DEUXIÈME PARTIE : VOLONTÉ, DÉSIR, ÉMOTION

CHAPITRE I

LA VOLONTÉ DE VIVRE


Dans l'étude succincte des origines, 1 et 2 de l'introduction à ce livre, nous avons vu que la Monade, émanant du Premier Logos, montrait, dans sa nature même, la tri-unité de sa source, les aspects volonté, sagesse et activité.
C'est sur l'étude de la volonté – se manifestant comme volonté sur le plan supérieur, et comme désir sur le plan inférieur – que nous allons porter maintenant notre attention ; et l'étude du désir nous mènera à l'étude de l'émotion qui lui est indissolublement rattachée. Nous avons déjà vu que nous sommes ici-bas parce que nous avons voulu vivre dans les mondes inférieurs et que c'est la volonté qui détermine notre séjour sur terre. Mais la plupart du temps, [240] on ne réalise que très imparfaitement la nature, le pouvoir et l'oeuvre de la volonté car, au début de l'évolution, elle ne se manifeste pas autrement sur les plans inférieurs que comme désir, et c'est sous cet aspect qu'il nous faut l'étudier avant de pouvoir la comprendre en tant que volonté.
C'est l'aspect pouvoir de la conscience, toujours voilé dans le Soi, caché pour ainsi dire derrière la sagesse et l'activité, mais les poussant toutes deux à se manifester. Si cachée est sa nature que beaucoup la considèrent comme ne faisant qu'un avec l'activité et refusent de lui accorder le titre d'aspect de la Conscience. Cependant, l'activité c'est l'action du Soi sur le non-soi ; c'est ce qui donne au non-soi sa réalité passagère ; c'est ce qui crée ; mais la volonté y est toujours cachée ; c'est elle qui pousse à l'activité, attire, repousse ; elle est le noyau du coeur de l'Être.
La volonté est ce pouvoir qui forme la base de la connaissance et qui stimule l'activité. La pensée est l'activité créatrice et la volonté est le pouvoir moteur. Nos corps sont ce qu'ils sont parce que le Soi a voulu, depuis des âges sans nombre, que la matière soit façonnée en formes par l'intermédiaire desquelles il pourrait connaitre et influencer tout ce qui l'entoure. Il est dit dans un écrit antique :
"En vérité ce corps est mortel, ô Maghavan, et est sujet à la mort. Et cependant c'est le lieu de repos de l'Atmâ immortel et sans corps… Les yeux sont là comme organes d'observation pour l'Être qui repose dans ces yeux. Celui qui veut : "Je sentirai", c'est l'Atmâ qui désire sentir l'odeur. Celui qui veut : "Je parlerai", c'est l'Atmâ [241] qui désire écouter les sons. Celui qui veut : "Je penserai", c'est l'Atmâ. Le mental est l'oeil céleste qui observe les objets désirables. À l'aide de l'oeil céleste de l'intelligence, "Atmâ jouit de tout 66".
C'est là le pouvoir secret, le pouvoir moteur de l'évolution. Il est parfaitement vrai que la grande volonté trace la route de l'évolution ; il est vrai aussi que des intelligences spirituelles de différents ordres guident les entités évoluantes sur la voie ; mais on n'attache pas assez d'importance aux expériences sans nombre, aux succès, aux insuccès, aux chemins tortueux, aux détours – dus aux tâtonnements des volontés séparées – chaque volonté de vivre cherchant à s'exprimer elle-même. Les contacts avec le monde extérieur éveillent dans chaque Atmâ la volonté de savoir ce qui les provoque. La connaissance est nulle dans la méduse, mais la volonté de savoir façonne – en passant par des formes variées – un oeil de plus en plus perfectionné, qui présente un moins grand obstacle au pouvoir de perception. Lorsqu'on étudie l'Évolution, on reconnait de plus en plus la présence de volontés qui façonnent la matière, mais qui la façonnent à tâtons, par des essais répétés, et non avec une vision précise. C'est la présence de ce grand nombre de volontés qui est la cause du dédoublement continu des branches de l'arbre de l'Évolution. Il y a une grande vérité dans cette histoire humoristique que le professeur Clifford raconte à nos jeunes écoliers au sujet des grands sauriens des premiers âges : "Un certain nombre d'entre eux, dit-il, décidèrent de voler et devinrent oiseaux : d'autres décidèrent [242] de ramper et devinrent des reptiles". Parfois nous voyons une tentative échouer et l'effort prendre alors une autre direction. D'autres fois, nous voyons les combinaisons les plus grossières marcher de pair avec les proportions les plus parfaites. Celles-ci sont dues à des Intelligences qui connaissent le but vers lequel elles tendent et qui pétrissent continuellement la matière en formes appropriées ; quant aux autres elles résultent des efforts venant de l'intérieur, aveugles encore et tâtonnants, mais n'ayant d'autre but que de se manifester eux-mêmes. S'il n'y avait que les constructeurs extérieurs – qui, eux, voient dès l'origine le but vers lequel ils tendent – la Nature ne nous offrirait que des énigmes indéchiffrables, tant sont nombreux ses essais infructueux, ses projets qui n'aboutissent pas. Mais, dès que nous reconnaissons, dans chaque forme, la volonté de vivre qui cherche à s'exprimer ; qui façonne des véhicules pour ses besoins particuliers, nous comprenons le plan de création qui est à la base de tout – le plan du Logos – nous comprenons ce que sont ces formes qui travaillent à l'accomplissement de Son plan – le travail des Intelligences édificatrices ; et nous nous rendons compte des combinaisons inhabiles, des moyens maladroits – dus aux efforts des Soi qui veulent, mais n'ont pas encore les connaissances ou les pouvoirs nécessaires pour accomplir leurs volontés.

66 Chândogyopanishad, VIII, XII, 1, 4, 5.

C'est ce Soi qui tâtonne, qui cherche, qui lutte, c'est ce Soi divin qui, avec le progrès de l'Évolution, devient de plus en plus le véritable Souverain, le Maitre intérieur, l'Immortel. Celui qui arrive à réaliser que ce Maitre intérieur, qui demeure au sein des véhicules qu'il s'est créés [243] pour son expression, c'est lui-même, celui-là voit naitre en lui un sentiment de dignité, de pouvoir, qui grandit de plus en plus et subjugue la nature inférieure. Seule la connaissance de la vérité nous rend libres. Le Maitre intérieur peut se trouver encore limité dans son action par les formes mêmes qu'il a façonnées pour s'exprimer, mais sachant que lui seul est le Maitre, il peut travailler avec persévérance à devenir le souverain Seigneur de son propre royaume. Il sait qu'il est venu ici-bas dans un but déterminé, pour devenir capable de travailler en harmonie avec la Volonté suprême, et, pour atteindre ce but, il saura faire et supporter tout ce qui sera nécessaire. Il sait qu'il est de nature divine et que la réalisation de sa Divinité n'est pour lui qu'une question de temps. Il a conscience de la divinité au-dedans, bien que celle-ci ne se manifeste pas encore au dehors, sa seule tâche est de travailler à devenir en réalité ce qu'il n'est qu'en essence. Il est roi DE JURE, mais pas encore DE FACTO.
Comme un prince, né pour porter la couronne, se soumet patiemment aux épreuves qui feront de lui un roi, la volonté souveraine évoluant en nous marche vers le moment où les pouvoirs royaux lui reviendront en partage, et se soumet en attendant à la discipline nécessaire de la vie.