UNION

LES ENSEIGNEMENTS DES MAITRES DE LA HIERARCHIE

L'ÉVOLUTION DE LA VIE ET DE LA FORME - Par Annie BESANT - 1898

CHAPITRE IV — ÉVOLUTION DE LA FORME

CHAPITRE IV

ÉVOLUTION DE LA FORME


Nous allons tourner maintenant notre attention vers le côté phénoménal de l'univers, c'est-à-dire vers l'ensemble d'apparences variées, visibles ou non pour l'oeil physique, qui nous environnent, car nous devons nous souvenir qu'en principe, les formes se retrouvent à tous les stades de l'univers manifesté et que, quand on emploie cette expression "le monde sans formes", le qualificatif "sans formes" est exact, mais seulement par rapport aux mondes inférieurs à celui auquel il s'applique. Tous les mondes supérieurs sont en effet "sans formes" quand ils sont regardés d'en bas, c'est-à-dire avec les organes appropriés à la perception dans les mondes inférieurs ; mais pour quiconque a développé en soi la faculté de répondre aux vibrations de tous les mondes de manifestation, chacun de ceux-ci apparait comme peuplé de formes et non pas comme dépourvu de formes. Partout "manifestation" implique forme, quelque subtile que soit la matière dont elle se compose d'ailleurs ; vous devez vous rappeler ce que dit le Vishnou Purâna : "La caractéristique unique, [132] toujours présente, de la matière est l'extensibilité, c'est-à-dire la capacité de prendre forme, de se fixer suivant un contour déterminé."
Avant que nous entrions dans les détails de l'évolution, je vous demanderai de garder présents à l'esprit un ou deux grands principes indispensables, car nous ne parviendrons jamais à nous orienter au milieu de la complexité des détails, si nous les envisageons comme une série de détails isolés. Il est nécessaire de les répartir entre un certain nombre de principes fondamentaux et ensuite, quand ces principes seront clairement arrêtés dans notre esprit, nous pourrons aisément rapporter, en quelque sorte, par la pensée chaque détail dans sa case propre.
Nous n'aurons aucunement à revenir ce matin sur la triple division de la vie en cours d'évolution, le sujet si complexe que j'ai traité hier. Pour notre tâche présente, nous pouvons considérer la vie comme une unité, appeler la Vie Divine "Ishvara" – et la réflexion de cette Vie dans l'homme, le "Soi". Nous nous en tiendrons donc à ces deux termes pour éviter toute confusion : "Ishvara" pour la Vie Divine, source de l'évolution ; et "Soi" pour la vie humaine, qui graduellement évolue. Sans reprendre aucune des subdivisions que nous avons eues à examiner hier à propos de la vie, la distinction de ces deux termes nous est toutefois indispensable, afin de voir comment les formes sont moulées et, si je puis dire, à quel principe nous devons reporter leurs modifications spéciales. [133]
La seconde idée dont nous devons nous pénétrer est la distinction des fonctions respectives de ces sources de vie : l'une, agissant à travers la totalité du Cosmos et par suite atteignant l'homme comme part de ce Cosmos ; l'autre, agissant dans l'homme en tant qu'individu, au cours des premiers stades, puis dépassant à la fin l'individualité.
La vie grandiose d'Ishvara, quand elle s'épanche pour édifier l'univers des formes, s'exprime, comme nous l'avons vu, par une certaine série de vibrations, et chaque modification d'une forme est le résultat d'une impulsion transmise, au moyen de vibrations, par la vie qui intérieurement la vivifie. Ce qui nous frappe le plus dans cette manifestation d'Ishvara, c'est l'indicible patience qui y préside : nous sommes impatients de voir les effets ; Lui, jamais. Nous sommes impatients de voir les effets, parce que, limités par le temps, nous désirons ardemment assister au résultat de nos actions ; Lui, qui est éternel, est ineffablement patient : Il s'attache à obtenir la perfection, indifférent à la durée du temps qu'elle prendra à évoluer ! Cette patience est absolument nécessaire pour l'évolution des formes ; si nous y réfléchissons bien, nous voyons que toute impatience dans l'évolution des formes entrainerait leur rupture prématurée, la forme est relativement rigide en effet, en comparaison avec la vie ; si la vie vibre avec une trop grande rapidité pour la forme qu'elle a tâche d'évoluer, celle-ci volera en éclats sous l'effort de ces vibrations. Laissez-moi vous donner un exemple très ordinaire [134] pour vous montrer ce que je veux dire : un tube de verre, un simple verre de lampe, si vous voulez, vibre en donnant une certaine note ; si cette même note est produite à proximité du verre de lampe, vous entendrez résonner à la fois la note émise indépendamment du verre et cette même note reproduite par le verre ; possédant en lui la propriété de donner la même vibration, le verre a vibré en réponse aux vibrations du son, émis et a reproduit la même note. Si vous augmentez l'intensité de cette note, si, reproduisant les mêmes vibrations avec une force croissante, vous dépassez les limites dans lesquelles le verre peut répondre, votre verre éclatera en pièces, brisé par l'effort qu'il a fait pour répondre aux vibrations au-delà de sa limite d'élasticité.
Ce n'est là qu'une simple image, mais elle n'est pas moins exacte pour chacun des mondes de formes. Si Ishvara émettait des vibrations trop rapides ou trop subtiles pour que les formes qu'Il vivifie puissent y répondre,
ces formes seraient mises en pièces et leur évolution serait interrompue ; il faudrait alors que la nature recommence à construire des formes similaires, pour atteindre de nouveau le point qu'elle avait déjà atteint précédemment. Cette patience d'Ishvara est la première chose qui nous frappe, quand nous étudions l'évolution des formes. Combien les changements sont lents et les modifications graduelles ! Combien de milliers de formes sont successivement assumées pour mener à bien l'évolution de chaque vie ! De l'une à l'autre, quels changements infimes, [135] presque imperceptibles, bien que si considérables cependant, quand on les envisage en masse ! C'est là le premier principe à retenir.
Un autre principe important est l'action double, l'action parallèle d'Ishvara et du Soi qui évolue. Ishvara est présent dans le Soi de l'homme qui est formé en Lui ; dans les stades primitifs, chaque impulsion évolutive provient directement de la vie d'Ishvara et, à mesure qu'Il façonne extérieurement la forme, Il fortifie graduellement le centre qu'Il édifie à l'intérieur. Son but est de faire ce centre à Son image, de l'amener à se suffire à soi-même, mais il faut d'énormes périodes de temps pour cette construction. À mesure qu'Il façonne les formes, Il édifie le centre ; à mesure qu'Il l'édifie, à mesure que ce centre devient de plus en plus actif et apte à répondre aux vibrations qu'Il lui transmet du monde extérieur, il commence à manifester quelque peu d'activité de lui-même et à émettre les vibrations pour son propre compte, si je puis dire. Plus cette double action s'exerce dans la forme, plus ce centre en voie d'évolution augmente son contrôle sur la forme dans laquelle il évolue. À mesure que ce pouvoir de contrôle se développe et croit, Il retire de plus en plus l'énergie directrice qu'Il imprimait en tant qu'Ishvara ; l'énergie puisée en Lui commence dès lors à agir quasi indépendamment dans le centre séparé qu'Il a construit, jusqu'à ce que ce centre Le reflète Lui-même à la fin et atteigne l'existence en soi par la vie même qu'il a tirée de-Lui.
Si cette conception est quelque peu abstraite, [136] laissez-moi vous la présenter à nouveau sous une forme concrète ; il est un symbole que les sages ont continuellement repris pour exprimer cette merveille, la vie maternelle d'Ishvara façonnant une image de Lui-même et donnant à cette image la possibilité de la vie indépendante : c'est le symbole de la mère qui porte son enfant dans son sein. Aussi longtemps que la vie de la mère passe à l'enfant qui se forme en elle, transmettant à cette forme nouvelle tous les aliments nécessaires à sa vie en formation, la vie tout entière de l'enfant dépend de celle de la mère, et le courant vital qui l'alimente est prélevé sur
sa propre vie à elle. La construction se poursuit, se poursuit sans cesse, jusqu'à ce que le nouveau centre de vie se soit affermi, mais, tant que ce centre ne peut se soutenir par lui-même au sein des vibrations du monde extérieur, il n'est pas donné à la forme nouvelle, avec la vie qui l'anime, d'entreprendre sa carrière indépendante. La vie d'Ishvara, maternelle, nourricière, enveloppe de même les enfants de Son amour, Il les alimente pareillement, Il les édifie lentement en Lui-Même à travers le cours des âges, jusqu'à ce qu'ils soient capables de maintenir leur propre centre dans la vie sans limites de l'Être Unique et Suprême. C'est là un second principe dont il sera bon de vous souvenir sans cesse, au milieu des détails de l'évolution de la forme.
Voici enfin un troisième principe, qui se subdivise en deux, et l'exposé de nos principes fondamentaux sera suffisamment complet : il y a trois aspects, [137] nous nous en souvenons, que le Soi doit développer à mesure qu'il évolue. À cette notion, nous devons joindre la compréhension de la nature de ces aspects, quand ils sont extériorisés, car hier, faute de temps, nous n'avons pas déterminé avec toute la précision désirable la caractéristique extérieure de chaque aspect de vie. Comme ces aspects modifient l'évolution des formes, la forme ne peut être comprise, avant que n'aient été comprises ses relations avec les aspects de la vie.
Nous savons déjà que l'homme est appelé à manifester Connaissance, Béatitude et Être. Quand l'évolution atteindra des stades ultérieurs, ces attributs apparaitront, en tant que pouvoirs ou facultés, dans le monde des formes, et la forme deviendra capable alors d'exprimer ces pouvoirs de la vie en évolution : la Connaissance, manifestée à travers la forme, a comme pouvoir l'intelligence ; de même, la Béatitude a l'amour, et l'Être a l'existence. On peut exprimer ceci différemment et dire que les aspects fondamentaux se manifestent en tant que pouvoirs de l'intelligence, de l'amour et de l'existence ; autrement dit encore, la nature de l'intelligence est Connaissance, la nature de l'amour est Béatitude, la nature de l'existence est l'Être. L'intelligence, l'amour et l'existence de nos mondes sont manifestations de la Connaissance, de la Béatitude et de l'Être, du Soi. Chacun de ces termes représente un aspect extérieur du Soi, comme son corrélatif représente l'aspect intérieur, et ces natures caractéristiques cherchent dans la forme leur expression. La vie [138] d'Ishvara et celle du Soi cherchent pareillement leur expression dans le Cosmos et dans l'individualité. Dans le Cosmos, elles constituent les plans de l'univers manifesté, les cinq plans sur lesquels se déroule notre évolution : ce qui se manifeste en tant qu'existence, le pouvoir de l'Être, a pour forme l'Akâsha du règne le plus élevé ; ce qui se manifeste en tant qu'amour, le pouvoir de la Béatitude, a pour forme matérielle Vâyou ; ce qui se manifeste en tant qu'intelligence, le pouvoir de la Connaissance, a pour forme Agni. Ces trois tattvas sont les trois manifestations fondamentales dans la forme ; les deux autres sont de simples reflets. Ce qui est l'amour se reflète dans une forme inférieure de matière, – la matière plus dense de Varouna, – il prend alors, l'aspect de la passion et devient kâma. Ce qui est l'existence se reflète dans la forme plus dense encore de Prithivî et manifeste ce que nous appelons la réalité objective. Observez avec quelle symétrie ces plans se correspondent les uns aux autres.
Imaginez une montagne, reflétée par un lac. Si vous gardez cette image bien présente à l'esprit, vous saisirez exactement comment se produit la réflexion dont nous venons de parler. Il n'y a point de réflexion de l'intelligence, parce qu'elle est la qualité centrale ; l'intelligence est en effet au centre des cinq qualités énumérées plus haut, dont deux se trouvent au-dessus et deux au-dessous. Si nous regardons en haut, vers les régions supérieures, nous voyons l'amour et l'existence se manifester comme pouvoirs de Béatitude et de [139] l'Être : c'est pour ainsi dire la montagne. Jetez les yeux maintenant sur le reflet dans le lac ; le milieu de la montagne a son image au milieu même du reflet dans le lac, la rive est la ligne qui sépare l'objet de son image et représente l'intelligence ; plus bas, au milieu de l'image, nous trouvons la réflexion de l'amour qui se manifeste en tant qu'émotion et désir ; dans les dernières profondeurs du lac, nous verrons engin le reflet du pic le plus haut, l'existence d'en haut, le pouvoir de l'Être réel qui se reflète en bas sur le plan de la matière physique, et produit cette existence illusoire que l'homme appelle réelle. Retenez cette image, car le principe de la réflexion en bas, de ce qui est en haut est une des clés de la compréhension à la fois de ce qui est en haut et de ce qui est en bas. Il vous aidera à comprendre pourquoi l'amour émotionnel se transpose en dévotion et comment, dans cette transmutation de l'émotion en cette forme plus haute de l'amour qu'est la dévotion, il passe du plan kâmique au plan bouddhique caractérisé par la Béatitude. Il vous expliquera de même pourquoi l'action, qui est l'illusion par excellence, prend pour nous le sens de la réalité ; elle nous donne ce sentiment de réalité particulièrement définie, parce qu'elle est la réflexion du réel, de l'existence même dont elle est la forme inférieure !
Tels sont les principes : essayons maintenant d'en suivre l'application dans notre étude de l'évolution de la forme. Si vous vous attachez fermement aux principes, l'étude du détail, des formes, [140] vous semblera moins confuse, moins complexe, moins difficile ; vous ne vous égarerez plus au milieu des arbres, quand vous aurez une fois jeté un coup d'oeil, de haut, sur la forêt dans son ensemble. J'ai entendu jadis le professeur Huxley employer cette comparaison pour donner une image des principes et des détails, et c'est en vérité une image suggestive.
Nous commençons donc l'étude détaillée de l'évolution de la forme. Cette évolution est comparable à un grand cercle, dont le tracé, commencé de haut en bas, s'achève de bas en haut ; il y a une grande différence entre l'arc descendant, moitié du cercle total, et l'arc ascendant, son autre moitié. Dans le premier, l'arc descendant, Ishvara confère qualités et attributs ; dans le second, l'arc ascendant, il façonne qualités et attributs en véhicules : telle est la grande différence entre l'arc ascendant et l'arc descendant. Dans l'arc descendant, la matière s'approprie des qualités ; dans l'arc ascendant, la matière est façonnée en véhicules, en enveloppes ou corps, selon le terme que vous préfèrerez. Un processus de différenciation se poursuit jusqu'à un certain point, puis, après un temps déterminé, les matériaux spécialisés sont assemblés, combinés en un véhicule, en une unité organisée prête à servir de tabernacle au Soi.
La différenciation se produit d'abord, et le premier pas en ce sens consiste à conférer des qualités à la matière. Laissez-moi vous rappeler, en raison même de la difficulté du sujet, qu'on [141] appelle tattvas les formes fondamentales de la matière ; laissez-moi vous rappeler, une fois encore, ce passage du Vishnou Pourâna où il est établi que le tanmâtra du son produit Akâsha, autrement dit qu'une modification de la conscience d'Ishvara produit cette forme déterminée de matière que nous appelons l'atome d'Akâsha ; cet atome a pour enveloppe une simple pellicule de matière très subtile et renferme comme force interne la vie vibrante d'Ishvara. On nous enseigne ensuite que Akâsha engendre 37 un autre tanmâtra, qui est le toucher, et qui, tout à la fois enveloppé et pénétré d'Akâsha, produit la pellicule de matière plus dense appelée Vâyou, les deux tanmâtras et l'Akâsha constituant la force génératrice de ce nouvel atome.

37 Voir premier chapitre, page 35 et suivantes. (NDT)

Ce processus se répète tout au long des cinq stades, si bien que, quand nous atteignons le plan physique, nous y rencontrons un atome qui présente une paroi de matière plus dense, à l'intérieur la vie involuée et à l'extérieur le champ magnétique composé des tanmâtras supérieurs et de leurs enveloppes atoniques : l'atome de Prithivî consiste donc en son propre tanmâtra, plus la matière et la vie d'Apas, la matière et la vie d'Agni, celles de Vâyou et celles d'Akâsha ; de telle sorte que, sur le plan physique, l'atome physique représente une masse de cinq sphères qui s'interpénètrent, une masse dans laquelle sont présentes, en tant que vie, la matière et la vie tout [142] ensemble des mondes plus élevés, tandis que l'enveloppe ou paroi de l'atome physique manifeste seule les caractéristiques du monde physique.
On ne saurait exprimer toute l'importance de ce fait pour l'évolution : en effet, chacune de ces enveloppes ou koshas 38 (l'étudiant védantin les appelle ainsi, et en fait il n'y a pas de meilleur terme) existe à l'état latent dans l'atome physique et autour de lui et, pendant l'évolution ascendante, chacun d'eux devient actif, se fortifie à mesure que l'évolution progresse, toutes les enveloppes étant vitalisées l'une après l'autre. Comment ces koshas pourraient-ils, en nous-mêmes, apprendre à répondre aux vibrations de la vie en évolution, si chacun d'eux n'existe en nous à l'état latent, attendant d'être appelé à l'activité ? La possibilité de ce fait a son origine dans la constitution même de l'atome, avec toutes ses sphères de vie et de matière qui s'interpénètrent, avec ses enveloppes internes et externes. Ce n'est pas la seule notion acquise ; à mesure que cette conception devient plus claire, nous apprenons à comprendre une sentence qui nous a souvent embarrassés jadis : "L'esprit est privé de connaissance sur le plan de la matière." Qu'est-ce que cela signifie ? L'esprit, l'essence même de la conscience, [143] privé de connaissance et impuissant sur le plan de la matière ? Et pourquoi ? Parce que, si vous entendez ici par "l'esprit" le pur esprit, il est dépourvu des enveloppes intermédiaires qui permettent aux vibrations de la matière d'arriver jusqu'à lui ; sans elles, il est effectivement incapable de recevoir les vibrations du monde matériel et d'y répondre ; il demeure inconscient de leur existence même, faute d'un pont qui permette aux vibrations de passer pour affecter la vie. Ce n'est là en définitive qu'une déclaration extrêmement simple de Mme Blavatsky, et c'est cependant une de celles que j'ai entendu contester à maintes et maintes reprises comme dépourvue de sens. "… Comment en effet la conscience pourrait-elle être
inconsciente dans une région quelconque ?" Un peu plus de compréhension nous eût rendus moins prompts à condamner ceux qui savent plus que nous ! Nous aurons recours à cette idée pour nous aider à concevoir comment l'évolution peut avoir lieu.

38 Voir pour les Koshas et Tanmâtras l'exposé du système védantâ dans le célèbre ouvrage classique de Colebrooke, Essai sur la philosophie des Indous, traduit par Pauthier, Paris, Didot, 1833. (NDT)

Voyons maintenant comment Ishvara confère les qualités sur l'arc descendant dont nous avons parlé ; les qualités conférées dépendront naturellement de la nature des vibrations qu'Il émet et de la matière qui leur répond. Quant à l'exactitude de cette proposition que "des vibrations différentes impliquent des manifestations différentes", je me réfèrerai pour l'appuyer à la haute autorité de sir William Crookes ; il a publié (il y a deux ou trois ans, je ne me rappelle plus à quelle date exactement ; en 1896, je crois ?) une [144] table de vibrations 39, limitée bien entendu au monde physique ; cette table, fort intéressante, donnait une série de vibrations classifiées, désignait celles que la science a pu enregistrer et qui produisent les phénomènes acoustiques, lumineux, électriques, etc., le degré de rapidité vibratoire caractéristique de chacune d'elles, la détermination des milieux plus ou moins subtils propres à les transmettre en produisant une impression, recueillie en nous en tant que sensation et provoquant une réponse ou expression.
Tel est le principe général que j'applique en ce moment à notre système dans son ensemble ; toute matière est capable de transmettre des vibrations dont le degré de rapidité dépend de sa densité propre ; Ishvara émet des vibrations, et la matière manasique, par exemple, entre dans un état vibratoire correspondant ; elle forme des ondes dont la fréquence ou le rythme est identique à celui de l'impulsion vitale émanant de Lui, identique bien entendu dans la mesure où elle est capable de répondre, car cette matière est comprise entre des limites déterminées par sa subtilité d'une part et par sa densité de l'autre. La limite de subtilité est l'atome du plan, sa limite de densité est l'agrégat le plus compact [145] de ces atomes formant le solide le plus dense du plan.

39 Discours à la Société des Recherches psychiques de Londres, Allocution présidentielle. Une traduction a été publiée dans les Annales des Sciences psychiques du docteur Dariex (Alcan, édit.) et aussi dans le Bulletin de la Société astronomique de France (mars 1898) sous le titre Autres mondes, autres êtres. (NDT)

Si nous prenons pour un instant comme exemple le plan physique, nous y trouvons des solides, des liquides, des gaz, un éther, un éther plus subtil, un autre éther enfin plus subtil encore, et des atomes. Les cinq états de matière inférieurs sont en relation avec les cinq sens de l'homme, parce que ceux-ci sont actuellement développés sur le plan physique ; ils correspondent aux organes des sens et aux sens qui agissent par leur moyen ; ainsi que les noms des tanmâtras eux-mêmes le suggèrent, le solide correspond à l'odorat, le liquide au gout, le feu à la vue, l'air au toucher, et l'Akâsha à l'ouïe. Cette énumération n'est pas présentée dans l'ordre consacré par la science occidentale, mais je n'ai pas le temps de détailler ici le pourquoi de ces différences, de vous montrer comment l'observation tout extérieure de la science échoue, parce qu'elle est incapable de franchir les limites des sens pour pénétrer dans un champ d'investigation plus subtile. En étudiant notre Vâyou et notre Akâsha, le savant moderne les confond, son air d'autre part est notre Agni, etc.
Ces sens et leur évolution appartiennent à l'arc ascendant ; dans l'arc descendant, Ishvara confère seulement à la matière le pouvoir de répondre à ces vibrations particulières, et ces vibrations sont en relations, sur le plan physique, avec les subdivisions que je viens de mentionner, car les états divers de la matière, solides, liquides, gaz, [146] éthers, etc., correspondent, dans les organes sensoriels, aux sens eux-mêmes.
Commençons notre étude, sur le plan mental, par l'Intelligence, et laissons à part les deux plans supérieurs de l'Existence et de l'Amour. Dans l'arc descendant, Ishvara émet des vibrations pour inciter la matière du plan mental à répondre, et les vibrations auxquelles cette matière répond (une catégorie déterminée de vibrations comprises entre certaines limites) sont appelées vibrations mentales ou intellectuelles. Vous demanderez peut-être pourquoi ce nom ? Pour la même raison uniquement qui, dans les tables de Sir William Crookes, fit distinguer, à l'aide de noms différents, les diverses classes de vibrations qui produisent le son, la lumière, etc., c'est-à-dire eu vue de ranger dans la même catégorie, sous un nom commun, celles comprises entre les mêmes limites de puissance vibratoire ; entre certaines limites, les vibrations affectent l'éther, produisant "la lumière", et impressionnent l'oeil ; de même, les vibrations comprises entre certaines autres limites de fréquence affectent la matière du troisième plan, et, quand elles sont recueillies par un organe apte à les faire converger en un centre, opération qui donne naissance à la Soi-Conscience, nous appelons l'organe "le mental", et l'opération exercée à travers cet organe "l'Intelligence". Le nom en lui-même est arbitraire sans doute, ni plus, ni moins cependant qu'aucun autre nom ; nous définissons ces vibrations mentales, exactement comme une certaine catégorie de vibrations éthériques [147] est définie "lumineuse", comme l'organe apte à les concentrer est appelé "oeil", et l'action effectuée par l'oeil "vision". À moins de renoncer à la parole, il nous faut bien faire usage de noms pour définir les diverses classes de phénomènes ; c'est ainsi que nous employons le mot "mentales" ou "intellectuelles" pour définir une catégorie de vibrations qui agissent sur une sorte de matière déterminée, matière dont est précisément formé, dans l'évolution ascendante, l'organe que nous appelons le "Mental".
D'une manière analogue, nous appelons "sensorielles" les vibrations qu'Ishvara émet dans la forme de matière suivante par ordre de densité, qu'on appelle Apas ou "astrale". Il leur départit la propriété de répondre au plaisir et à la peine et, tandis qu'Il effectue cette descente rapide, sur chaque plan, Il appelle à une existence nouvelle des Dévas ou Êtres qui ont pour manifestation caractéristique la qualité de leur plan propre ; ainsi les Dévas du plan mental ont pour qualité essentielle l'intelligence ; les Dévas du plan immédiatement inférieur ont pour qualité principale la sensibilité ou pouvoir de sentir ; ceux du plan le plus bas enfin ont comme propriété principale le pouvoir d'agir, l'activité. Chaque classe de Dévas manifeste spécialement les qualités de son plan et, par le fait même que ces Dévas incorporent dans leur Être la matière du plan sur lequel ils vivent, ils aident à son évolution. Ils assimilent en effet cette matière, l'utilisent, et par là la développent, puis ils la restituent au réservoir [148] général, exactement comme l'homme incorpore la matière physique, l'emploie dans son organisme et la restitue au monde physique. Quand ce processus s'est répété sans relâche au cours des âges, un moment arrive où la totalité de ce genre de matière que nous appelons "mentale", ayant traversé les corps de ces Dévas, a contracté une tendance à répondre aisément aux vibrations de l'intelligence et se trouve désormais prête à être façonnée pour constituer le corps mental d'un homme. La matière du plan astral sert à former les corps des Dévas de ce plan jusqu'à ce qu'elle ait acquis une tendance de mieux en mieux définie à répondre au plaisir et à la peine, quand des impacts l'impressionnent ; elle devient ainsi propre à servir à composer des corps pourvus de sens sur le plan inférieur. La descente rapide d'Ishvara met de la sorte à l'oeuvre, sur chaque plan, des Dévas qui lui correspondent, et prépare ainsi les chainons intermédiaires qui opèreront la construction des formes.
Le principe central de cette construction est que chaque Déva édifie des formes avec la même matière dont son propre corps est composé. Préparée par cette évolution antérieure, pourvue de propriétés à l'état latent, qui ont été développées au cours de la descente de la vie d'Ishvara, dans l'arc ascendant, la matière est agglomérée en formes déterminées, corps de plantes, d'animaux ou d'hommes ; des véhicules déterminés sont ainsi organisés, au moyen desquels la conscience la plus haute peut communiquer avec le monde [149] le plus inférieur et en recevoir les vibrations.
Après avoir embrassé d'un coup d'oeil la descente, examinons maintenant l'ascension. Chaque germe de matière est désormais pourvu de certaines qualités, chaque atome physique a une série d'enveloppes qui l'entourent en s'interpénétrant ; l'enveloppe de matière astrale avec sa faculté de répondre à la sensation, l'enveloppe de matière mentale avec sa faculté de répondre aux vibrations intellectuelles, aussi bien que les enveloppes (si on peut les appeler ainsi) de matière correspondant aux deux plans supérieurs, Amour et Existence, enveloppes qui n'entreront pas en activité avant bien, bien longtemps ; tout est là.
Ishvara entreprend donc le grand stade de maturation dont j'ai parlé, la constitution d'un centre, et son premier ouvrage consiste à façonner cette matière toute préparée en formes physiques, avec le concours de tous les Dévas du plan physique, prêts à agir comme agents sous Son impulsion et sous la direction du chef des Dévas du plan physique ; tous ces innombrables agents intermédiaires sont nécessaires, car les formes sont innombrables et chacune d'elles doit être laborieusement façonnée.
La formation des corps physiques débute par la construction des minéraux ; quand un corps minéral est formé, un cristal par exemple, cristal d'un élément ou d'un sel, une forme déterminée est construite par un Déva du plan physique : il y emploie la substance de son propre corps et de la matière du plan physique de nature similaire à la sienne, puis il commence à modeler ces [150] formes de cristaux. Il les construit sur le modèle de l'énergie vitale, émanée d'Ishvara Lui-même, selon ces lignes que la Science appelle "les axes du cristal" ; des lignes "imaginaires" ; imaginaires ? Oui sans doute, mais issues de l'imagination créatrice d'Ishvara, infiniment plus puissante que la matière qu'Il façonne ! Cette matière inférieure obéit à l'imagination créatrice du Seigneur, et ces lignes imaginaires régissent le modelage du cristal que le Déva construit. Tyndall ne croyait pas à l'opération des Dévas et cependant, dans une conférence qu'il fit sur les cristaux devant un auditoire populaire à Manchester, il déclara que, quand il cherchait à se représenter la construction d'un cristal, il se surprenait à imaginer de menus architectes à l'ouvrage, ajustant des atomes avec une précision rigoureuse, déployant toute l'intelligence et tout le savoir-faire dont un architecte humain peut faire preuve pour construire un édifice. Tyndall disait plus juste qu'il ne pensait. Son imagination rendait à la vérité un témoignage plus clairvoyant qu'il ne s'en rendait compte ; c'est en effet le privilège de l'homme de génie passionnément attaché à la vérité (comme Tyndall qui était prêt à rompre toutes les attaches des dogmes plutôt que de trahir sa conception de la vérité), d'avoir des aperçus intuitifs inconscients sur la vérité qu'il cherche, de sorte que ses paroles renferment une signification plus profonde que lui-même n'imagine ! Tyndall était sage quand il recommandait ce qu'il appelait "l'essor scientifique de l'imagination", car cette faculté [151] de "l'imagination" est extrêmement utile ; ne coupez jamais les ailes de votre imagination, quand vous êtes plongés dans votre ouvrage scientifique, car il pourra souvent arriver qu'elle vous fasse entrevoir des vérités que vous n'eussiez jamais découvertes sans son aide !
Nous venons de voir comment les Dévas agissent pour construire les cristaux. Ces cristaux possèdent certaines qualités remarquables ! Le professeur Japp nous apprend que certains d'entre eux dévient d'une façon particulière un rayon de lumière polarisé 40 41 ; il ajoute qu'il existe, en certaines de ces formes cristallines, un pouvoir directeur parent à quelque degré de l'intelligence dans l'homme ; il est bien parent en effet de l'intelligence humaine, puisque celle-ci en est, en quelque sorte, le descendant et développe sous nos yeux les pouvoirs hérités de ce parent lointain ! La construction se poursuit dans le règne minéral tout entier à travers de longues périodes, auxquelles nous ne pouvons nous attarder ; elle donne graduellement à la matière le pouvoir de changer de forme, dans des limites de plus en plus étendues, sans perdre sa cohésion ; c'est là ce qu'on appelle plasticité ou pouvoir de changer de forme [152] sans désintégration. La matière acquiert aussi ce que la Science appelle élasticité 42.


40 Polarisation rotatoire liée à l'hémiédrie cristalline, c'est-à-dire à la suppression de certaines facettes causant ainsi une dissymétrie moléculaire. Voir les travaux de Pasteur sur les acides tartrique et racémique dans les traités de Physique. (NDT)
41 Voir également Revue Théosophique française, juin 1901, l'article intitulé : "Phénomènes de vie dans les cristaux. – Une visite au professeur von Schoen" (NDT)
42 Qu'est-ce que l'élasticité ? Ce n'est pas seulement la propriété des corps susceptibles d'allongement, comme pensent les gens qui appellent une chose élastique quand elle peut se distendre à la façon du


À mesure que la vie se développe, l'équilibre des éléments dont se compose la forme devient de plus en plus instable, tandis qu'en même temps 43 la cohésion de cette forme en général augmente. Quand nous passons aux formes les plus hautes, au corps humain par exemple, nous y rencontrons, à un degré plus élevé que dans aucune autre forme, le pouvoir de maintenir la position centrale, joint à plus de plasticité et d'élasticité à la fois ; c'est pourquoi l'homme peut s'acclimater au froid des régions polaires, à la chaleur des tropiques et de l'Équateur, sans qu'ils détruisent son corps, comme aucun animal inférieur ne pourrait le faire ; c'est dire qu'il a le pouvoir d'accommoder son corps physique aux conditions extérieures à un bien plus haut degré qu'aucune autre forme.
Revenons au règne minéral, que nous avions abandonné un moment, et voyons le stade suivant [153] de son évolution ; Ishvara peut maintenant distendre et modifier ses matériaux un peu plus qu'il n'était précédemment possible de faire, sans les réduire en pièces. Il commence alors à façonner les formes du règne végétal et, là encore, il dispose des axes directeurs pour leur croissance, des axes aussi "imaginaires", aussi réels eu vérité par leur puissance directrice que dans le cristal ; ils n'y sont pas toujours aussi faciles à discerner, mais ils n'en sont pas moins là. Toute la matière végétale est rapportée et assemblée suivant ces axes, et la classification naturelle des plantes est largement déterminée par les relations numériques existant entre les diverses parties. Ainsi la loi des nombres détermine la forme.
À mesure que la matière devient plus plastique et prête plus aisément à la vie qu'elle enclot, on voit éclore l'aurore de la sensation dans les représentants supérieurs de ce règne. Ce phénomène est dû à la vivification, qui commence à se produire dans l'enveloppe immédiatement supérieure à l'enveloppe physique, composée de matière dite "astrale", de cette matière qui tend à faire partie du "manomaya kosha" des Védântins ; nous y remarquons une sensibilité, une faculté sensorielle, bien minime dans le monde végétal, mais présente cependant et beaucoup plus développée déjà, quand le végétal possède une expérience prolongée de la vie séparée. Prenons pour exemple un arbre centenaire et voyons à quel degré nous
caoutchouc. Un corps élastique au sens courant du mot peut n'être pas un corps élastique au point de vue scientifique ; c'est ainsi que le verre, si étrange que cela puisse paraitre, est beaucoup plus élastique que le caoutchouc, et cependant le verre ne se distend pas, le verre est cassant ! L'élasticité, suivant sa définition exacte, est la propriété de recouvrer la forme originale après déformation, et c'est cette propriété que la matière acquiert graduellement. (Note de l'auteur.)

43 Voir l'Anatomie expérimentale de GASTON BONNIER. (NDT)

trouverons en lui la sensation naissante, ou même des rudiments de qualités mentales, bien que j'ose [154] à peine risquer le mot. Dans cet arbre, la vie répond aux vibrations reçues de l'extérieur, causées par le froid et la chaleur, par le vent et la pluie, par le soleil et la tempête, et, quand son enveloppe physique est édifiée, complètement développée par les Dévas qui s'y emploient, la matière éthérique de cet arbre est constamment mise en vibration par les changements de température, de clarté, de conditions électriques, etc. Les vibrations des éthers qui pénètrent le corps physique sont transmises au sous-plan atomique, et comme les atomes du plan physique ont leurs spires faites avec la matière la plus dense du plan d'Apas ou matière astrale, un léger tressaillement est imprimé à la matière la plus dense du plan astral, d'où il résulte un faible mouvement de l'arbre, auquel la vie intérieure répond par une sensation, sensation diffuse, massive en quelque sorte, de plaisir et de peine.
Quand vous traversiez une forêt, n'avez-vous jamais senti comme si la nature jouissait du rayonnement du soleil ? Cette sensation de plaisir se manifeste d'une façon beaucoup plus frappante encore quand la saison chaude touche à sa fin, quand les premières pluies rafraichissent le sol altéré, quand la végétation presque desséchée propage un frémissement conscient de joie, de vie renouvelée. Les arbres eux-mêmes et les buissons se réjouissent quand vient la pluie, messagère de vie et d'espérance ! À ce moment, nous reconnaissons que le monde végétal est doué de sensibilité, bien que ses sensations soient obtuses [155] et diffuses, ou comme on dit, "d'un caractère massif".
Vous m'excuserez Si j'ouvre ici une parenthèse, pour vous signaler dans ce fait une des raisons qui nous créent vis-à-vis du monde végétal le devoir de ne pas infliger inutilement à sa sensibilité naissante la sensation de souffrance ; nous vivons trop insouciants, mes Frères, dans un monde où tout vit, où n'existe pas un atome qui soit mort, et cette constatation est tout particulièrement triste dans ce pays où exista jadis un si profond respect pour la vie. Ce respect, hélas ! est en voie de disparaitre ; vous oubliez aisément que toute vie est manifestation d'Ishvara, que la faculté de répondre que possède la forme dépend du stade qu'Il a atteint dans les degrés inférieurs de la Soi-Évolution. Aux temps anciens, quand un homme prenait des aliments, je me souviens avec quelles actions de grâce il s'approchait de cette nourriture, parce qu'elle sacrifiait sa vie pour alimenter la sienne. Quoique les végétaux dont il se nourrissait ne possédassent pas les facultés sensorielles délicates que nous rencontrons dans l'animal, bien qu'ils fussent limités aux sensations minimes du monde végétal, malgré tout, l'Indou s'en approchait avec respect, il les recevait avec amour et gratitude, comme un sacrifice fait en sa faveur : cette vie inférieure se donnait à lui pour contribuer à son développement ! Aujourd'hui, cette douce gratitude est si bien perdue pour beaucoup d'Indous qu'ils font peu de cas du sacrifice de la vie, non pas [156] seulement dans le règne végétal, mais même des formes infiniment plus sensibles qu'Ishvara a développées dans le règne animal de son monde ! Il se trouve des hommes, conformés extérieurement comme des Indous, ayant leur couleur, leur forme, leur visage, qui se glorifient de descendre de l'antiquité, qui dans leur esprit s'estiment supérieurs aux races occidentales et ces hommes oublient la vie du Soi omniprésent dans la création sensible, ils nourrissent leur corps avec les corps de leurs humbles frères, sans avoir aucune conscience du sacrifice accompli, sans éprouver même une gratitude passagère envers la vie qui s'est donnée pour eux !
Revenons à l'exposé de l'évolution des formes. Ishvara, couvant en quelque sorte les formes en évolution, continue son patient ouvrage – patient, en sorte que nulle forme ne soit jamais brisée par une tension excessive, qu'elles soient au contraire lentement développées et deviennent le véhicule de la vie qui les anime. Il vit dans toute forme et guide son évolution mais, avec une patience illimitée, Il limite les manifestations de Sa vie aux pauvres capacités de la forme, afin qu'elle croisse au lieu d'être brisée. Vous rappelez-vous une vieille histoire d'antan à laquelle nombre d'entre vous auraient honte de donner créance ? N'êtes-vous pas gradués, en effet, et, quoique descendants des races antiques, pourvus des diplômes de la Science occidentale ? Comme tels, vous n'avez que faire de pareilles légendes !… Et moi cependant dont l'Occident forma la pensée, [157] je n'éprouve nulle honte à confesser ma croyance en ces choses étranges qui nous sont transmises des temps où la vérité était moins voilée qu'à présent.
J'ose donc vous remémorer cette histoire, bien que vous puissiez penser que c'est une simple fable, une légende. Il y avait un jeune garçon nommé Prahlâda, qui croyait en Vishnou ou Hari, mais son père n'y croyait point : ce jeune garçon eut maintes épreuves à traverser, mais sa foi en l'Être Suprême le protégea toujours ; un jour, son père lui dit par moquerie, en se tournant vers un pilier de sa demeure : "Tu me dis que Hari est partout ? Est-il aussi dans ce pilier ?" "Hari, ô Hari ! Invoqua l'enfant", et aussitôt un Avatâra de Vishnou, sous la forme d'un lion, s'élance hors de la colonne, qui au moment même se brisa en pièces. Il est bien vraiment partout, dans chaque molécule de matière ; il n'y a pas une parcelle d'où Il ne puisse sortir avec toute la puissance et toute la majesté de Sa Divinité ! Mais Il ne veut pas le faire, parce que la forme ne peut supporter une telle manifestation et serait mise en pièces par l'apparition du Dieu : vérité profonde, même pour qui n'accepte cette histoire que comme une allégorie, un symbole qui nous enseigne la signification vraie de l'évolution.
Ishvara poursuit ainsi Son oeuvre, d'âge en âge, Éon après Éon, avec cette merveilleuse patience dont je vous parlais, jusqu'à ce que la matière soit devenue suffisamment plastique pour servir à façonner la forme en qui Sa vie la plus haute [158] doit commencer son développement, la forme humaine. Pour édifier cette forme, Il commence par fortifier beaucoup le centre qu'elle est appelée à protéger pour quelque temps. Laissez-moi vous dire en passant une chose que j'ai omise : quand une forme a atteint le plus haut point de développement qui lui soit possible, son maximum d'expansion, Il la brise, afin que la vie qui la vivifie puisse continuer à croitre dans une forme nouvelle, mieux appropriée à ses besoins. Il sait quand il importe de briser ou de préserver ; Il sait quand il convient de détruire ou de protéger ; aussi, dès qu'une forme a atteint sa limite de développement et que sa matière est incapable de prêter davantage, Il la met en pièces, de manière que ses éléments se recombinent sous l'impulsion vitale pour composer un organisme plus plastique et que la vie, animant une forme plus haute, mieux apte à exprimer ses pouvoirs accrus, puisse atteindre ainsi un plus haut degré d'évolution.
Nous appelons "mort" cette désagrégation de la forme, nous n'y pouvons songer sans un recul de terreur ; son nom seul, prononcé devant nous, dans l'agitation et l'ardeur de notre vie, jette une note pénible et nous donne un choc ; et cependant, comme je vous le disais au début, vous pouvez voir clairement que la mort est l'oeuvre bienfaisante d'Ishvara, qui brise une forme devenue prison, afin de donner à la vie une forme nouvelle dans laquelle elle puisse continuer à croitre. Il brise la forme devenue rigide, quand elle ne peut plus se développer davantage, et donne à la vie [159] la forme plastique d'un petit enfant, plus malléable pour la force vitale interne qui la façonne, se prêtant aux moindres impulsions venues du dedans. Il semble donc que, si nous savions voir les choses sous leur vrai aspect, nous devrions saluer la mort comme une renaissance, plutôt que d'y voir une destruction, car, envisagée au point de vue de la vie, chaque mort représente la naissance d'un être aux possibilités plus hautes d'une forme nouvelle, qui s'adaptera d'elle-même à la vie en voie de développement.
Lorsque l'homme entreprend son long pèlerinage, une forme est toute prête pour qu'il la vivifie, toute préparée à recevoir les impacts des plans physique, astral et, dans une faible mesure, mental et à leur répondre ; les atomes physiques de ce corps ont un degré d'évolution considérable, l'enveloppe sensorielle fonctionne activement 44, et l'enveloppe mentale inférieure existe déjà, quoique à l'état très imparfait. Tous ces corps ont été édifiés antérieurement, au cours de l'évolution du règne animal. Prenez garde ici de tomber dans l'erreur, commune en Occident, qui consiste à dire que l'homme descend de l'animal ; cela est inexact, ce n'est qu'un fragment de la vérité incomplètement aperçue et par suite faussée 45. La vérité, la voici : la matière des véhicules humains inférieurs a été préparée par l'évolution [160] à travers les stades des règnes élémental, minéral, végétal et animal pour pouvoir être édifiée en forme humaine Au cours des kalpas antérieurs, des formes ont en effet été évoluées qu'on peut approximativement dépeindre comme semi-simiesques et semi-humaines, mais elles n'ont jamais été habitées par le Triple-Soi et appartenaient par conséquent au règne animal, non pas au règne humain ; au début du présent cycle, la forme humaine a évolué comme évolue un foetus, traversant rapidement les stades inférieurs, pour atteindre le stade humain, comme cela a lieu pendant la vie prénatale, et elle porte par conséquent l'empreinte des stades qu'elle a traversés. J'ai tenu à vous esquisser à grands traits les stades franchis dans le passé par la matière dont les corps humains se composent ; cela suffira à vous faire voir que la véritable théorie de l'évolution est toute différente de l'opinion mal informée d'après laquelle une succession régulière et ininterrompue d'incarnations conduirait de l'animal à l'homme. La matière a été rendue plastique dans l'animal, mais l'homme total dans sa forme est le produit d'une opération plus élevée ; le germe de sa vie ne peut se développer que dans un homme et jamais dans l'animal, parce qu'il a été involué davantage en lui, et les germes involués doivent se développer suivant une ligne qui est la ligne directe de la croissance humaine. Rappelons-nous ce point, pour éviter une conception erronée, et retournons au centre humain que nous avons vu définitivement formé. [161]

44 Voir IZOULET, la Cité moderne, p. 86 : "Genèse des facultés sensorielles chez l'animal physique." (NDT)
45 Voir la Doctrine secrète, de Mme H.-P. BLAVATSKY, Vol. I, sect. VII, p. 212 (Lib. de l'Art Indépendant, Paris).

Nous qualifions la forme qui l'environne "corps causal", ou "Karana Sharîra", la forme qui limite le Soi. Le Karana Sharîra n'est pas le Soi, souvenons-nous-en bien, c'est le véhicule qui contient le Triple-Soi et l'organe d'un aspect particulier de ce Soi, l'aspect de la conscience manifestée en tant qu'Intelligence. Cette enveloppe est importante, en raison de sa nature relativement permanente ; elle persiste en effet d'incarnation en incarnation, la mort ne l'atteint pas, la naissance ne la modifie point. C'est le réceptacle où s'amasse le trésor des qualités acquises par l'expérience au cours de l'évolution humaine, et, comme tel, il se transmet à travers le cycle tout entier des réincarnations ; c'est là véritablement la caractéristique humaine propre. La forme commence à s'adapter de plus en plus étroitement à la vie, et c'est là qu'apparait une difficulté grandissante : la caractéristique de la vie humaine est la vie de l'intellect, c'est la partie proprement "humaine" de l'évolution, mais la vie de sensation est beaucoup plus intense, plus tumultueuse au commencement, et la forme, dans les stades primitifs, est spécialement apte à répondre à ces impulsions-là.
Vous vous demandez peut-être pourquoi l'homme n'a pas reçu, dès l'origine, un corps mental uniquement pour accomplir son évolution ? Pourquoi il faut qu'il peine pendant toute la durée de l'évolution du corps sensoriel ? La réponse est aisée : si l'homme omet un seul stade, il lui sera impossible de constituer tous les chainons indispensables pour parvenir à la continuité de sa conscience [162] intégrale. L'homme parfait, terme de l'évolution, est conscient sur tous les plans, du Nirvâna au plan physique et du plan physique au Nirvâna ; le Jîvanmukta, parvenu à la continuité de conscience ininterrompue, vit et agit sur tous les plans : il ne lui manque aucun chainon. Ainsi donc, pendant qu'il édifie son corps de sensation, si l'homme n'établit certains centres ou Chakras 46 et (cette concentration étant l'oeuvre de l'arc ascendant, comme l'acquisition des qualités est l'oeuvre de l'arc descendant) s'il ne concentre pas ses facultés sensorielles en des centres déterminés, dans l'enveloppe de son corps astral, il demeurera dépourvu des chainons indispensables pour recevoir les impacts du plan astral et, inversement, pour lui transmettre les tressaillements de sa conscience, au moyen desquels il peut agir sur lui, le dominer et le gouverner. Voilà pourquoi se prolonge si longuement la condition sauvage où la vie des sens joue le premier rôle. Pendant cette période, les chakras astraux sont édifiés comme centres de sens, ils sont construits fermes et forts ; les organes extérieurs, oeil, oreille, langue, épiderme, etc., sont seulement les organes, nécessaires au corps physique pour l'expression de la conscience au travers de ces chakras.

46 Voir la Sagesse antique, vol. I, p. 111, de Mme Besant, ainsi que les Chakras de C. W. Leadbeater. (NDT)

Si nous embrassons d'un coup d'oeil l'évolution des formes, nous constatons que la construction des organes est postérieure à l'exercice des fonctions vitales. Il n'y a pas d'organes dans les [163] formes primitives, et cependant nous y voyons les fonctions vitales présentes et actives ; de telles créatures respirent et assimilent, leur circulation suit son cours, et cependant elles n'ont pas d'organes pour la digestion, point d'organes pour la respiration, point d'organes pour la circulation ; le corps entier fait tout indistinctement, mais l'évolution se poursuit, des organes déterminés se forment, dans le corps physique et dans le système nerveux. Plus tard des chakras ou centres astraux de sensation se forment à leur tour dans le corps astral et, à mesure que tout ceci se développe, nous nous trouvons en présence d'un être pourvu d'organes, dont la spécialisation est de mieux en mieux définie. En règle générale, la fonction précède toujours l'organe, l'organe est simplement un moyen pour la fonction de s'exprimer plus et mieux : c'est là un principe fondamental, et avec ce principe, ne l'oubliez pas, vous vous tenez sur ce qu'on regarde comme le terrain le plus assuré de la Science occidentale. Vous ne voyez jamais un organe apparaitre, avant le développement de sa fonction ; vous constatez toujours l'impulsion vitale d'abord, puis le moulage de la matière suivant une forme qui donne à cette impulsion, le moyen de s'exprimer plus complètement. Si nous suivons la marche ascendante de l'évolution à partir de l'amibe 47, nous voyons la différentiation et la spécialisation s'accentuer d'une façon constante… et cependant la Science prétend esquiver [164] la conclusion logique de ces principes. Au moyen de ce cerveau même qui fut façonné par les vibrations de l'intelligence, l'homme intervertit le processus entier et déclare la pensée un produit du cerveau ; en réalité, tout organe est formé pour exercer une fonction, il est produit par la vie et n'en est pas le créateur.
Le processus se poursuit jusqu'à ce que les organes nécessaires soient construits et le système nerveux relié aux chakras du corps astral, principalement par l'intermédiaire du système sympathique. Il y a, dans ce système, certaines cellules nerveuses d'une espèce toute particulière dont la Science vous donne la forme et le contenu, sans guère aller au-delà ; ce sont précisément les chainons qui transmettent la conscience du corps physique au corps sensoriel ; ensuite viennent les chakras déjà indiqués comme centre d'activité de la conscience dans le corps astral. Un processus analogue s'accomplit dans le corps mental, sous l'action des impulsions intellectuelles, et nous nous trouvons ici encore en présence d'un corps organisé, apte à répondre à divers genres de pensée, et par suite à servir d'organe à la conscience pour s'exprimer dans le monde mental. Au fur et à mesure de notre croissance mentale, nous édifions nos organes de conscience.

47 Voir IZOULET, la Cité Moderne, p. 18, "Ce que c'est qu'une amibe." (NDT)

Si nous passons à la partie pratique de la construction de la forme, nous apprenons que l'homme peut approprier son corps sensoriel à une fin plus haute, en réprimant l'impulsion vitale toutes les fois qu'elle s'élance à la poursuite des objets des [165] sens. "Ces objets se détournent peu à peu de l'Habitant du Corps, quand il persévère dans l'abstinence 48…!" est-il écrit, et, à mesure que le monde inférieur cesse d'attirer, le monde supérieur commence à employer la forme en vue d'objets plus hauts.
Si nous désirons accroitre notre puissance mentale, nous devons nous exercer à penser avec fermeté et réprimer le vagabondage de l'intellect dans le monde des phénomènes. À vrai dire, nombre de gens ne pensent jamais. Ce qu'ils appellent "leurs pensées" n'est autre chose que la réflexion des pensées d'autrui, auxquelles leur conscience répond ; leur intellect est un miroir et non plus un organisme créateur. Oui, l'intellect de bien des gens est, je le crains, un simple miroir qui reflète les objets situés devant lui ; combien d'hommes se disent en contemplant ces reflets : "Voyez ! Comme je pense !" alors qu'ils se bornent à reproduire les pensées des autres ! Eh bien ! Nous ne voulons pas être de simples miroirs ; quand les objets du monde extérieur donnent naissance à des images, c'est l'ouvrage de l'intellect de les travailler, de les analyser, de les réarranger et de les combiner, la pensée est l'opération de l'intellect sur les images mentales fournies par le moyen de la sensation, son opération sur des matériaux qui ont été graduellement accumulés par l'expérience. Un tas de briques n'est pas un édifice ; les pensées d'autrui reflétées ne sont pas [166] davantage la pensée ; ce sont des matériaux pour penser, rien de plus. La pensée est l'oeuvre de l'architecte qui assemble les briques et les ordonne dans la forme d'un édifice déterminé ; nous n'avons nul droit de prétendre au titre de penseurs, tant que nous n'avons pas réellement construit des pensées dans notre intellect.

48 Bhagavad Gîtâ, II, 59.

Pratiquez cette pensée indépendante, c'est une tâche difficile ! Vous ne saurez même pas combien, avant d'avoir essayé ! Ne laissez jamais passer un seul jour sans lire quelque chose qui vous fournisse des matériaux de pensée : peu importe si ce n'est pas un livre religieux ; si c'est un ouvrage intellectuel, il fortifiera votre intellect ! Quand même vous laisseriez de côté les lectures spirituelles, avec les hautes possibilités qu'elles renferment, prenez un beau livre, digne d'être pensé, non pas un journal, ni une nouvelle à sensation, ni un livre enfantin, mais un livre, un livre original et substantiel, ce que Charles Lamb appelait un livre enfin. Lisez, mais pas trop, pas plus de quinze ou vingt lignes peut-être ; que votre pensée revienne et revienne encore sur ces quelques lignes, qu'elle s'appesantisse sur elles, trois fois autant de temps qu'il vous en a fallu pour les lire lentement. Recommencez chaque jour sans en passer un seul. Vous trouvez le temps de diner… ? Si vous avez le loisir d'alimenter votre corps et de causer, pourquoi ne trouveriez-vous pas le temps d'alimenter votre intelligence ? Si vous observez ces règles, votre intellect croitra rapidement. Si vous ne voulez pas adopter cette règle [167] définitivement, de confiance, faites-en l'expérience pendant trois mois par exemple, sans jamais manquer un jour (si vous manquez un jour, vous reculerez, vous perdrez le bénéfice de l'automatisme mental). Faites-en l'expérience pendant trois mois, comme un savant fait une expérience quelconque ; entrainez pendant trois mois vos facultés d'attention soutenue et de réflexion et, à la fin de ce laps, vous serez tout surpris en constatant leur développement.
Quand vous vous serez soumis à cette expérience, vous n'aurez plus besoin de conférencier pour vous décrire les avantages de ce contrôle de la pensée, car vous vous serez prouvé à vous-mêmes son utilité. Prenez une faculté après l'autre pour l'exercer, le raisonnement, puis la mémoire, la faculté de comparer, d'établir des contrastes ; prenez une faculté comme d'autres prennent un sujet d'étude et travaillez-la jusqu'à ce que vous soyez un artiste dans cette faculté particulière.
C'est ainsi que la forme se façonne, quand le Soi humain commence à collaborer à l'oeuvre d'Ishvara, quand le centre commence à exercer un contrôle sur ses véhicules ; il rationalise leur opération, il les édifie, il les transforme progressivement. Après nombre de vies consacrées à cet ouvrage, l'heure vient enfin de mener la vie de Yoga ; l'homme peut alors apprendre le moyen de faire des progrès plus rapides, de vivifier les enveloppes internes plus subtiles de son être, au moyen de certaines pratiques qui lui seront enseignées aussitôt qu'il sera prêt, mais qui ne lui [168] seront jamais communiquées avant qu'il soit vraiment prêt, quand même il parcourrait le monde entier à la recherche d'un Gourou et mènerait la vie d'un ascète, dans une caverne ou dans la jungle ! Ces pratiques ne suffisent pas, tant que ses désirs restent indomptés et son intelligence frivole. Quand les sens seront dominés et l'intellect contrôlé, – alors et pas avant, mais aussi certainement alors que l'insuccès était auparavant assuré, – un Gourou apparaitra : il prendra l'homme par la main et le conduira sur le sentier étroit comme le fil d'un rasoir, sur le Sentier accessible aux seuls hommes dont les sens sont soumis et dont l'âme est ferme, car la chute d'un côté comme de l'autre implique un long retard durant bien des vies à venir.
Alors se développe cet aspect de la Béatitude, qui se manifeste extérieurement en tant qu'amour ; on perçoit un faible reflet de cette béatitude à plusieurs stades de la méditation. La joie nait en vous, elle jaillit, elle vous enveloppe de plus en plus étroitement, jusqu'au moment où la transe du Yogi vous conduit au véritable Ananda, l'essence de la Beauté dont l'ineffable délice vous fait palpiter sous ses vibrations subtiles. Et à un stade que vous pourrez atteindre quand une longue évolution aura tout purifié, plus tard, beaucoup plus tard, viendra l'ascension suprême, le moment où la matière la plus subtile deviendra le véhicule du centre parfaitement développé, – non plus une limitation nécessaire, mais un véhicule obéissant, prêt à servir en cas de besoin, se [169] dissipant dès qu'il cessera d'être utile. Selon la sentence des Écritures, "la possibilité de toutes formes réside dans l'Akâsha" : la vie qui a atteint l'Existence en Soi est devenue un Être capable de s'envelopper d'une forme quelconque, en amassant l'Akâsha autour de Lui ; Il peut ainsi construire un véhicule après l'autre, jusqu'à ce qu'Il ait construit pour Son usage la série entière des véhicules humains, mais aucun d'eux n'est plus une prison pour Lui, nul ne Le conditionne. Nous disons alors qu'un homme est un Jîvanmukta. Il est libre, toute matière Lui est soumise, Il l'emploie s'Il en a besoin, Il la rejette s'Il n'en a que faire ; toutes les régions du monde sont à Lui pour qu'Il en dispose, nulle n'est sienne en ce sens qu'elle puisse Le conditionner. Il est libéré et, en tant que Soi affranchi, Il peut, s'il Lui plaît, continuer à aider les hommes, Ses frères, et demeurer, comme Shrî Shankarâchârya nous l'a enseigné, jusqu'à la fin de Son âge, pour hâter l'ascension de l'Humanité.
C'est ainsi que se forment les auxiliaires d'Ishvara pour aider l'humanité, Ceux qui, après avoir traversé toutes les souffrances, jettent tout ce qu'ils ont acquis aux pieds du Seigneur, Ceux qui retournent au monde, non plus pour être conditionnés par lui mais pour mieux accomplir la Loi de Compassion qui est la Vie même d'Ishvara. Aussi longtemps qu'Ishvara voudra demeurer manifesté, Celui dont la volonté est devenue une avec celle d'Ishvara restera, Lui aussi, manifesté. Il n'a rien à gagner, rien à apprendre, rien à [170] recevoir dans l'immensité des mondes. Il se tient à côté de Son Maitre, comme un organe approprié à l'expression de cette Vie plus haute, n'existant plus pour rien, ni pour Lui-même, mais comme un canal de la vie de Dieu. Telle est la récompense à laquelle nous sommes appelés, tel est le but auquel nos coeurs aspirent !
FIN DU LIVRE