UNION

LES ENSEIGNEMENTS DES MAITRES DE LA HIERARCHIE

L'AVENIR IMMINENT Par Annie BESANT - 1911

IV — PROBLÈMES DE SOCIOLOGIE — SACRIFICE OU RÉVOLUTION

IV — PROBLÈMES DE SOCIOLOGIE — SACRIFICE OU RÉVOLUTION

 


Quelques-uns d'entre vous, en lisant le titre de cette conférence, auront sans doute pensé que le sujet choisi est quelque peu inférieur à ceux qui firent l'objet des précédentes conférences. Ce sentiment peut être justifié en ce sens qu'après avoir étudié ce que devait être la religion mondiale, qu'après nous être perdus dans notre admiration pour l'Instructeur du monde, nous voici prêts maintenant à nous plonger dans les problèmes de sociologie à l'ordre du jour, pour nous demander s'ils trouveront une solution par l'abnégation ou par la Révolution. Et pourtant, si l'on veut bien y regarder de plus près, ce qui concerne les besoins et les difficultés de l'humanité semble logiquement devoir suivre les sujets élevés que [103] nous avons traités jusqu'ici ; le ravissement que le mystique doit à sa vision splendide ne peut être en effet vraiment utile que si l'homme apporte, même dans la jungle et le tourbillon de notre vie terrestre, un peu de la beauté et de l'harmonie qui l'ont ravi. Si léger que puisse être l'air pur des cimes, il ne doit pas nous rendre incapables d'envisager les peines et les maux qui pèsent sur l'humanité ; il faut au contraire qu'il nous fortifie dans le désir d'apporter ici-bas quelque remède. Quand l'Instructeur du monde viendra répandre Sa sagesse parmi nous et répandre Son amour sur le monde entier, une partie de Son oeuvre consistera à jeter les bases de ce royaume de justice que Ses disciples auront pour mission de parachever sur terre. Je ne pense donc pas que le sujet que j'ai choisi pour ce soir puisse être considéré comme étant inférieur aux précédents ; il en est plutôt une suite logique et naturelle, il nous restait à l'aborder afin de nous rendre compte de la façon dont nous pouvons aider nos frères, préparant ainsi la voie pour la venue du Seigneur.
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Ceux d'entre vous qui ont lu les journaux de cette dernière quinzaine, qui les ont lus avec attention, avec une prédisposition à laisser s'ouvrir leur esprit à des vues plus larges que celles actuellement en honneur, n'ont pas été sans remarquer, comme ceux mêmes qui n'y ont porté qu'une médiocre attention, – que trois sujets principaux remplissaient les colonnes de la
première page ; la juxtaposition de ces sujets a dû certainement les frapper. L'un relatait, dans tous ses détails, la manifestation grandiose de ces jours derniers, à l'occasion du couronnement du Roi et de la Reine. La colonne suivante donnait le compte rendu des grèves qui viennent d'éclater dans le monde ouvrier du Nord, des conflits qui se sont élevés dans cette région entre le travail et le capital, âpre lutte qui ruine et menace l'industrie. Après ces deux sujets : la splendeur de la civilisation d'une part, et les grèves faisant une tache à cette splendeur de l'autre, vous avez pu constater qu'une colonne de journal était invariablement consacrée aux récents triomphes de l'aviation, aux vols entrepris dans les airs par des hommes, aux nombreuses courses au-dessus des terres et des mers.
Or, chacune de ces trois questions, régulièrement [105] reproduites côte à côte, a sa signification ; il s'en dégage pour nous une leçon que nous apprendrons ce soir, leçon qui nous offre une vision de la civilisation actuelle, une idée des forces mises en oeuvre parmi nous, des tendances de la civilisation dont nous sommes parties intégrantes. Et si je prends, comme préliminaires à ma conférence, les trois sujets que je viens de citer, c'est afin de vous faire ressortir les divers problèmes que nous avons à résoudre pour juger ensuite de la meilleure solution possible à leur donner.
Arrêtons-nous tout d'abord au premier de ces sujets, celui qui, durant ces jours derniers, a tant occupé la pensée et l'attention du peuple ; spectacles pompeux, processions qui accompagnèrent le couronnement de nos souverains.
En considérant l'attitude des foules qui ont pris part à ces cérémonies, en cherchant à saisir ce qui pouvait bien les attirer et quel plaisir elles y trouvaient, demandons-nous quels furent les sentiments qui animèrent ces interminables théories d'hommes et de femmes pressés en foule ? Il est certain qu'une partie de ces sensations était due à la jouissance éprouvée par la vue du spectacle déployé, le [106] plaisir éprouvé à voir quelque chose de brillant, d'éclatant, dérivatif agréable aux occupations de la vie ordinaire, habituellement monotone et ennuyeuse ; c'était le plaisir de voir de belles choses ; ce déploiement de faste les attirait et les émerveillait et cela les changeait de la vue de ces rues tristes de Londres, de ces maisons grises et mélancoliques qui servent d'abris à plusieurs millions de Londoniens ; c'était le plaisir enivrant et passager de pouvoir jeter un regard sur une vie si éloignée de la leur. Pourtant, en dehors de ce plaisir si naturel, on discernait dans l'attitude de la masse un certain orgueil dû à la grandeur étalée par l'Empire pendant que se déroulait dans les rues le long cortège ; de plus, un
accueil enthousiaste était fait aux représentants de l'Empire, aux délégués des Colonies, à ceux qui représentent l'immense Empire des Indes ; il se dégageait de là deux choses importantes qui, pour la foule, symbolisaient le mieux la grandeur de leur nation, c'est-à-dire : le pouvoir et la puissance de l'Empire qui s'étendent sur une grande partie du monde.
Un troisième facteur entrait aussi en jeu : l'affection réelle et vraiment profonde pour les deux souverains autour de qui tout ce faste [107] était déployé. Tout clairvoyant dont la vision s'éteint au-delà du plan physique, n'aura pas été sans remarquer les épais nuages cramoisis qui, pointant le cortège, flottaient au-dessus du couple royal et l'enveloppaient, le cachaient presque sous leurs éclatantes couleurs. Ceux qui connaissent tant soit peu la signification de ces couleurs, savent que ces images cramoisis étaient le résultat d'un amour d'une affection profonde pour les deux souverains qui se montraient au peuple. Si, par hasard, il en est parmi vous qui aient assisté aux grands cortèges de la Reine Victoria, celui de son jubilé, entre autres, ils n'auront pas été sans noter la différence de l'accueil qui lui fut fait en constatant les différences entre les couleurs d'aujourd'hui et celles de l'époque ; en effet, autour de cette vénérable femme qui tint si longtemps le sceptre de l'Empire, ce fut le dévouement qui s'exprima plus que l'amour, un amour à son plus haut degré d'expression, un amour fait du dévouement le plus entier envers sa personne et de complète vénération pour la Reine. Le sentiment manifesté par la foule l'autre jour ne fut pas tout à fait le même ; on y voyait moins de ce bleu exquis qui signifie le dévouement teinté d'une sorte de culte ; il y avait un sentiment [108] naturel, plus humain, d'amour et de sympathie pour ceux autour de qui, bien que les connaissant peu encore, la nation commence à s'attacher de tout coeur et très rapidement. Cela était vraiment du plus haut intérêt, car cet amour est l'une des grandes forces conservatrices de la nation ; je n'entends pas employer le mot "conservatrice" dans son sens politique, mais bien au sens humain, c'est-à-dire : qui aide à maintenir, à construire, à élever, car l'amour et la loyauté d'une nation pour son chef sont parmi les forces les plus puissantes qui contribuent à garder l'homogénéité de l'Empire. Et dans cet amour pour la royauté, sentiment qui plane bien au-dessus des luttes de partis, réside la promesse d'un empire durable et fort, quelles que soient les difficultés en présence desquelles il peut lui arriver de se trouver.
Mais, çà et là, parfois proférées, parfois seulement ressenties, des questions se sont élevées quant à la valeur de semblables spectacles, ne sont-ce pas là d'énormes et inutiles dépenses ? Telle fut la critique portée, pendant
et depuis les cérémonies, par des gens qui évaluaient approximativement ce qu'aura couté ce déploiement de luxe. La vue de Covent-Garden Opera House, avec ses monceaux [109] de roses, put paraitre briller d'un éclat douteux aux yeux de quelques-uns qui pensèrent aux hommes, aux femmes, aux enfants affamés vivant dans cette capitale où ce fastueux spectacle était admiré. Ce sentiment, très humain, si naturel soit-il, me parait pourtant peu justifié ; il résulte d'une petitesse d'esprit, car les dépenses faites en cette circonstance n'apporteraient aux affamés qu'un soulagement de bien courte durée, tandis que les sentiments d'amour et de loyauté émanés du coeur de la nation tout entière, sont d'un prix inestimable. Dans une nation comme la nôtre, les occasions ne manquent pas où l'argent est gaspillé pour un mobile beaucoup moins noble que celui qui a pour but de manifester la joie de tout un peuple qui voit couronner son Roi.
On suffirait aux dépenses de bien des couronnements en utilisant les sommes versées chaque année pour le drink-bill qui implique tant de femmes battues, tant d'enfants martyrisés, de foyers ruinés, de santés détruites ! Je ne crois vraiment pas qu'une nation qui gaspille des millions pour l'exploitation des boissons fortes ait le droit de blâmer les dépenses de ces jours derniers. Si vous ajoutez à cela les millions consacrés au maintien de la paix armée, à la [110] construction incessante de tous ces navires de guerre destinés à faire échec aux pays qui nous inspirent une certaine crainte, lorsque d'un coeur léger on voit gaspiller des millions pour détruire des vies humaines, alors, je ne vois vraiment pas bien quelle raison on aurait de se plaindre du prix des fêtes récentes.
On objecte aussi que ces fêtes ont eu un aspect par trop militaire, qu'on y voyait trop de soldats, d'uniformes, de clinquant. C'est votre propre faute. Vous avez rendu la vie quotidienne si affreusement laide que, pour avoir un peu de beauté, vous êtes forcés de vous adresser à la Cour, à l'armée, à la marine. L'Église elle-même, – bien que dans cette circonstance elle ait participé un peu à la beauté des cérémonies – est encore sous l'influence de la première moitié du règne de la Reine Victoria, époque pendant laquelle on estimait que la laideur dans les choses était spirituelle et que chercher le beau, c'était rendre un culte au démon. Vous n'avez donc rien à reprocher, car si nous voulons jouir d'un beau spectacle, nous sommes bien obligés de prendre les choses belles là où elles se trouvent. Beauté, cérémonial, sont aujourd'hui l'apanage de la Cour, de l'Église, de l'Armée, de la Marine. La vie ordinaire a été faite [111] laide et l'habillement que l'on porte est hideux. Comment organiser un beau spectacle avec des têtes coiffées d'un haut de
forme, des personnages vêtus de vestons et de pantalons. Il n'y a rien de beau dans la vie ordinaire. Pour se rendre compte de ce que la vie pourrait offrir de beau et de gracieux, il faut se remémorer les cortèges historiques, remonter au temps de la reine Élisabeth, des rois Charles pour retrouver beauté, grâce, couleurs qui existaient alors dans la vie journalière, tant dans les basses classes que dans les moyennes. Aujourd'hui, notre civilisation est entièrement dépourvue de belles choses, nous les avons remplacées par la laideur en sorte que, si nous voulons jouir de beaux et gracieux spectacles, il nous faut aller là où ils sont encore, dans les services qui, seuls, les ont conservés au milieu de notre brouillard. Personnellement, j'avoue qu'après avoir vu passer la masse compacte du peuple, laid, sombre, monotone de couleur et d'aspect, la vue du Premier Lord de l'Amirauté avec son habit galonné d'or et son chapeau à plumes, fut pour moi un véritable plaisir ; ce me fut une vue agréable que celle d'un personnage habillé de vêtements ni laids, ni repoussants. Si vous voulez diminuer le caractère militaire [112] des cérémonies, apprenez à mettre un peu plus de beauté dans vos foyers et dans la vie ordinaire ; ne croyez pas que c'est être pratique que d'aimer les choses laides, ne croyez pas que le beau tienne du rêve et du superflu.
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Abandonnons ce sujet, portons maintenant notre attention sur la seconde colonne consacrée aux comptes rendus des troubles regrettables qui se produisent aujourd'hui. Ce qu'il y de plus triste à cet égard, c'est de voir le crime qui les accompagne, de voir les incendies volontairement allumés, de voir mettre le feu aux navires, en cinq endroits à la fois, dans la même compagnie maritime. Les préjudices portés à ceux qui ne sont pas directement en cause dans cette lutte entre le travail et le capital, deviennent maintenant journaliers et c'est précisément ce qui fait craindre la possibilité d'une révolution, étant dès lors donné que la haine domine et qu'un sentiment de vengeance s'empare du coeur humain. Ceci se remarque davantage en France où subsiste encore cet esprit qui fit éclater la Révolution ; on y voit une ligne de chemins de fer mise en pièces [113] parce que les employés sont mécontents ; on risque la vie de centaines d'innocents pour terroriser ceux que les mécontents veulent amener à capituler ; on agit donc là comme en temps de guerre, l'innocent souffre comme le coupable ! Que doit-on en conclure ? Que notre civilisation est si peu forte que les classes partent de fait en guerre les unes contre les autres, bien que le mot guerre ne soit pas employé ; quand les mécontents profitent du moment où la sécurité publique
est le plus compromise pour frapper, vous vous trouvez bel et bien en présence d'une situation qui n'est rien moins qu'une guerre civile. Le sentiment de la responsabilité, du devoir vis-à-vis du public, de la place que chaque citoyen occupe dans l'ordre social et de ses devoirs envers l'État, ce sont là autant de qualités qui manquent presque totalement, qui disparaissent, tant dans la classe ouvrière que dans les classes les plus élevées. Or, quand le sentiment du devoir n'existe plus dans une nation, quel sera donc le bouclier qui nous protègera contre une guerre civile, ou une révolution ?
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Passons à la troisième colonne. Je n'en parle que pour indiquer les progrès faits dans le domaine de la science, progrès merveilleux dus aux conquêtes que cette science a remportées sur la nature au cours de ces deux derniers siècles dans le but d'enrichir la vie de l'homme et de la rendre plus facile. Regardez en arrière et comparez le passé au présent ! J'arrive ici à un point extrêmement important, au facteur le plus puissant qui soit pour amener inévitablement un grand changement dans l'ordre social. Notre époque est celle de la machine, de la puissance motrice appliquée à toutes les formes de la production et du travail de l'homme. L'introduction de la science appliquée à l'industrie a révolutionné celle-ci, transformé toutes ses conditions, multipliant énormément le pouvoir de production. Là où autrefois bruissait le métier, s'entend le fracas des machines ; là où l'artisan travaillait de ses mains, la machine le remplace, l'ouvrier n'a plus qu'à diriger sa marche, et encore ce contrôle devient-il de moins on moins nécessaire à mesure que les perfectionnements interviennent. Ce n'est pas seulement dans l'industrie que s'effectue une révolution. Les moyens de transports subissent les mêmes changements, [115] les communications lentes sont peu à peu remplacées par de plus rapides, la vie humaine se confie de plus en plus à la machine. Voyez les rues de Londres ! Ce genre de progrès y est manifeste ; les chevaux disparaissent remplacés par les automobiles. Sur mer, l'électricité tend à remplacer la vapeur et l'air lui-même est sillonné par l'homme. Cette même révolution ne s'effectue-t-elle pas aussi dans les intérieurs ? Les tapis sont nettoyés par des machines, le pain est pétri par la machine, celle-ci tendant de plus en plus à se substituer au travail de l'homme.
Demandez-vous ce que tout cela peut signifier, quels sont les résultats pratiques qui peuvent en découler ? La chose est claire. Il s'ensuit une surproduction ; cette surproduction devrait entrainer, pour le public, un confort plus grand, elle devrait impliquer, pour les jeunes gens, une éducation plus longue, ces jeunes gens n'étant plus nécessaires, là où le mécanisme a accru dans une si grande mesure la production de l'homme ; elle devrait entrainer la cessation de l'emploi de l'enfant, qui ne devrait plus avoir qu'à s'instruire au lieu de produire ; cette surproduction devrait avoir pour résultat : moins d'efforts dans tous les domaines de l'industrie, [116] plus de loisirs à l'ouvrier qui, maintenant, peut fournir cinquante fois plus de travail en une heure qu'il n'en fournissait il y a deux siècles. Les loisirs qui sont l'apanage d'une seule classe devraient s'étendre au peuple entier avec tous les avantages immenses que l'on peut en retirer. Je n'entends pas ici la paresse, car le travail est une joie pour l'homme quand ce travail est conforme à ses aptitudes et qu'il ne dépasse pas ses forces ; d'ailleurs, en général, la paresse est tout aussi ennuyeuse qu'un travail interminable. Ce dont j'entends parler, c'est du loisir qui aide à récupérer les forces, qui laisse le temps de cultiver la littérature, de jouir de tous les arts. Voilà ce que devrait léguer la science au peuple. Le peuple tout entier devrait être plus heureux quand la science lui a appris à utiliser les grandes forces de la nature. Les machines devraient faire tout le travail désagréable de la communauté, extraire le charbon des mines et se substituer aux hommes qui creusent la roche comme les taupes dans leurs terriers ; la machine devrait remplacer dans ces mines les chevaux sans cesse torturés par un dur labeur.
La machine, qui ne pense, ni ne souffre, ni ne sent, ne devrait-elle pas accomplir tous les [117] travaux pénibles, ennuyeux et dégradants ? Voilà ce que la mécanique doit apporter eu peuple.
Qu'a-t-elle fait jusqu'à présent ?
Elle a édifié, pour un petit nombre, d'immenses fortunes et, en bien des points de vue, a laissé l'ouvrier dans une condition plus triste qu'auparavant. Elle a empoisonné l'air et l'eau, elle a contribué à accumuler des masses de gens dans des rues tristes et boueuses, comme à Sheffield, Bradford, Leeds, restreignant ainsi la vie des individus, minant la santé, diminuant la vitalité. Alors que, pour quelques-uns, elle a été une source de richesse, elle est pour un grand nombre la cause d'une diminution de vie. Je n'oublie pas qu'elle a eu aussi pour résultat de rendre moins chers les produits industriels qui sont maintenant plus à la portée de tous, mais la chose a lieu bien souvent au
détriment de la qualité et de la beauté. C'est pourquoi la machine a été, en général, pour le peuple, une malédiction plutôt qu'une bénédiction.
Pourquoi ? Pourquoi cela est-il ?
Cela vient tout simplement du manque de ces sentiments de la responsabilité et du devoir dont je parlais il y a un instant, au sujet des [118] mécontents qui sont prêts à employer la force et l'injure, et à menacer la sécurité publique dans leurs luttes contre leurs patrons. L'indifférence, la répugnance à endosser une responsabilité est beaucoup plus blâmable chez l'homme riche et cultivé que chez l'ignorant pauvre. Et ce manque de sentiment de la responsabilité a commencé par se montrer dans les classes supérieures ; de là, comme un poison, il s'est infiltré dans tout l'organisme du corps de l'État ; le sentiment du devoir vis-à-vis de la masse a divorcé aujourd'hui avec le rang, la puissance, la richesse, et cela, dans une mesure telle que l'on n'en trouve aucun précédent dans aucune des civilisations antérieures de l'histoire. C'est là qu'est le danger, qu'est la menace pour demain, car la perte du sentiment du devoir public, dans la plupart des classes de la nation, peut provoquer une levée en masse du peuple, d'où découlera l'inévitable misère. C'est pour cette raison que doit se réveiller le sentiment du devoir public, c'est pour cela que les hommes doivent de nouveau comprendre qu'à la richesse, à la puissance, au rang, doit s'allier le sentiment du devoir vis-à-vis de la masse, de la patrie, de la communauté. Ce n'est que lorsque ce sentiment [119] se sera réveillé, que des signes manifestes de ce réveil se seront fait sentir en Angleterre, que sera évité le danger menaçant de la lutte entre la classe injustement riche et ces foules injustement pauvres et misérables.
En disant que, dans la civilisation actuelle, le sentiment du devoir a divorcé avec la richesse et le rang, plus que dans aucune autre civilisation connue de l'histoire, j'ai ainsi usé d'une phrase que quelques-uns d'entre vous sont peut-être portés à récuser. Veuillez donc me permettre de la justifier en m'en référant aux deux grands systèmes dont on peut encore s'inspirer ; ils sont, même aujourd'hui, assez récents pour être du domaine de l'histoire.
Prenez la civilisation de l'Inde telle qu'elle existait il y a quatre à cinq mille ans, sans remonter plus loin dans le passé. Elle est aujourd'hui tombée en décadence, mais la valeur de ses principales idées subsiste. Cette civilisation était – et est encore – désignée sous l'appellation générale de système des castes. Or, en quoi a consisté ce système à son début et dans son oeuvre pendant des milliers d'années ? Très haut placée sur l'échelle de
la communauté, existait une grande classe d'hommes, pauvre en cette richesse telle qu'on la comprend [120] aujourd'hui, mais riche en science. C'était la classe des brahmanes. Par obligation héréditaire, ils étaient astreints à l'étude, étude sérieuse, approfondie, durant toute leur enfance et leur jeunesse ; puis, arrivés à l'âge d'homme, leur devoir consistait à servir d'instructeurs, sans espoir de récompenses d'aucune sorte, sans rémunération ; ils étaient obligés de donner à tout jeune homme qui se présentait l'enseignement que celui-ci désirait, l'éducation à laquelle il aspirait. Pauvres, ne vivant que par la charité du peuple, mais honorés par ce peuple comme aucune caste ne l'a jamais été, vêtus seulement de deux robes de cotonnade, les rois, pourtant, se levaient de leur trône pour les saluer, pour venir s'incliner à leurs pieds ; au lieu des richesses, ils avaient les honneurs et leur unique devoir était de se consacrer à l'instruction et à l'éducation du peuple.
Après cette classe, venait celle des gouvernants – seconde classe dans le pays car la première était celle de la science et non celle où se rencontraient puissance ou richesse. Celle des gouvernants était forte, splendide ; elle comprenait, avec le roi, ceux qui étaient chargés de faire respecter les lois, les soldats qui [121] défendaient la nation, la police qui, elle, maintenait l'ordre intérieur ; tels étaient les membres constituants de cette grande caste de l'État.
Venaient ensuite ceux qui se vouaient à l'industrie, banquiers, négociants, dont le devoir était d'accumuler la richesse, – je dis accumuler et non accaparer ; – ils l'accumulaient afin de l'utiliser en cas de besoin. C'est cette caste qui portait en réalité le fardeau de la nation. C'est elle qui était chargée d'accumuler les richesses pour que celles-ci soient utilisées à aider et à secourir le peuple, à bâtir des temples pour le culte, à entretenir les brahmanes pour l'enseignement, à construire sur les bords des routes des abris où les voyageurs pouvaient se reposer, à creuser des puits où tous pouvaient venir puiser l'eau, à planter des arbres pour que les routes fussent ombragées ; à édifier et à entretenir des hôpitaux aussi bien pour les animaux que pour les hommes ; tels étaient les devoirs de charité imposés par la loi et l'opinion publique à la caste des marchands.
Après ces trois grandes classes venait celle des artistes, des artisans, des agriculteurs, des laboureurs. Tous ceux-là, est-il dit dans la loi, [122] devaient être considérés comme les plus jeunes enfants de la maison ; leur devoir était : le service, leur récompense : le confort, la protection.
Ce système est aujourd'hui tombé en désuétude. Pourquoi ? Parce que les classes supérieures ont oublié le devoir qui leur incombait. Telle est, en principe, la principale cause de la déchéance de la nation. Ceux qui auraient dû être pauvres et instruits se sont appliqués à accaparer les richesses du monde, ils se sont servis de leur prestige pour s'enrichir au lieu de servir ; ils ont fait de leur caste une sorte d'association commerciale privée, pour ainsi dire, dont tous les autres sont exclus, alors qu'autrefois tous ceux qui témoignaient des qualités suffisantes pouvaient être admis dans la caste des brahmanes. Ainsi donc, peu à peu, la civilisation déchut, s'éloignant de ces grandes époques dont il est écrit, dans leur histoire, qu'il n'y avait pas un homme qui ne sût lire et écrire ; elle descendit jusqu'à l'ignorance et la dégradation actuelles.
Et cependant, malgré sa décadence, malgré ses fautes, malgré les mille années écoulées depuis sa conquête, le peuple indou, laboureurs, ouvriers, forment une population beaucoup plus [123] heureuse que la classe correspondante ici. Leurs physionomies sont gaies, leur vie plus joyeuse ; leurs demeures, leurs vêtements, leur entourage, ne sont pas dénués d'une certaine beauté ; plutôt raffinés, leurs moeurs sont douces ; leur attitude peut être comparée, pour la courtoisie et la distinction, à celle des classes élevées d'ici, attitude qui, là-bas, est commune à la masse du peuple. Lorsqu'on les rencontre, revenant de leur travail, on est surpris de les voir souriant, chantant, toujours gais et contents ; sauf quand la famine décime le pays, il n'est pas de population plus heureuse, ni plus satisfaite, ni plus sobre tant est admirable, même dans sa décadence, le grand système social de l'Inde.
Passons au système féodal en honneur en Europe durant tant d'années. La noblesse payait en service le rang et la puissance qu'elle détenait ; les familles les plus anciennes de cette classe occupaient militairement leurs propriétés ; elles étaient tenues de défendre le peuple et en dédommagement de leurs titres de propriétaires, elles n'imposaient aucune taxe au peuple, ni à l'armée, ni à la marine, ni pour les forts élevés sur les frontières ; les taxes frappaient uniquement les haut placés qui, de [124] plus, et en retour des privilèges dont ils jouissaient, devaient être prêts à verser leur sang en cas de danger. En ce temps-là, on appelait la nation : la joyeuse Angleterre. Ce n'est plus aujourd'hui la joyeuse Angleterre.
Oh ! Il y avait de nombreux abus ! Me direz-vous. C'est vrai, mais il n'empêche que la masse était plus heureuse qu'à présent, que la vie était plus gaie, plus radieuse, plus lumineuse que dans notre civilisation du XXe siècle ; les divisions entre les classes étaient moins marquées, l'union entre
elles plus spontanée parce qu'il y avait un système et non cette anarchie commune à notre soi-disant civilisation.
Nous arrivons ici à un point d'une extrême importance.
L'ordre, – même si cet ordre n'est pas parfait, – vaut mieux encore pour l'humanité que le désordre ou que le manque d'organisation, car, d'un côté, l'homme progresse, de l'autre il dépérit. C'est là qu'est actuellement le danger pour notre race. C'est pour les raisons que je viens de vous indiquer, que je disais tout à l'heure que jamais dans l'histoire on n'avait vu divorce aussi marqué entre le devoir et le rang et la puissance. C'est là un mal auquel il s'agit de trouver un remède, c'est là qu'est pour [125] l'Angleterre le noeud gordien à dénouer, c'est là que réside la chance de salut qui lui reste encore. Voyez quelle tournure prennent actuellement les évènements ! Bien ou mal, selon les partis politiques en présence, un effort est tenté en vue de prendre à une classe pour donner à l'autre ; mais prendre par la force, même si cette force est la majorité, voilà qui ne peut établir une paix sociale durable.
Oh ! Vous écrierez-vous ! Qu'on nous débarrasse de la Chambre des Lords ! Et nous ne nous en porterons que mieux. Vous oubliez, en en appelant ainsi à la passion populaire, qu'une partie seulement des membres de la Chambre des Lords sont Lords par hérédité ; tous les autres, c'est vous qui les avez nommés et choisis comme tels ; dans les lettres, les arts, les sciences, pour leur concéder un titre digne de la noblesse de leur âme. Mais vous oubliez que les hommes qui en font partie ont édifié votre Empire et que, dès qu'une personnalité s'élève au-dessus de la masse des concitoyens, c'est dans cette Assemblée que le gouvernement l'envoie, afin qu'elle ajoute son savoir et son expérience au trésor du conseil permanent de la nation. Faites ce que bon vous semblera car c'est à vous qu'appartient le pouvoir, mais [126] rappelez-vous que compter les têtes sans les peser n'est pas toujours le meilleur moyen d'édifier un puissant empire.
Et après tout, que pouvez-vous faire ? Parmi les grandes réformes effectuées quelle est celle qui, en Angleterre, a fait un héros de l'un de ses hommes d'État ? Est-ce celle concernant les pensions accordées aux vieillards ? Je ne nie pas qu'il soit mieux d'avoir cela plutôt que ce qui existait auparavant, mais, après tout, si vous voulez bien écarter le préjugé d'après lequel on trouve naturel que la masse soit vouée à la pauvreté, persisterez-vous à penser que le fait de verser quelques shillings par semaine pour éviter à un vieillard d'entrer dans un Work house soit, de la part de la nation, une compensation suffisante à la force que ce vieillard a dépensée
durant sa jeunesse, au travail qu'il a fourni durant sa maturité, au labeur ingrat et pénible auquel il s'est adonné toute sa vie pour, finalement, succomber par la lutte et le surmenage ? Est-ce là la seule reconnaissance que l'Angleterre doive à ses travailleurs ? C'est-à-dire leur concéder quelques shillings empruntés à cette colossale richesse issue de la production à laquelle ils ont participé ? Non ! Ce ne peut être par quelques réformes ainsi obtenues [127] par les exigences d'un parti, ni par les luttes parlementaires que vous édifierez, dans votre nation, une civilisation qui devrait donner l'exemple à tous les autres pays du monde ; c'est en modifiant, c'est en transformant la mentalité du peuple qu'il deviendra possible d'opérer les changements qui feront de cet Empire ce qu'il devrait être, ce qu'il deviendra peut-être dans le concert des peuples.
Mais, me répondrez-vous, si vous ne voulez pas poursuivre ce but en attaquant les privilèges, en établissant des impôts ici et là, comment vous proposez-vous donc d'arriver à ces changements que tous s'accordent à reconnaitre nécessaires ?
Par le sacrifice de ceux qui possèdent et non par la révolution ou la levée en masse de ceux qui n'ont rien.
La révolution détruit et n'édifie pas.
Les ignorants pourront se révolter, mais ils sont incapables d'édifier.
Ce n'est pas aux miséreux et aux affamés à établir un ordre social permettant à tous de vivre dans la paix et le bonheur, de profiter des loisirs, de la beauté et des délices de la vie. Et si je plaide aujourd'hui cette cause, celle du sacrifice, c'est parce qu'il me semble qu'il existe [128] dans cette nation des choses inestimables qu'une révolution réduirait à néant, c'est-à-dire : les fruits du passé, les coutumes en usage depuis des siècles, la dignité, la grâce, le sentiment de beauté qui fait que la vie est réellement humaine, et non une lutte incessante entre sauvages ennemis. Ces choses qui, aujourd'hui, sont l'apanage d'une seule classe, doivent s'étendre à la nation tout entière. Noire but ne doit pas tendre à abaisser ceux qui se sont élevés, mais à élever ceux qui se trouvent au bas de l'échelle. Il est facile de détruire, mais plus difficile encore de construire. La France actuelle doit être pour vous un exemple des pertes que causent les violences d'une révolution éclatant à la suite de réformes trop longtemps ajournées.
Quels seraient les résultats obtenus si ceux qui sont au sommet de l'échelle sociale, les riches et les puissants, comprenaient que leur situation leur impose des sacrifices, s'ils ne se contentaient pas de vivre dans le luxe et l'oisiveté ? Il s'ensuivrait d'abord que les cerveaux les mieux doués parmi eux, songeraient, au milieu des loisirs que leur donne leur vie indépendante, à dresser les plans d'un ordre social qui remplacerait le désordre actuel, un ordre basé sur la raison et les faits, un ordre [129] auquel ils apporteraient leur connaissance du monde et leur expérience de la vie pratique. Que nous faut-il en effet aujourd'hui sinon un nouvel ordre social, né de la réflexion et non de la lutte, élaboré par la pensée réfléchie et non par les luttes dans le Parlement ou dans les rues. Le politicien vit au jour le jour ; que peut-il quand le parti gouvernemental impose sa volonté dans la nation ? Il ne peut que chercher à tirer le meilleur parti qu'il peut obtenir de son opposant ; il doit repousser aujourd'hui ce qu'il adoptera demain avec le gouvernement. C'est le jeu de va-et-vient des partis. Ce qu'il nous faut, c'est un plan définitif pouvant servir à l'édification complète d'une nation. C'est donc aux cerveaux les plus doués de la classe riche que cette tâche importante incombe.
En considérant ces fortunes colossales, inouïes, acquises au prix du travail de millions d'hommes, on se demande quel est le devoir de ceux qui les détiennent en présence des troubles qui nous agitent aujourd'hui. On peut voir que l'Amérique commence à réaliser ce programme grâce aux vastes organisations qui s'y créent. Quelques-uns d'entre vous se rappelleront peut-être ce que je disais il y a deux ans en [130] parlant des changements à venir 4 ; j'indiquais comme probable, que cette compétition extrême, résultat de ce qu'on appelle Trusts, apporterait, par son exagération même, son propre remède, remède amenant un état de choses meilleur et plus équitable. Or, qu'arrive-t-il à présent en Amérique ? Le propriétaire du plus grand de ces Trusts, concernant la Compagnie de Fer et Acier, conseille au gouvernement américain d'instituer un Ministère de l'Industrie et de nommer ministre de l'Industrie le propriétaire dirigeant actuellement cette compagnie qui, dès lors, dépendrait du Ministère ainsi constitué ; cette Compagnie serait de la sorte placée sous le contrôle de l'État, elle ne serait plus le monopole de quelques-uns qui amassent ainsi d'énormes fortunes. Le promoteur de l'idée donne comme raison qu'une nation ne peut continuer à subsister par cette méthode ruineuse de la concurrence et que le Trust nous met sur la voie en nous montrant comment il est possible d'organiser l'industrie sur des bases beaucoup plus économiques. Il suggère encore que
4 Voir Le Monde de Demain, par Annie Besant. (NDT)
c'est la nation elle-même qui devrait prendre celle initiative, et non la [131] Compagnie ; celle-ci serait nationale et non plus un monopole hostile à l'État.
Voici donc un premier pas très important de fait en vue de transformer la tyrannie de certains en une organisation nationale qui régularisera l'industrie au profit de tous, mettant fin ainsi aux grèves causées par la coopération et l'organisation économique. Tel est dans la vie juste, la voie que les détenteurs de grandes fortunes devraient prendre.
Vient maintenant la question de l'éducation. Le devoir de ceux qui ont acquis leur fortune grâce à la coopération de la nation, en général, est de rendre cette fortune en éduquant les masses qui ont contribué à les enrichir. La chose commence à être mise en vigueur, en Amérique, grâce à de larges dons faits au peuple, dons amassés au prix du travail de ce dernier. Ici, en Angleterre, avant-hier, j'ai vu moi-même quatre personnalités, fort riches, faire un don de deux cent mille livres pour la construction du collège de Reading d'après les plans d'une université. Si cet esprit se répand, si les gens emploient leurs richesses à donner l'instruction au lieu de se complaire dans le luxe et l'oisiveté, alors commencera à régner vraiment cet esprit de sacrifice qui consiste pour [132] l'homme à donner volontairement au lieu de se voir arracher, par la force, ce qu'il possède ; cet esprit de sacrifice qui fait ouvrir et tendre la main pour combler, au lieu d'attendre que la richesse lui soit enlevée par force de loi.
Les manufacturiers possesseurs de grosses fortunes peuvent aussi ce qu'un ou deux d'entre eux ont déjà fait, c'est-à-dire : rendre les conditions d'existence, pour les ouvriers, meilleures qu'elles ne le sont aujourd'hui pour la plupart, en créant partout des cités jardins où les travailleurs peuvent vivre en dehors de la ville et y recouvrer l'énergie épuisée par le travail de la journée, où des jeux sont préparés pour eux, où des champs s'étendent autour de leurs demeures, où des théâtres leur donnent des représentations, où des salles sont installées pour des conférences et des concerts. Là encore se présente une façon de consacrer les grosses fortunes au bien commun et de récolter, en retour, une fortune plus grande, fortune faite d'amour, de reconnaissance, avec la satisfaction d'avoir ainsi contribué à la stabilité de la nation à laquelle on appartient.
De même que nous verrons les cerveaux les mieux doués consacrer leurs loisirs à éclairer, quant au point de vue intellectuel, les problèmes [133] sociaux, que nous verrons les grosses fortunes servir à la réalisation des plans élaborés par les penseurs, de même nous verrons que le devoir des jeunes de la classe riche, sera de chercher un travail utile qui justifiera leur raison d'exister et qui leur permettra d'être les ouvriers volontaires et non rémunérés de la nation. Je n'ignore pas que beaucoup oeuvrent déjà dans ce sens, je n'oublie pas non plus que le sentiment de devoir se fait jour dans les classes dont je parle, mais je déclare ici que personne,  homme ou femme, possédant fortune, santé, loisirs, personne ne doit refuser de consacrer quelques heures à un travail gratuit parmi les individus moins fortunés, de partager avec eux le raffinement et le bienêtre qui sont un cancer, une source de mal, s'ils ne sont pas partagés avec le peuple. Il n'est pas un seul de ces privilégiés qui ne puisse donner un peu de son bonheur eux pauvres. Ils pourraient ouvrir des théâtres où seraient représentées des pièces d'un genre pur et noble, donner des concerts gratuits où l'on entendrait de la bonne musique, non la musique savante qu'un public non entrainé ne peut comprendre mais celle qui, graduellement, élève le gout musical tout en faisant évoluer les facultés artistiques. En agissant [134] ainsi, vous les aiderez, après comme avant leur mort, car vous éveillerez en eux la vie des émotions supérieures, vous les élèverez dans leur humanité. Il conviendrait aussi de fraterniser davantage, dans les sports aussi bien que dans l'instruction. La chose est facile à la campagne où les champs sont largement ouverts ; elle est plus difficile à la ville, mais pas assez pour que des coeurs aimants et des cerveaux solides ne puissent réussir à tourner la difficulté. Si les classes élevées voulaient partager avec le peuple,  il ne s'agit pas ici d'argent,  mais leur coeur, en camaraderie, en amitié, secours, raffinement, culture,  s'ils le voulaient, tout danger de révolution serait écarté, car personne n'aurait l'idée de se soulever contre ceux qui se sont unis au peuple par le coeur, par l'amour, par le service.
Cela comporte un changement dans les pensées, un changement d'idéal ; cela comporte la faculté de comprendre la vie comme n'étant précieuse qu'autant qu'elle est consacrée à rendre service et à faire plus heureux le monde dans lequel nous sommes nés. L'argent, à l'usage, disparait ; mais la connaissance et l'amour se décuplent par le don et le partage que vous en faites avec vos frères en humanité. Si vous [135] avez la science et que vous la partagiez, vous n'en serez pas plus pauvres et vous possèderez d'autant plus de science que vous aurez essayé d'enseigner. En
conséquence, les jouissances intellectuelles et artistiques seront de plus en plus fructueuses, selon le partage que vous en aurez fait à autrui. Donnez des deux mains et vos mains seront toujours pleines car elles ne sauraient demeurer vides de ces présents qui, plus ils sont dispersés parmi les hommes, plus ils reviennent en abondance.
Tel est aujourd'hui, dans son sens mondain, ce que signifie l'esprit de sacrifice.
Mais qu'est-ce qu'un sacrifice ?
En réalité, sacrifice ne signifie pas douleur, mais joie. Ce n'est pas s'oublier soi-même, c'est l'expression même du "Soi". Comme je l'ai déjà dit, vous pensez que le sacrifice est pénible parce que vous le considérez au point de vue du corps. Considérez-le au point de vue de l'esprit éternel, et vous verrez bientôt que les jouissances et les délices qu'il procure sont dans l'acte de donner, que la souffrance réside dans la privation de donner.
C'est en se donnant qu'on réalise le Soi, c'est en donnant sa vie à autrui qu'on trouve le divin en Soi. Mais ce n'est pas un sacrifice, c'est [136] une joie. On éprouve une joie intellectuelle à lire un beau poème ; l'émotion délicieuse lorsqu'on écoute une merveilleuse symphonie est cent fois plus vive, plus exquise, que la nourriture qui entretient notre corps ; or, la joie de l'esprit qui se donne est plus intense encore que celle de l'intellect ou que celle due à l'émotion ; celles-ci sont supérieures à celles du corps, mais la joie de l'esprit leur est, elle, supérieure à toutes, et quand vous aurez senti la joie de donner, que vous aurez constaté que vous vivez d'une vie plus intense, plus réelle, quand vous prodiguez celle-ci au service d'autrui, alors, seulement, vous vous rendrez compte que le plus grandiose des services réside dans la liberté la plus parfaite et qu'en donnant sa vie à ses semblables on atteint cette vie éternelle qui est le véritable Soi dans

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