cela en vérité, et il en cueille le fruit. Chaque lecture véritable marque un stade de l'évolution humaine, marque un point du progrès humain. Ce n'est pas la simple répétition des mots ; c'est le puissant Esprit intérieur, incarné dans nos coeurs qui manifeste le fruit.
Et puis dans cette Bhagavad Gîtâ, il y a deux significations tout à fait évidentes, distinctes mais aussi étroitement reliées l'une à l'autre, et il est bon de comprendre la méthode de cette jonction. D'abord la signification historique. Actuellement, spécialement dans les temps modernes où la pensée occidentale influence et colore l'esprit oriental, les Indiens, aussi bien que les Européens, sont disposés à s'éloigner de l'idée que des vérités historiques sont exprimées dans une grande partie de la littérature sacrée ; ces énormes périodes, ces longs règnes de Rois, ces batailles immenses et sanglantes, toutes ces choses ne sont surement [14] que simple allégorie, elles ne sont pas l'histoire. Mais qu'est-ce que l'histoire, et qu'est-ce que l'allégorie ? L'histoire est l'accomplissement du plan du Logos, c'est Son plan, Son dessein pour évoluer l'humanité ; et l'histoire est aussi l'histoire ou description de l'évolution d'un Logos mondial, qui gouvernera quelque système de mondes à venir. C'est cela l'histoire, l'histoire de la vie d'un Logos en évolution dans l'accomplissement du plan du Logos qui gouverne. Et quand nous disons allégorie, nous voulons seulement parler d'une plus petite histoire, d'une moindre histoire, dont les points saillants, reflets de la plus grande histoire, sont répétés dans l'histoire de la vie de chaque Jivâtmâ individuel, de chaque Esprit individuel incarné. L'histoire, envisagée du point de vue de la réalité, est le plan du Logos gouverneur pour l'évolution d'un futur Logos, manifesté sur tous les plans et visible pour nous sur le plan physique, et par conséquent plein du plus profond intérêt et plein de la signification la plus profonde. Le sens intérieur, comme on l'appelle quelquefois, celui qui nous tient à coeur, à vous et à moi, celui qui est appelé allégorie, est le sens perpétuel, continuellement répété dans chaque individu, et c'est réellement le même en miniature. Dans le premier, Ishvara vit dans Son monde, avec le futur Logos et le monde qui constituent Son corps ; dans l'autre, Il vit dans l'individu humain, avec le Jivâtmâ et ses véhicules qui constituent Son corps. Mais, dans les deux cas, il y a l'unique Vie et l'unique Seigneur, et celui qui comprend l'un des deux comprend également l'autre. Personne, sauf le sage, ne peut lire les pages de l'histoire avec des yeux qui [15] voient ; personne, sauf le sage, ne peut reproduire dans son propre développement le puissant développement du système dans lequel un futur Logos est Lui-même le Jivâtmâ, et le Logos qui gouverne est le Soi Suprême ; et, puisque le moindre est le reflet du plus grand, puisque l'histoire de l'individu évoluant est simplement une chétive et faible copie de l'évolution du futur Logos, pour cela il y a toujours dans les Écritures ce que nous appelons un double sens – celui de l'histoire qui montre un grand Soi en évolution, et le sens intérieur allégorique qui nous parle de l'évolution des moindres Soi. Nous ne pouvons nous permettre de perdre une de ces significations, car une part des richesses de ce trésor nous échapperait ainsi ; et vous devez garder fermement et clairement à l'esprit qu'il n'y a pas de superstition des anciens, pas de rêves des ancêtres, pas de caprices des générations ignorantes de la lointaine antiquité, dans le fait qu'ils voyaient dans les petites vies des hommes, des reflets de la plus grande Vie qui a l'Univers comme expression. Et vous ne devez pas vous étonner, ni être perplexes, quand vous saisissez çà et là, au cours de cette description, des lueurs de choses qui, sur une échelle plus réduite, sont familières dans votre propre développement ; et au lieu de penser qu'un mythe est quelque chose de nuageux qui provient de l'histoire d'un individu dans un passé lointain, et qui a été exagéré et développé, comme l'est la fantaisie moderne, apprenez que ce que vous appelez un mythe est la vérité, la réalité, le puissant développement de la Vie Suprême qui est la cause de la formation d'un Univers ; et que ce que vous appelez l'histoire, [16] l'histoire des individus, n'est qu'une pauvre et faible copie de ce déroulement. Lorsque vous voyez la ressemblance, sachez que ce n'est pas le grand qui est façonné par le petit ; c'est le menu qui est le reflet du puissant. Et ainsi, en lisant la Bhagavad Gîtâ, vous pouvez la considérer comme l'histoire ; et alors c'est le Grand Dévoilement qui vous fait comprendre le sens et le dessein portés par l'histoire humaine, et qui ainsi vous rend capables de scruter, avec des yeux qui voient, le panorama du vaste déroulement des évènements de nation en nation et de race en race. Celui qui lit ainsi la Gîtâ en tant qu'histoire humaine peut se tenir ferme au milieu du fracas des mondes qui s'écroulent. Et vous pouvez aussi la lire, dans le but d'y trouver individuellement aide, courage et lumière, comme une allégorie, l'histoire du développement de l'Esprit en vous-mêmes. Et je me propose, ce matin, de prendre ces deux significations pour notre étude spéciale, et de montrer comment la Gîtâ, comme histoire, est le Grand Dévoilement, l'enlèvement du voile qui recouvre le véritable dessein qu'accomplit l'histoire sur le plan physique ; car c'est cela qui dissipa l'erreur d'Arjuna et le rendit capable de faire son devoir à Kurukshetra. Et ensuite, quittant ce vaste plan pour chercher sa signification quand il touche à l'évolution de l'Esprit dans l'individu, nous verrons ce que nous y trouverons d'enseignement, et ce qu'il représente pour nous d'illumination individuelle, car de même exactement que l'histoire est vraie, de même l'allégorie l'est aussi. De même que l'histoire, comme nous le verrons, fut la préparation, pour l'Inde, du présent et aussi de l'avenir, de même est [17] vrai aussi ceci, qui est écrit autre part dans le Mahâbhârata : "Je suis l'Instructeur et l'esprit est mon élève." De ce point de vue nous verrons Shrî Krishna comme le
Jagatguru, l'Instructeur du Monde, et Arjuna comme le mental, le Manas inférieur, instruit par l'Instructeur. Et ainsi nous pouvons arriver à comprendre sa signification pour nous-mêmes dans notre propre petit cycle de croissance humaine.
Disons maintenant qu'un Avatâra est l'Ishvara, le Logos d'un système de mondes, apparaissant dans une forme physique lors de quelque grande crise de l'évolution. L'Avatâra descend – Se dévoile lui-même serait un énoncé plus vrai ; "descend" veut dire que nous pensons au Suprême comme s'Il était très loin alors qu'Il est la Vie pénétrant tout, dans laquelle nous vivons ; pour l'oeil externe seulement c'est un abaissement et une descente – et c'est un tel Avatâra qu'est Shrî Krishna. Il vient comme le Logos du système, se voilant Lui-même dans une forme humaine, de sorte qu'il peut, comme homme, régler extérieurement le cours de l'histoire par son éminent pouvoir, comme aucune force moindre ne pourrait servir à cette fin. Mais l'Avatâra est aussi l'Ishvara de l'Esprit humain, le Logos de l'Esprit, le Soi Suprême, le Soi dont l'Esprit individuel est une portion – un "amsha" ou fragment. Avatâra, donc, comme l'Ishvara de notre système ; Avatâra, aussi, comme l'Ishvara de l'Esprit humain ; et quand nous Le voyons dans ces deux présentations, la lumière brille et nous commençons à comprendre.
Prenons le drame historique, promulgation du grand enseignement. L'Inde a parcouru un long [18] cycle de grandeur, de prospérité. Shrî Râmachandra a régné sur le pays comme le modèle de la Royauté Divine qui guide, forme et instruit une civilisation naissante. Ces jours sont passés. D'autres sont venus, plus faibles pour gouverner et guider, et plus d'un conflit s'est élevé. La grande caste des Kshattriyas a été abattue presque jusqu'à sa racine par l'Avatâra Parashurâma, Râma à la hache ; elle a de nouveau grandi, forte et vigoureuse. Dans cette Inde la nouvelle manifestation arriva. Dans ce passé de son histoire, le premier rejeton de la grande Race Aryenne s'est établi dans les régions septentrionales de l'Inde. Il y a servi de modèle, le modèle mondial, pour une nation. C'était là sa fonction. Une religion, embrassant les hauteurs et les abimes de la pensée humaine, pouvant instruire le paysan dans son champ, instruire le philosophe et le métaphysicien dans son étude solitaire, une religion embrassant le monde a été proclamée par les lèvres des Rishis du premier rameau de la Race. Non seulement une religion, mais aussi une forme de gouvernement, un ordre économique et social, projetés par la sagesse d'un Manou, dirigés d'abord par ce Manou lui-même. Non seulement une religion et un gouvernement, mais aussi l'adaptation de la vie individuelle suivant les lignes les plus judicieuses, les Varnas successifs ou classement en castes, les Ashramas successifs ou périodes d'existence ; les stades de vie, dans la longue vie de l'individu, étaient observés dans les castes, et chaque vie de caste du Jivâtmâ incarné reproduisait dans ses principes essentiels, dans la vie individuelle, les Ashramas qu'un homme traversait entre la naissance et la mort. Ainsi parfaitement conçue, ainsi [19] parfaitement projetée, cette civilisation naissante fut donnée à la Race comme un modèle universel pour montrer ce qui pouvait être fait là où la Sagesse dirigeait et où l'Amour était l'inspirateur.
La parole proférée par cet antique modèle était le mot Dharma – Devoir, Convenance, Ordre régulier. Graduellement, comme toute chose humaine, il dégénéra et s'affaiblit de plus en plus. Il a fait son oeuvre, en construisant pour le monde un modèle, dont les nations plus jeunes dans le monde pourraient prendre ce qu'elles seraient capables d'appliquer pour l'introduire dans leurs propres civilisations.
Une autre fonction, plus grandiose, plus divine, plus merveilleuse, allait alors incomber à la Terre sacrée de l'Orient, et c'est pour la préparer à cette fonction que Shrî Krishna accomplit le changement. L'Inde, qui avait été un modèle mondial de devoir ordonné dans son peuple divinement façonné, était destinée dans un avenir lointain – qui à Ses yeux divins n'était pas distant, car où est la distance pour la Divinité à qui le passé et l'avenir ne sont qu'un éternel présent ? – non à servir de modèle mondial, mais de Sauveur du Monde ; c'est là qu'est la clef des évènements ultérieurs. Aucune nation ne peut assumer d'aussi hautes fonctions si ce n'est en franchissant la vallée de l'ombre de la mort, et en buvant jusqu'à la lie la coupe amère de l'humiliation ; c'est pour cela que vint Krishna – pour rendre cela possible, et pour le rendre inévitable. Des mains moins habiles et moins affectionnées que celles d'un Avatâra eussent été incapables de lancer la nation indienne sur le sentier, l'âpre sentier de l'humiliation et de la souffrance. Et c'est cela qui domine [21] – comme vous le verrez si vous lisez avec soin Son histoire vivante – qui domine Sa conduite directement d'un bout à l'autre. Il ne dévie jamais, Il ne change jamais. Toute Son oeuvre, dans laquelle Il jette Son incomparable puissance, est guidée par cette volonté qui voit loin, sans déviation, invariable. La volonté invariable est là, quel que soit le voile de Mâyâ dans lequel Il puisse, pour l'instant, S'envelopper. Il veut modeler ce pays, cette race, pour être un Sauveur du Monde. Que signifie ce modelage ? Il signifie en premier lieu humiliation après humiliation. Qui peut regarder en arrière et la voir telle qu'elle existait dans la splendeur de son passé, et voir son Impératrice des mondes de l'esprit et de l'intelligence, avec sa triple couronne de connaissance spirituelle, de puissance intellectuelle, et de prospérité sans bornes, et puis, parcourant des yeux l'horizon d'aujourd'hui, la voir découronnée, sans larmes, larmes du coeur même, plus pareilles à des gouttes de sang ? Et pourtant, le Seigneur d'Amour, à Kurukshetra, rendit possible la destinée même que nous voyons aujourd'hui ; oui, il la rendit inévitable. Il mit en pièces la dure muraille de fer faite des épées de sa caste Kshattriya ; Il les massacra, ces guerriers, avec leurs propres glaives tranchants, lui le puissant Seigneur de tous, car Il était venu comme l'heure du destin :
Je suis le Temps, qui apporte au monde la désolation ;
Je Me manifeste sur terre pour anéantir l'humanité !
Pas un de ces guerriers, rangés pour le combat,
Ne peut échapper à la mort.
(XI, 32.) [21]
L'heure avait sonné ; les glaives des Kshattriyas se brisèrent les uns contre les autres dans une lutte fratricide. Les corps des Kshattriyas furent abandonnés, cadavres jonchant la plaine de Kurukshetra. La lutte pour un royaume eut pour résultat la dissolution de deux royaumes, et l'Inde moderne était née.
Le front portant la triple couronne fut précipité dans la poussière, de sorte que les vagues destructrices de l'invasion purent la balayer de temps à autre. Alexandre vint, et parcourut les régions du nord, et ses armées retournèrent en Grèce, enrichies de la pensée orientale. Encore plus âpre fut le courroux, encore plus cruelle l'humiliation, quand les vagues d'invasion successives des nations nordiques d'Asie, venant de Mongolie, du Turkestan, arborant la forme la plus farouche de la foi de l'Islam, l'Islam de l'épée, et non de la plume, déferlèrent sur elle et s'efforcèrent d'engloutir la foi du peuple Indou, et le trône de Mughal fut établi à l'endroit même où Yudhishthira avait régné. Plus tard encore, des Nations européennes l'une après l'autre jouèrent avec les dés de la guerre et du commerce pour la domination de l'Inde. Ses barrages furent détruits. Guerriers ou armements, malgré leur héroïsme, ne furent pas assez forts pour refouler le flux ; les flots de l'océan de l'invasion passèrent d'un rivage à l'autre et submergèrent le tout. C'était l'heure de sa passion, de sa crucifixion parmi les nations.
Hissée en haut de sa croix de douleur, raillée et ridiculisée, objet de la moquerie et du mépris, ses robes de beauté devenues le butin de la soldatesque insolente, elle est restée là suspendue, mourante, durant des siècles. Mais quand vous avez [22] parlé de l'humiliation et de la passion, de la crucifixion et de la blessure, vous n'avez raconté que la moitié de l'histoire d'un Sauveur du Monde ; car après la passion vient la résurrection, aussi inévitablement que le jour suit la nuit. Et si vous regardez avec l'oeil du clairvoyant, qui n'est pas aveuglé par les larmes que provoque cette histoire de l'humiliation et de la passion, vous verrez que lorsque chaque vague de conquête balaye le pays, elle le fertilise, elle ne le détruit pas en réalité. Et chaque vague, en se retirant, emporte avec elle quelque chose avec quoi elle fertilisera son propre pays, et laisse dans l'Inde quelque nouvelle pensée, quelque idée neuve, quelque trésor pour enrichir sa pensée toujours grandissante. Un flot destructeur, semblait-il, quand vous le regardiez du côté extérieur à l'invasion. Un flot fertilisant, devait-on reconnaitre, quand on le regardait du côté intérieur ; comme le Nil qui inonde l'Égypte te de telle sorte que tout le pays semble submergé, mais c'est de cette inondation que dépendent les récoltes de la saison suivante. Car, n'est-ce pas l'Avatâra qui guide le monde, et, en dehors du mal apparent, Il apporte un bien incessant. Et parce qu'Il aime, et est sage autant qu'aimant, Il guide d'une main ferme Ses élus à travers la vallée de misère et l'enfer de l'humiliation, afin que, purifié par la souffrance et enrichi par l'expérience recueillie de nombreuses nations venues se mêler à la sienne, le Sauveur du Monde puisse se dresser glorieux au Matin de la résurrection, pour répandre une lumière nouvelle sur le monde entier, au lieu que la lumière soit uniquement répandue sur une seule nation.
Telle était la signification de la venue de Shrî [23] Krishna, et telle était l'oeuvre que l'Avatâra vit devant Lui, et qu'Il accomplit avec constance, avec une volonté invariable. Mais ici se trouve pour nous une autre leçon : car nous observons que tout en accomplissant son dessein, Il n'oublia ou ne manqua jamais d'employer les moyens que l'Ordre Régulier réclamait à l'époque. Vous rappelez-vous comment, avant que le jour de la bataille ne se levât, Shrî Krishna se rendit à la cour du roi Dhritarâshtra, et comment, avec Son éloquence incomparable, Sa parole d'or, Il y plaida pour la paix ? Vous vous rappelez comment Il fit venir Duryodhana, comment à l'obstination de celui-ci se mesura Sa patience, et à la sottise folle du même Sa propre douce sagesse ; combien indulgentes étaient Ses paroles, combien pleines de tact Ses suggestions ; et même plus, quand tout autre moyen avait échoué, un dévoilement partiel de Sa forme d'Ishvara, afin qu'Il pût faire l'effort extrême pour entrainer la conviction dans les coeurs qui s'opposaient à Lui, acharnés à la guerre fatale. Tant d'efforts pour la paix, et pourtant Il savait que la guerre était inévitable. Tant de luttes pour l'inaccessible, tant de tentatives pour accomplir des choses qui auraient frustré Sa propre mission. Comme cela semble étrange à nos yeux myopes. Mais combien nécessaire et sage, quand nous commençons à voir. Car, quoiqu'Il sût que ces efforts devaient manquer leur but à ce moment, quoiqu'Il sût que la guerre était inévitable et quoique Lui-même la voulût et fût résolu à l'achever, Il n'en savait pas moins que le devoir doit être accompli, et que c'était Son devoir comme patriote et comme homme d'État de rechercher la paix de tous Ses efforts et par tous les pouvoirs [24] humains en Sa possession. Il savait, dans Sa divine sagesse, que la valeur de l'effort ne consiste pas dans le succès immédiat, comme le succès peut être calculé par vous et moi ; que les efforts, dirigés vers de nobles fins, ne sont jamais perdus, mais sont une force qui s'accumule constamment, et que le futur succès ne pouvait se construire lui-même d'une manière correcte et parfaite, si l'un de ces efforts venait à manquer, si l'une de ces luttes n'avait pas lieu. Il savait le secret de toute action. Il savait que l'action droite n'est pas accomplie par le sage en vue d'en recueillir le fruit immédiat et apparent ; que l'action droite doit toujours être accomplie, même si un inévitable insuccès doit en résulter, et Il savait bien que tous ces efforts faits par Lui étaient des forces, des énergies nécessaires pour produire le résultat final qui n'est encore pour nous qu'un avenir lointain. Ces efforts pour la paix faits par Shrî Krishna, qui semblaient avoir été frustrés à cette époque par l'obstination de Duryodhana, ces efforts sont une partie des énergies qui travaillent pour la paix universelle dans l'avenir, lorsque la nécessité des leçons de la guerre aura cessé et que les blanches ailes de la paix seront étendues sur un monde calmé. Et c'est ainsi qu'Il a oeuvré, ainsi qu'Il a lutté.
Passons maintenant à l'histoire, après cette vue à vol d'oiseau. Arjuna, quand le jour de la bataille se leva, assis dans le char aux chevaux blancs, avec le divin conducteur auprès de lui, sentit son coeur défaillir, non sans raison. Des amis dans les deux camps ; des parents rangés sous les étendards ennemis ; qui plus est, ses anciens instructeurs, Bhîshma, Drona, et les autres, alignés en face de lui et guidant les armes de l'ennemi ; quel coeur n'eût [25] pas défailli dans un tel conflit de devoir ? Il doit y avoir une bataille dans le coeur menée avant la bataille de Kurukshetra, et, tandis que cette lutte faisait rage, il était décontenancé, abattu, confondu, quant au dharma. Que devait-il faire ? La royauté était-elle une réparation suffisante pour le massacre des êtres aimés ? La couronne pourrait-elle se poser doucement sur le front quand le coeur était brisé ? Non, dans une véritable prévision il voyait le lourd fardeau de la misère attendant le vainqueur aussi bien que le vaincu, l'ombre du jour prochain, quand, à la Cour déserte, il chercherait en vain le visage de ses parents bienaimés, les compagnons de jeux de sa chère enfance ; cette ombre descendait avec son obscurité et assombrissait son coeur aimant. "Comment pourrais-je les tuer, eux ?" cria-t-il ; "mes Gurus, comment pourrais-je les massacrer ? Mieux vaut se nourrir de croutes en mendiant en exil que de tuer ces Gurus vénérables, ces parents bienaimés. Ce serait pour moi prendre part à un festin sanglant" (II, 4, 5). Et l'ensemble de ses arguments était une argumentation raisonnable ; ses idées de ruine des castes, ses idées sur la décadence graduelle du dharma, qui devaient inévitablement suivre la tuerie de Kurukshetra, étaient toutes correctes. L'histoire les a justifiées ; ses présages se sont montrés vrais ; le dharma est déchu ; la confusion des castes est présente. Sa vision n'était pas, alors, une vision obscure, seulement elle n'a pas été portée assez loin. Il vit l'avenir immédiat, clairement, distinctement, correctement. N'est-il pas vrai que le dharma est déchu ? N'est-il pas vrai que nous sommes maintenant en pleine confusion des castes ? Qu'est-il advenu du dharma de caste ? Il a disparu, [26] comme Arjuna le redoutait. Ses paroles, du point de vue d'une vision limitée, étaient vraiment "des paroles de sagesse" (II, 11), de sagesse en ce monde, la sagesse du mental non illuminé. Il vit dans une vraie prévision ce qui arriverait sur le pays. Il comprit qu'il se trouvait engagé dans un ouvrage qui tendait à la ruine pour l'Inde ; c'est ce qu'il savait, bien qu'il ne pût voir au-delà de l'Inde du moment ; l'Inde plus forte qui devait naitre des douleurs de l'enfantement dans la ruine était hors de la portée de son regard. Qu'y a-t-il d'étonnant qu'il en ait été ainsi ? Quoi de merveilleux ? Comment pouvions-nous nous attendre à voir Arjuna, si sage qu'il fût, transpercer les brumes épaisses de l'avenir, et voir ce qui devait naitre de cette misère temporaire ? Comment pouvions-nous nous attendre à voir le résultat ; le résultat réel de toutes ces luttes ? Pourquoi alors fut-il si sévèrement blâmé ? Si sa prophétie était vraie, si sa prévision était correcte, si le dharma était en train de disparaitre, et si les castes étaient tombées dans la confusion, pourquoi ces paroles de blâme furent-elles prononcées par les lèvres divines ? "D'où te vient, en cette heure de danger, cet abattement honteux, infâme et fermant les portes du ciel, ô Arjuna ? Ne te laisse pas aller au découragement, ô Pârtha ! Cela ne te sied pas. Secoue cette honteuse faiblesse de ton coeur. Relève-toi, Parantapa" (II, 2, 3). Pourquoi ce blâme vigoureux ? Parce que le plan, le dessein d'Ishvara doit être accompli, à tout prix pour l'instant, par ceux qui sont Ses agents dans le travail. Arjuna avait vécu avec Shrî Krishna depuis sa jeunesse, et était son ami le plus cher. Comme jeunes gens, vous vous rappelez comment ils se rencontrèrent après ce grand [27] tournoi où Arjuna, vainqueur de Draupadi, se dressa sur le champ en conquérant. Vous vous rappelez comment ils grandirent côte à côte, comment l'influence, cette influence merveilleuse de Shrî Krishna, avait, durant toutes ces années, entouré l'ami de Son choix, le préparant au grand rôle qu'il devait jouer dans la lutte. Il y avait un plan à accomplir, dans lequel Arjuna était un acteur et auquel ses yeux étaient aveugles. Il était soumis à l'illusion, déconcerté, perplexe, il ne pouvait voir ; et ce grand projet à accomplir était invariable ; rien de ce qu'Arjuna pouvait faire ne pouvait le changer, aucune résistance de sa part ne pouvait servir à le rendre différent de ce qu'il était. Il devait comprendre que les formes perdent la vie, mais que l'Esprit ne meurt jamais, et que lorsque le travail de la forme est terminé il est bon qu'elle puisse être brisée et mise en pièces ; que c'est seulement quand l'Esprit s'adapte à des formes nouvelles que peut se produire un développement plus étendu. Celui qui hésite à détruire la forme quand elle a fait son oeuvre ne connait pas le pouvoir de la Vie qui est le constructeur, et continuera de construire dans les jours à venir.
Néanmoins il est vrai que, dans l'écroulement des systèmes dont l'oeuvre est terminée, ce sont ceux qui exécutent le Sahajan Dharma – le devoir inné – qui servent de pont entre l'ordre ancien et l'ordre nouveau. Ceux qui comprennent la progression nécessaire des évènements, ceux qui savent que les formes doivent se briser quand les nouvelles formes sont prêtes pour la naissance, ceux qui accomplissent fermement le dharma des vieilles formes dans lesquelles ils sont nés, bien que sachant qu'elles doivent mourir, jusqu'à ce que les nouvelles [28] soient prêtes, ceux-là forment le pont sur lequel les ignorants peuvent circuler en sureté, au milieu des craquements d'un système qui s'écroule vers un nouveau système préparé par l'Esprit qui constamment renouvèle la vie et construit de nouvelles formes. De sorte qu'Arjuna avait à faire son devoir, quelle qu'en pût être l'issue, aussi bien que le résultat ; et, chose assez étrange, l'homme qui était choisi pour cette grande tâche – être le pont vers l'ordre nouveau – était un homme dans la famille duquel ce même fait précis de confusion de caste était manifesté d'une manière très nette. Car vous vous rappellerez, si vous vous reportez par la pensée à l'histoire d'Arjuna, que son arrière-grand-mère était une fille de pêcheur mariée à un Roi ; que les fils de ce Roi moururent sans enfants, et que Vyâsa fut appelé dans le but d'élever des enfants pour être les héritiers du monarque défunt. Et vis-à-vis de ces enfants, dont telle était la naissance, Pându avait agi de telle sorte que lui non plus n'était pas le père de ses soi-disant fils, qui étaient nés de Kunti et de Madri sous la touche des Dévas. Ainsi, tant par la bisaïeule, fille du pêcheur, que par la grand-mère, qui ne donna pas d'enfant à son propre seigneur, mais seulement à Vyâsa, et que par la mère, qui fut adombrée par les Dévas, il y avait le mélange de courants étranges et divers dans les veines de cet Arjuna, l'ami choisi de Shrî Krishna, instrument choisi pour le travail de transition. Sur ces faits l'homme réfléchi peut convenablement méditer.
Mais j'ai dit qu'il était nécessaire que le plan divin de l'évolution fût accompli, qu'Arjuna le voulût ou non ; et c'est ainsi qu'il est déclaré au sujet de ce grand dessein : "Le Seigneur réside [29] dans le coeur de tous les êtres, ô Arjuna, et par le pouvoir d'illusion de Sa Mâyâ il pousse tous les êtres à tourner comme s'ils étaient montés sur la roue d'un potier" (XVIII, 61). Le projet est là ; il n'y a pas de choix, aucun pouvoir capable de le changer ; la sagesse ne saurait être corrigée par l'ignorance, pas plus que la vision qui pénètre l'avenir ne saurait apprendre à voir sainement avec des yeux d'aveugle. Le projet ne pouvait être modifié à cause des sentiments d'Arjuna ; le projet ne devait pas être altéré parce que le coeur d'Arjuna pouvait être brisé en l'exécutant. Le temps était accompli ; l'heure avait sonné. "Je suis le Temps…" (XI, 32) actuel et présent, et il était trop tard pour hésiter ; le temps de réfléchir était passé ; le temps d'agir était arrivé. Non, avec son dharma passé derrière lui, pesant sur lui, avec un devoir imposé qu'il était obligé de remplir en vertu des causes qu'il avait générées dans le passé, il n'avait même pas le pouvoir de refuser de jouer son rôle, choisi par lui dans son passé ; et cela Shrî Krishna le lui dit en paroles claires, franches : "Muré dans l'égoïsme, tu penses : "Je ne veux pas combattre" ; ta résolution est vaine ; la nature t'y contraindra. Ô fils de Kunti, étant lié par ton propre dharma né de ta propre nature, ce que par ignorance tu ne désires pas faire, c'est cela qu'inévitablement tu seras obligé d'accomplir" (XVIII, 59, 60). Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela signifie que dans la grande crise du destin d'une nation, quand le Seigneur, monté sur la roue du potier, tourne la roue de l'histoire, aucune main ne peut alors servir à l'arrêter ; que ceux qui ont choisi les principaux rôles par des choix innombrables dans leur passé, ont engendré [30] derrière eux une force de karma à laquelle ils sont incapables de résister dans leurs corps actuels, et que le sang de Kshattriya qui coulait dans les veines d'Arjuna, la puissance aussi de l'hérédité physique des générations qui l'avaient précédé et qui avaient fait leur devoir de Kshattriya face à face avec l'adversaire, devaient triompher malgré son désir présent, malgré ses sentiments présents, malgré sa volonté présente ; le grand pouvoir de la nature innée, créée par son passé, le porterait, en dépit de son moi présent, au milieu même d'une armée hostile, et il combattrait dans l'impuissance, contraint par son propre passé. Mais s'il combattait de cette manière, c'était le malheur pour lui. Le plan d'Ishvara devait en effet être exécuté ; la roue tournante du potier ne devait pas s'arrêter ; le Seigneur qui la montait ne pouvait pas être mis en échec par le minime pouvoir d'Arjuna à Kurukshetra. Mais pour Arjuna, poussé sans secours dans le combat, c'eût été mal agir si, retranché dans cet égoïsme ressenti à ce moment, il persistait encore : "Je ne combattrai pas." "Si, par égoïsme tu ne veux pas entendre, tu périras" (XVIII, 58). Ce sont les desseins de Dieu et la coopération de l'homme qui vous sont présentés en quelques phrases. Vous ne pouvez rien changer au grand plan ; l'occasion vous est donnée de coopérer ; mais, si entrainés par votre passé à la coopération, et résistant à présent par égoïsme en vous croyant vous-même l'acteur au lieu de vous donner vous-même comme un instrument dans la main du grand Dramaturge, vous dites : "Je ne combattrai pas ; je ne ferai pas mon devoir ; je n'accomplirai pas ma tâche", alors, en dépit de l'action faite à regret, vous périrez ; car [31] votre choix présent est alors de faillir à votre devoir, et le choix intérieur détermine l'avenir comme le choix passé a déterminé le présent. Le plan sera triomphant, mais l'égoïsme dans lequel vous avez pris refuge vous détruira, même alors que vous êtes forcés d'obéir extérieurement au plan.
C'est ainsi que pour Arjuna se fit le Grand Dévoilement, et son attitude vis-à-vis du monde extérieur se trouve transformée. Il comprend maintenant ce que l'histoire signifie. Il réalise le plan invariable, et la part qu'y prennent les sois individuels qui se sont rendus dignes de coopérer avec le puissant Seigneur. Il sait maintenant que Shrî Krishna est le Temps – le Temps manifesté pour détruire ces peuples. "Combats donc." Parce que le temps est maintenant venu où, pour le bien de l'humanité entière, ces objets d'obstruction doivent être balayés, "pour cette raison, combats".
"Sois la cause extérieure" (XI, 33), l'épée, l'instrument. C'est comme s'Il disait : "En réalité, Je les ai tués, et le meurtre signifie simplement leur libération. Actuellement ils forment des obstacles, des empêchements. La mort est leur ami, leur libérateur et non leur adversaire. En mourant, ils viennent à Moi, leur Seigneur vivant. Ils se précipitent dans Ma bouche (XI, 26-29) et leurs corps périssent pour que leur vie réelle puisse croitre. Contribue donc à la grande tâche et libère ceux qui sont de vivants Esprits, alors que tombent les corps qui les entravent. Parce que je suis le Temps, parce que le dessein est sûr, parce que la fin est certaine, pour cela, combats." Arjuna a compris. Écoutez ses dernières paroles : "Mon illusion, mon erreur est détruite. J'ai acquis par Ta [32] grâce la connaissance, ô Immuable ! Je suis ferme, mes doutes se sont dissipés. J'agirai selon Ta parole" (XVIII, 73). Il avait appris ce que signifie l'histoire. Il avait appris la situation du plan et celle de l'acteur. Il réalisait que ce n'était pas du tout lui qui agissait, sauf comme l'instrument de Celui qui est le Tout-sagesse et le Tout-amour ; il cessait de penser aux amis ou aux ennemis, il cessait de penser aux liens personnels, aux attachements personnels. Dans l'émerveillement de cet enseignement dévoilant le monde, il réalise l'unique Seigneur qui anime tout, qui oeuvre à jamais pour le mieux, par la route la plus courte possible ; et, voyant cela, il se jette à Ses pieds pour agir selon Sa parole. "Détruite est mon illusion." "Je veux combattre." Et il en est ainsi dans toute l'histoire, si seulement nous pouvons voir sainement dans l'histoire autour de nous comme dans l'histoire d'Arjuna à Kurukshetra ; si nous pouvons saisir l'esprit du Grand Dévoilement, le sens de la Vie derrière le voile et des petites vies qui sont de ce côté, leur coopération, leurs relations respectives, alors dans chaque lutte nous pourrons nous jeter du côté équitable, et combattre sans hésitation, sans illusion, sans crainte, car le Guerrier qui combat réellement fait tout, et nous ne sommes que les cellules dans Son corps, avec nos volontés harmonisées dans l'unité avec Lui. L'effacement de l'illusion est nécessaire, afin que l'activité ne puisse être paralysée par le doute, le doute le plus mortel ennemi de l'action. Le doute sape la virilité, vampirise le mental. Nécessaire, absolument nécessaire, comme phase menant à la connaissance, il rompt le lien salutaire entre la pensée et l'action quand il est indument prolongé, [33] et devient une atmosphère habituelle. "Le… soi qui doute va à la destruction ; pour le soi qui doute il n'y a ni ce monde, ni l'autre, ni aucune félicité" (IV, 40). "Combats donc" est le constant refrain. Comprenez afin de pouvoir agir.
Tel est le dévoilement de l'histoire. Je n'ai pas le temps de l'approfondir davantage, mais vous voyez le principe soutenant l'ensemble ; appliquez-le aux luttes des nations qui se poursuivent autour de vous au moment présent. Surveillez à travers le voile la réalité qui est derrière lui, et vous verrez partout le grand Avatâra directeur, et toutes choses sont parfaitement projetées et concourent à une fin prévue.
Voilà la leçon historique ; et quelle est l'autre leçon, la leçon de l'allégorie ? Le conflit, évidemment, entre le Manas inférieur, le mental évoluant, symbolisé par Arjuna, et Kâma la nature passionnelle, symbolisée par les parents, gouvernés par Duryodhana, incarnant toutes les attaches du passé. Arjuna se présente là comme le Manas Inférieur, non illuminé, plein de doute, indécis, interrogateur, allant d'abord dans une direction puis dans l'autre, peu sûr de lui-même, toujours posant des questions et ne comprenant pas les réponses qu'il reçoit, toujours embarrassé pour trouver ce qui est réellement le meilleur. Il y a tant de ce côté, mais juste autant de l'autre côté ; cet argument est très bon mais celui-là aussi est admirable ; entre les deux toujours un balancement en arrière et en avant, d'abord d'un côté, ensuite de l'autre. Nous avons ici un type de Manas sans illumination, et à ce mental l'Instructeur dit les paroles de sagesse qui viennent d'être citées : "Pour le soi qui doute, il n'y a ni ce monde, ni l'autre, ni aucune félicité." [34] Un soi qui doute continuellement et ne peut rassembler ses idées ; qui, au moment où une question est résolue, voit tous les arguments contraires et voudrait recommencer encore une fois à étudier l'ensemble, ce soi ne fait pas de progrès. C'est l'exagération de la vertu de précaution et de prudence, l'exagération d'une vertu qui devient un vice. Il vaut mieux agir et commettre une bévue, et apprendre ainsi comment faire une meilleure action à l'avenir, que d'hésiter à agir en toute occasion. Car le doute paralysant vous empêche d'apprendre les leçons que seule l'expérience peut vous apprendre. L'hésitation apparait fortement dans tous les arguments d'Arjuna. L'insistance sur la décision apparait fortement dans les paroles de l'Instructeur. Les stades par lesquels Arjuna doit passer, nous pouvons les reconnaitre dans notre propre expérience. D'abord, dans Sa jeunesse, Arjuna, jeune garçon de la cour, est assujetti aux ainés du personnel à tous les stades peu avancés de sa croissance ; sagement et nécessairement assujetti, car par une telle sujétion seul l'esprit peut être poussé à surmonter son inertie et à s'exercer lui-même, et par cet effort à développer ses pouvoirs. Et dans les premiers temps de l'évolution ainsi en est-il pour l'humanité. Sous la tutelle des ainés, et en suivant sans hésitation les impulsions nées du penchant naturel et des plaisirs, l'esprit poursuit sa course sans beaucoup réfléchir et sans hésiter ni douter ; il n'y a pas de lutte. Ensuite vient le temps de la lutte qui forme les stades intermédiaires, quand il est constaté que l'obéissance aux impulsions naturelles de Kâma est peu satisfaisante ; que la satisfaction de Kâma apporte les souffrances autant que le plaisir ; quand il est [35] constaté que les désappointements et les échecs marchent sur la trace des désirs satisfaits, – et un désir ardent de comprendre se fait jour. Puis vient l'époque de lutte, l'époque de guerre, de misère, de doute ; l'esprit est déconcerté au sujet du dharma, au sujet du meilleur chemin à suivre. L'esprit crie au secours en se tournant vers l'instructeur, et la réponse ne fait qu'égarer, parce que Manas n'est pas encore prêt à voir la vérité mais est troublé par toutes les attractions environnantes auxquelles le coeur aspire ; la vérité semble aride, dure, répulsive ; la suivre apparait comme la destruction de toutes les joies de la vie, que dis-je, de la vie même. Enfin vient la vision du Suprême, celle qui seule emporte le gout pour les plaisirs provenant des objets qui nous entourent ; c'est seulement quand le Suprême est perçu, quand la vie pleine se répand sur la vie inférieure, que l'attrait de la vie des sens s'éloigne (II, 59). Alors Manas se dresse triomphant, illuminé par la lumière du Soi, clair, radieux, résolu ; l'erreur est détruite, le guerrier est vainqueur de ses ennemis, Parantapa.
Tel est, en vérité, le sentier de l'âme guerrière ; tel est, en vérité, le chemin que l'âme guerrière doit parcourir. Des deux côtés, des amis ; car lorsque commence, sur le Kurukshetra de l'âme, la bataille qui doit apporter la victoire finale, l'illumination, l'union avec le Suprême, jamais tous les amis nés des attaches du passé ne se trouvent d'un seul côté ; les amis sont répartis de chaque côté, combattant les uns contre les autres. Là se pressent les conflits des revendications, des devoirs, des obligations de toute sorte ; il ne suffit pas de souhaiter de faire le bien ; il est facile d'agir quand [36] vous savez : la difficulté est de voir la route au milieu du fracas et de la poussière de la bataille, et d'avoir une vue assez perçante pour pénétrer dans les nuages et voir où se trouve le chemin du devoir. Des amis des deux côtés – comment seront-ils reniés ? Mais c'est bien plus que des amis que l'âme guerrière doit trouver parmi ses adversaires. Des Instructeurs, des Gurus, ceux à qui dans le passé le guerrier avait eu recours pour l'aider, pour le guider Bhîshma et Drona, types de ceux qui aident et guident et enseignent. Les ainés sont contre lui ; les amis et les parents sont aussi contre lui ; et ceux qui sont moindres, également, les plus jeunes, critiquant, blâmant par ignorance, et dédaigneux ; l'âme guerrière doit demeurer seule, comme Arjuna se tint dans l'espace vide entre les armées. Seul, et pourtant pas seul, car l'Instructeur était auprès de lui, le divin conducteur du char était là ; le Soi, attendant d'être reconnu. Il doit se jeter dans la bataille ; par la force de son bras droit, par sa propre volonté résolue, par son propre courage décidé, cette bataille doit être menée jusqu'à l'issue cruelle. Il se sent lui-même isolé jusqu'à l'extrême limite de l'isolement. Et dans cet isolement, cette solitude, c'est là qu'il doit trouver le Soi. Là, au milieu du combat, alors qu'il est seul, alors que tous sont contre lui, la gloire du Soi éclate au-dessus de lui, et il sait en vérité qu'il n'est pas seul ; en dépit des blessures dont le sang l'aveuglait, en dépit de l'armure bossuée, des vêtements souillés et des armes brisées, l'âme guerrière s'est dressée intrépide jusqu'au bout, ignorant que le bouclier de son Instructeur s'était élevé au-dessus de lui au pire moment du péril, ignorant que, lorsque volait vers lui le seul projectile qu'aucune [37] force humaine ne pouvait affronter, son Instructeur l'avait détourné contre Sa propre poitrine, et il s'était changé en guirlande sur le cou du Conducteur. Il ne savait rien de l'invisible bouclier qui avait détourné le courant de feu que seul le Seigneur pouvait affronter ; il ne savait pas, ne pensait pas, ne rêvait pas, que le Guerrier Royal voilé dans le Conducteur, le protégeait ; car, eût-il senti cela au cours du combat, comment aurait-il appris à se confier au Soi intérieur ? Le Soi extérieur doit disparaitre avant que le Soi intérieur ne soit réalisé. C'est là l'expérience de chaque âme-guerrière ; c'est l'expérience que chacun doit traverser quand il foule le sentier qui conduit au Suprême ; ce n'est que dans cette extrême solitude de désolation qu'Arjuna, ou quelque autre que ce soit, trouve le Soi. Soyez donc sans crainte, vous, comme des guerriers, lorsque les amis vous blâment et se détournent de vous ; soyez sans crainte même lorsque les ainés vous condamnent, quand les jeunes vous dédaignent, quand vos égaux vous méprisent ; continuez intrépides, résolus, car le Soi est en vous. Vous pouvez commettre maintes erreurs, car le Soi est incarné – les fautes appartiennent au corps ; et rappelez-vous qu'elles appartiennent au corps, non à l'Esprit intérieur, et que, par la souffrance qui résulte de ces fautes mêmes, la matière la plus grossière est consumée et le Soi devient davantage manifeste. Continuez de combattre, de lutter, pleins de courage, d'un coeur vaillant et intrépide, et, à la fin de votre bataille de Kurukshetra, pour vous aussi brillera le Soi dans Sa majesté, votre illusion aussi sera détruite, et vous verrez votre Seigneur tel qu'Il est.