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LES ENSEIGNEMENTS DES MAITRES DE LA HIERARCHIE

LES LOIS DE LA VIE SUPÉRIEURE — Conférences données à la douzième Convention annuelle de la Section Indienne de la Société Théosophique en décembre 1902 à Bénarès Par Annie BESANT - 1902

CHAPITRE I — LA CONSCIENCE PLUS VASTE

CHAPITRE I

LA CONSCIENCE PLUS VASTE


Nous allons, cette année, étudier ensemble un sujet d'importance vitale pour les esprits réfléchis et sérieux, et pour ceux qui désirent servir l'humanité et veulent aider la race dans ses progrès évolutifs. J'ai donné pour titre : Les Lois de la Vie Supérieure à ce qui va faire l'objet de mon discours, parce qu'un grand nombre de personnes, en traitant de la religion dans la Vie Supérieure, paraissent enclines à l'écarter de la Loi pour la transporter dans une étrange région arbitraire de résultats sans efforts et d'échecs sans faiblesse. L'idée que la spiritualité n'est pas sujette à la Loi est une idée qui parait naturelle à première vue, car nous trouvons une analogie correspondante dans la manière dont les lois du plan physique ont été abandonnées en proportion de ce qu'elles n'ont point été étudiées et sont restées inconnues.
Figurons-nous un instant une soudaine éruption de forces naturelles, une explosion formidable renversant, en quelques heures peut-être, une imposante montagne et nous laissant voir des rochers escarpés, des pics rocailleux et arides là où naguère il y avait de la verdure ; une vallée a remplacé une plaine et nous discernons les contours de collines en formation. L'homme voyait autrefois dans une semblable éruption quelque chose d'arbitraire qui tenait de la catastrophe, du chaos, quelque chose dont la soudaineté lui paraissait en dehors du progrès régulier de l'évolution.
L'étude nous a amenés à savoir qu'il n'y a rien de moins régulier dans l'éruption d'un volcan que le lent exhaussement du fond de la mer qui, après des dizaines [6] de milliers d'années, finit par atteindre le niveau des montagnes. Un de ces phénomènes était considéré comme régulier, l'autre comme un cataclysme. Nous savons à présent que tout processus naturel, brusque ou lent, inattendu ou prévu, appartient au domaine de la Loi et se produit d'une façon tout à fait régulière.
Il en est de même dans le monde spirituel. Il peut se faire que nous voyions apparaitre soudain des éruptions de forces du plan spirituel, un changement subit, par exemple, dans la vie d'un homme ; son caractère se trouve, en une heure, changé du tout au tout ; sa nature est transformée.
Nous avons appris à comprendre que, là aussi, la Loi règne, qu'il n'y a rien de désordonné quoiqu'il y ait quelque chose que bien des gens ne peuvent comprendre. Nous commençons à comprendre que, dans le monde spirituel comme dans l'univers physique, il y a la Vie suprême se manifestant par une infinie diversité de moyens et que cette vie est toujours régulière dans son action, quelque étrange, étonnante ou surprenante qu'elle puisse paraitre à nos yeux voilés et myopes.
Arrêtons-nous un instant sur l'idée de la Loi et voyons ce qu'elle signifie. Après vous avoir expliqué ce que j'entends par la Loi, j'essayerai de vous montrer, sans qu'un doute soit possible, qu'il existe – même abstraction faite de la religion ou de la pensée religieuse – une conscience plus grande que celle qui oeuvre dans le cerveau et le système nerveux ; une conscience plus vaste que celle que nous appelons chez un homme : "la conscience à l'état de veille".
Plus tard, je chercherai à vous démontrer comment cette conscience peut commencer à se développer et à grandir par la reconnaissance absolue de la Loi du Devoir, en s'efforçant de remplir parfaitement toutes les obligations de la vie. Dans la troisième et dernière conférence, je passerai à cette région plus élevée et plus sublime où la loi intérieure prend la place de la loi de [7] l'obligation extérieure ; où, au lieu du devoir qui signifie le paiement d'une dette, il y a le sacrifice qui est l'expansion de la vie, où tout est fait avec joie, avec bonne grâce et avec une parfaite abnégation, où l'homme n'a pas à se demander : qu'ai-je à faire ? quel est mon devoir ? mais où il agit parce que l'expansion Divine trouve en lui, en sa vie, un canal ; et il n'a pas besoin d'être poussé par une contrainte extérieure, la loi interne étant parfaite. L'homme grandit par la Loi du Sacrifice qui est la Loi qui dirige l'Univers aussi bien que les coeurs des hommes. Ce Sacrifice n'est qu'une pâle réflexion du Sacrifice Divin auquel les mondes doivent l'existence ; ce Sacrifice qui trouve sa faible réflexion, sa mesquine et infime reproduction, toutes les fois que le coeur de l'homme se jette aux pieds de Lotus du Seigneur du Sacrifice, devenant ainsi le canal de la Divine expansion – bien que petit et insignifiant au commencement : il est le canal de la Vie du Logos, rempli non par le peu qu'il donne, mais par la grande expansion qui emploie l'homme pour son canal.
Essayons maintenant de comprendre ce que nous entendons par le mot "Loi". J'ai observé mainte et mainte fois qu'il existe une sorte de confusion de pensée sur la question de ce qu'on entend par "Loi" et cela jette l'étudiant dans bien des perplexités et des embarras.
Nous savons très bien ce qu'on entend par la loi d'un pays. C'est une chose essentiellement variable, changeant avec les idées des législateurs dont elle émane ; que ce législateur soit un autocrate ou une assemblée législative, qu'elle soit promulguée au nom d'un souverain ou au nom de la communauté à laquelle elle sera appliquée, une loi est toujours une chose qui peut être changée ou annulée par l'autorité qui l'a faite. En outre, la loi d'un pays ordonne : "Faites ceci, ne faites pas cela", et le commandement est sanctionné par une pénalité ; car le châtiment suivra l'infraction à telle ou telle loi. Quand nous étudions les pénalités attachées [8] aux lois dans différentes contrées, nous trouvons que les pénalités pour les mêmes infractions sont aussi arbitraires et changeantes que les lois elles-mêmes. Elles ne sont en aucune façon le résultat de l'acte qui a violé la loi. Presque toujours, la pénalité est attachée artificiellement à la violation de la loi et peut toujours être changée. Prenons, par exemple, un homme qui vole ; une nation punira cet acte de l'emprisonnement ; une autre du fouet ; une troisième, de l'ablation de la main qui a perpétré le vol et, ailleurs enfin, c'est par la pendaison. Nulle part la pénalité n'est en rapport avec le délit.
Quand nous parlons des Lois de la Nature, nous ne trouvons rien de ce qui caractérise les lois humaines. Les Lois de la Nature ne sont pas des commandements émis par une autorité quelconque : c'est un exposé de conditions dans lesquelles une certaine chose arrive invariablement. Là où se trouvent ces conditions, un certain évènement suivra ; c'est la déclaration d'une séquence, d'une succession invariable, immuable, sans appel, parce que ces Lois sont l'expression de la Nature Divine dans laquelle il n'y a ni changement ni l'ombre d'une déviation. La Loi de la Nature n'est pas un commandement "Faites ceci ou ne faites pas cela". C'est un exposé : "Si telles et telles conditions sont réunies, tels et tels résultats se produiront" ; si les conditions changent, les résultats changeront avec elles.
Aucune pénalité arbitraire n'est attachée à une Loi de la Nature. La Nature ne punit pas. Vous avez dans la Nature l'exposé des conditions, la séquence des résultats et rien de plus. Étant donné une condition, telle ou telle chose suivra ; le résultat est une séquence inévitable ou une succession, ce n'est pas une peine ou un châtiment arbitraire.
On peut pousser plus loin l'observation des contrastes qui existent entre une Loi de la Nature et une Loi humaine. On peut enfreindre la loi humaine, mais non la Loi de la Nature. La Nature n'admet pas la violation de [9] ses Lois. Quoi que vous fassiez, la Loi reste la même ; vous pouvez vous briser contre elle, elle reste immuable, ferme comme le roc contre lequel viennent se briser les flots qui ne peuvent ni l'ébranler, ni le faire reculer de l'épaisseur d'un cheveu et retombent à sa base pulvérisés en écume.
Telle est la Loi naturelle, qu'elle dirige la vie supérieure ou la vie inférieure. Vous éprouvez en la jugeant ainsi un sentiment de sécurité parfaite, de pouvoir infini et de possibilités sans limites. Vous n'êtes pas dans la région des caprices arbitraires où un jour telle chose peut arriver et un autre jour autre chose. Vous pouvez agir avec la certitude absolue des résultats. Vos fantaisies ne changeront pas la Loi et vos émotions toujours changeantes n'affecteront pas la Volonté Éternelle. Vous pouvez agir avec l'assurance du résultat, car vous vous appuyez sur la Réalité qui est la Loi dans l'Univers.
Mais pour travailler en paix et avec sécurité dans le domaine de la Loi, une chose est nécessaire et cette chose, c'est le Savoir.
Les Lois peuvent, tant que nous les ignorons, nous balloter de ci de là, détruire nos plans, frustrer nos efforts, ruiner nos espérances et nous terrasser dans la poussière ; mais elles deviennent nos servantes, nos aides et nos soutiens lorsque l'ignorance a fait place au savoir. Combien de fois ai-je cité, dans de nombreux pays, ces importantes et significatives paroles d'un savant anglais – paroles qui devraient être gravées en lettres d'or : "La Nature est conquise par l'obéissance". Connaissez la Loi ; obéissez-lui, oeuvrez avec elle et elle vous soulèvera avec sa force infinie et vous portera au but que vous voulez atteindre. La Loi, qui est un danger quand on ne la connait pas, devient le salut quand on la connait et la comprend. Voyez comme la nature physique vous a enseigné de plus en plus à travers les âges, ce fait merveilleux. Vous voyez dans un ciel d'orage, l'éclair fulgurant frapper une tourelle ou un clocher qui s'écroulent [10] anéantis par ce trait de feu indompté et sans frein. Que ce feu est dangereux, terrifiant et mystérieux. Comment l'homme faible affrontera-il le feu du ciel ? Mais, par la science, il apprend à le dompter, à le subjuguer et à s'en servir. Et voyez : cette même force porte ses messages à travers les mers et les continents et réunit le père au fils qui s'était éloigné à des milliers de kilomètres, par un lien d'affectueuse sympathie. L'éclair qui détruit s'est transformé en ce fluide électrique qui rend l'espérance et la vie à des parents inquiets et porte au-delà des mers, au fond des terres, des messages d'amour et de bienveillance. La Nature est conquise et ses forces nous sont assurées quand nous avons appris à agir avec elle.
Il en est de même pour toutes les autres forces et dans tous les champs d'action de l'univers visible et invisible, en haut comme en bas. Si vous voulez vivre la Vie Supérieure, il faut en connaitre les Lois. Apprenez à les connaitre, et elles vous porteront au but choisi ; ignorez-les et vos efforts seront frustrés et toutes vos tentatives comme non avenues.
Je vais maintenant vous parler de ce que j'appelle "la Conscience plus élevée". Je vais vous en parler de deux points de vue : au point de vue familier à l'Orient qui a appris à étudier la Conscience interne et considère la Conscience agissant dans le corps comme sa manifestation la plus basse, comme la reproduction limitée de la Conscience plus élevée et plus vaste ; puis au point de vue occidental et principalement pour cette raison c'est qu'à mesure que la pensée et la science occidentales se répandent ici, il s'est formé à leur égard une apparente certitude, l'illusion que le temps viendra où la pensée orientale ayant perdu son ascendant sur les intelligences, la pensée occidentale s'imposera.
Je veux, en conséquence, vous montrer que bien des personnes, habituées à la pensée et à la science matérialistes de l'Occident, admettent maintenant qu'il [11] existe une conscience plus étendue que la conscience cérébrale, qui s'élève au-dessus du corps, qui est un sujet d'étonnement et d'embarras, de controverses et de longues discussions et sur laquelle les savants font des expériences qu'ils s'efforcent de comprendre, qu'ils essayent pour ainsi dire de ramener au moyen de formules connues dans le domaine de la Loi. L'investigation et l'expérimentation scientifiques les amènent aux mêmes résultats que ceux que nous avons obtenus en Orient par la pratique du Yoga et par son corolaire le développement de la conscience supérieure qui, de haut regarde en bas sur le plan physique. La psychologie orientale ayant pour point de départ le Soi Supérieur et, voyant ce Soi agir dans les différents upadhis, suit par déduction son action sur le plan physique. La psychologie occidentale, partant du plan physique, étudie d'abord l'upadhi et ensuite la conscience qui s'y trouve, monte lentement, pas à pas, jusqu'à ce que, au moyen de ses méthodes artificielles, elle produise les états de conscience avec lesquels l'Orient est depuis longtemps familiarisé et elle cherche en tâtonnant à élaborer une théorie qui rende les faits intelligibles et cohérents. Ce long chemin est quelque peu étrange et décourageant, mais il n'en atteint pas moins un but semblable à celui atteint depuis bien des siècles par la vue spirituelle interne du Voyant ou du Prophète.
Voilà ce que je me propose d'étudier. Nous n'avons pas besoin de nous arrêter sur ce qu'on appelle la conscience à l'état de veille – les facultés mentales, les émotions, etc., que nous trouvons quotidiennement autour de nous. L'Occident en a commencé l'étude au moyen du cerveau et du système nerveux. Jadis, la psychologie n'était considérée comme rationnelle que si elle était basée sur la connaissance de la physiologie. On disait :
"Vous devez commencer par étudier le corps et le système nerveux, les lois de son action et les conditions de ses activités. Quand vous les connaitrez, vous comprendrez le processus de la pensée et l'action de [12] l'intelligence. Vos connaissances physiologiques donneront ainsi une base solide à votre psychologie."
Je ne crois pas que vous trouviez aujourd'hui cette idée aussi nettement déterminée chez les savants de l'Occident, chez les plus avancés du moins. Néanmoins, en suivant les données physiologiques, ils sont arrivés à des résultats très remarquables, tels du reste que les hommes en obtiendront toujours quand ils interrogeront la nature honnêtement.
Ils observèrent d'abord que la conscience de l'homme n'était pas restreinte à l'état de veille. Ils se mirent à étudier les rêves, essayèrent de comprendre et d'analyser l'action de la conscience quand le corps est endormi. Après avoir rassemblé un grand nombre de faits, ils les disposèrent en tableaux synoptiques. Mais cette investigation ne les satisfit pas, parce qu'il était difficile de laisser de côté toutes les conditions qu'ils ne voulaient pas faire entrer dans le champ circonscrit de leur étude.
Le rêve était parfois produit par un désordre quelconque dans un organe du corps ou provenait d'un excès de nourriture, d'une indigestion. Voulant éliminer ces conditions, ils arrivèrent graduellement à l'idée d'essayer d'étudier les phénomènes de la conscience du rêve au moyen de l'extase ou de la transe artificiellement produite qui, sous certaines conditions déterminées que l'on pourrait produire à volonté, serait l'état de rêve et ne serait pas le résultat d'un désordre dans l'un des organes du corps.
Voilà sur quoi sont basées les recherches faites par des expériences hypnotiques qui ont été répétées à satiété et que vous pourrez lire dans des traités spéciaux.
Quel fut le résultat de ces expériences si étendues et si souvent répétées ? Ce fut que, dans les cas où le mécanisme normal de la pensée était impossible parce que le cerveau était en léthargie, mal vitalisé par un [13]
sang défectueux et où le coma aurait dû se produire, il survenait des résultats inattendus. Les facultés mentales n'étaient pas amoindries, au contraire, elles devenaient plus pénétrantes, plus affinées, plus subtiles, plus puissantes sous tous les rapports quand le cerveau était paralysé. À leur grande surprise, ils virent que la mémoire pendant l'état de transe, retrouvait des souvenirs de la vie, de l'enfance, depuis longtemps oubliés ; que, non seulement la mémoire, mais les facultés de raisonnement, d'argumentation, de jugement devenaient plus énergiques, plus faciles, plus effectives dans leur travail, et quand les sens étaient immobilisés comme dans le sommeil, leurs fonctions s'exerçaient d'une manière plus effective par d'autres organes que les organes ordinaires. L'oeil qui restait insensible à la lumière électrique percevait des distances qu'il n'aurait pu mesurer à l'état de veille, lisait des livres fermés, pouvait traverser les chairs, pénétrer à l'intérieur du corps et découvrir les maladies cachées dans les organes internes et les os. Il en était de même pour l'oreille : elle percevait un son bien au-delà des limites qu'elle peut atteindre à l'état de veille et des vibrations trop faibles pour être entendues à l'état normal. Ces résultats arrêtèrent les expérimentateurs et ils se demandèrent quelle est cette conscience qui voit sans yeux, entend sans oreilles, se souvient lorsque l'organe de la mémoire est paralysé et qui raisonne lorsque l'instrument du raisonnement est en léthargie ; et quels sont ses instruments ?
De plus, on remarqua que plus la transe était profonde, plus la conscience semblait s'élever. Ce fut le second pas. La transe peu profonde montre seulement une certaine accélération des facultés. Si vous rendez la transe plus profonde, les phénomènes de conscience seront plus éclatants. On rassembla des faits qui prouvèrent que l'homme n'a pas seulement une, mais plusieurs consciences en tant qu'il s'agit de leur action séparée. On fit des expériences sur une paysanne [14] ignorante qui, dans son état normal, était lourde, bornée, même stupide. On la mit en transe et, dans cet état, elle devint plus intelligente et, ce qui est étrange, elle regardait alors de haut et avec mépris sa propre conscience à l'état de veille, en critiquait les actes, parlait avec dédain de son peu d'étendue et, quand il en était question, disait : "Cette créature". En rendant la transe plus profonde, on obtint des manifestations d'une conscience encore plus élevée, ennoblie, grave, mesurée, regardant les manifestations des deux autres, les critiquant sévèrement, blâmant leurs fautes et s'élevant au-dessus de leurs limitations. C'est ainsi que trois stades différents de conscience furent observés chez cette paysanne, suivant qu'elle était à l'état de veille ou à un degré plus ou moins profond de transe. Un autre fait étrange, c'est qu'à l'état de veille, la paysanne ne savait rien de la deuxième et de la troisième conscience. Pour elle, elles n'existaient pas. La seconde conscience connaissait celle qui était au-dessous d'elle, mais elle ignorait tout ce qui se rapportait à celle qui était au-dessus. La troisième considérait celles qui étaient au-dessous, mais ne connaissait rien au-dessus d'elle-même.
De ces expériences découla une autre idée, c'est que non seulement la conscience pouvait manifester des facultés supérieures à celles de l'état de veille, mais que cette conscience limitée ne pouvait pas connaitre la conscience plus grande qui était au-delà de ses propres bornes. La conscience supérieure connaissait l'inférieure et celle-ci ne la connaissait pas. Les bornes qui limitaient la conscience inférieure ne pouvaient pas servir d'argument contre la condition supérieure qui ne pouvait pas être appréciée à cause de ces bornes mêmes. Tels sont quelques-uns des résultats qu'obtinrent les recherches de la science occidentale.
Arrivons maintenant à un autre genre d'étude. Des hommes d'opinions matérialistes, après avoir soigneusement étudié le mécanisme du cerveau, [15] arrivèrent à certaines conclusions quant au genre de cerveau dans lequel des résultats anormaux de conscience se manifestèrent en dehors des états de transe artificiellement produits. Cette école de penseurs se personnifie dans les travaux de Lombroso, savant italien. Il déclare que le cerveau d'un homme de génie est anormal et malade. "Le génie est allié à la folie". Toutes les fois que vous vous trouvez en présence de cerveaux manifestant des phénomènes anormaux, vous êtes sur le terrain de la maladie dont l'aboutissement naturel est la folie. Une idée de ce genre avait déjà été émise avant Lombroso, car nous connaissons le vers de Shakespeare : "Les grands esprits sont proches parents de la folie". En elle-même, cette affirmation n'aurait pas fait grand mal, si elle n'avait été poussée à l'extrême par l'école de Lombroso. Mais, appliquée comme elle l'est ici, elle devient une arme très dangereuse contre toutes les expériences religieuses. Vous voyez des hommes de cette école, basant leurs conclusions sur des faits physiologiques, dire que le cerveau devient anormal quand il répond à certains stimulants qui laissent insensible le cerveau normal. À mesure que cette idée se répand, ils font un pas de plus et disent :
"Nous avons là l'explication de toutes les expériences religieuses. Nous avons toujours eu des visionnaires, des mystiques et des prophètes. Chaque religion renferme des témoignages d'évènements anormaux, de visions et de choses normalement invisibles pour un cerveau sain, équilibré et rationnel. Un homme qui a des visions est un homme dont le cerveau est malade, c'est un névropathe, fut-il un saint ou un sage. Toutes les expériences des saints ou des sages, tous leurs témoignages des phénomènes des mondes invisibles, tout cela sont des rêves d'intelligences désordonnées agissant sur un cerveau surmené et malade".
Les personnes religieuses, troublées par un tel exposé, ne surent y répondre, stupéfiées par ce qui leur fit l'effet d'un blasphème. Regarder toutes les expériences religieuses comme neuropathies, les Saints comme des victimes [16] d'un système nerveux malade et souffrant de troubles obscurs : ils ne surent que dire. Ces idées semblaient attaquer à leur base les espérances de l'humanité et emporter comme en un tourbillon le vaste témoignage entier exprimant la réalité des mondes invisibles.
Une réponse peut être faite à cette affirmation hardie. Je vais la faire le plus succinctement possible avant d'expliquer les conditions dans lesquelles elle peut être faite.
Supposons que leur assertion soit absolument vraie : supposons que les plus grands génies de l'humanité dans la religion, les sciences et la littérature furent collectivement et individuellement des neurasthéniques, des personnes ayant le cerveau malade. Et après ?
Quand nous jugeons la valeur de ce qu'un homme a donné au monde, nous ne le jugeons pas par l'état de son cerveau, mais par l'influence qu'il a exercée sur les coeurs, les consciences et les actions des hommes. Si chaque génie était le frère jumeau d'un fou, si chaque Saint était un cerveau malade, si chaque vision du Suprême, des Dévas et des Saints nous arrivait par un cerveau touché. Et après ?
La valeur de ce qu'ils nous ont donné, tel est le critère de leur mesure. Quand la vie d'un homme est entièrement changée par son contact avec un Saint, expliquerons-nous ce changement en disant que le cerveau du Saint était malade ? S'il en était ainsi, la maladie du Saint serait préférable à la santé des gens terre-à-terre ; le cerveau surmené du génie est mille fois plus profitable à l'humanité que le cerveau normal du premier venu. Que nous donnèrent ces hommes ? Ils nous donnèrent toutes les vertus les plus hautes qui poussent l'homme vers l'effort et lui viennent de Dieu ; toute vérité qui nous console dans nos douleurs, qui nous élève au-dessus de la crainte de la mort, qui fait que nous nous savons immortels, voilà ce que nous ont donné ces [17] malades. Peu importe l'étiquette que votre physiologie met sur leur cerveau ! J'adore ceux qui donnèrent à l'humanité ce qui la fait vivre !
Voici ma seconde réponse. Considérons jusqu'à quel point est prouvée la vérité de l'affirmation de l'école de Lombroso. Je suis disposée à admettre – quant aux conditions physiologiques – qu'elle ait raison jusqu'à un certain point ; il est même naturel qu'il en soit ainsi. Le cerveau normal de l'homme, résultat de son évolution jusqu'au stade actuel, est un cerveau qui peut le mieux s'occuper des affaires de la vie ordinaire : acheter, vendre, tromper, escroquer, dominer le mieux le faible et le fouler aux pieds. Le cerveau normal de l'homme doit s'occuper des péripéties de la vie, des tiraillements du monde ; il doit lutter avec les évènements ordinaires de la vie. On ne peut attendre des manifestations de la Conscience Supérieure d'un cerveau nourri d'aliments impurs, esclave des passions et serviteur de l'égoïsme et de la cruauté. Pourquoi vouloir que le cerveau réponde aux impulsions spirituelles de la Conscience Supérieure ou qu'il soit sensible aux subtiles vibrations des mondes supérieurs ? Il est le produit de l'évolution passée et représente le passé.
Mais quant aux autres cerveaux, ceux qui répondent aux plus subtiles vibrations, ils sont les promesses de l'avenir. Ils nous parlent de l'évolution future, non de celle du passé. Ceux qui marchent en tête de l'évolution sont, avec leur nature beaucoup plus évoluée, probablement bien plus facilement désorganisés par les grossières vibrations du monde inférieur que ceux qui y sont adaptés. Et le fait même que les cerveaux soient responsifs aux vibrations plus subtiles les rend moins aptes à répondre aux grossières vibrations du monde inférieur.
Nous avons deux états très différents à observer. Premièrement, le cerveau plus hautement évolué, normalement sensitif et prêt à répondre à de subtiles [18] vibrations est en un état d'équilibre très délicat ; c'est le cerveau d'un génie, soit spirituel, soit artistique ou littéraire. Deuxièmement, le cerveau normal sous une émotion intense et pénétrante peut être rendu anormalement sensitif et jeté plus ou moins hors de son équilibre ; tel est le cerveau du mystique religieux ordinaire et du prophète.
Le premier sera normalement sain, mais mal adapté aux exigences de la vie ordinaire et peu soucieux des intérêts de la vie journalière ; des vibrations violentes l'ébranleront facilement et, par conséquent, il sera irritable et impatient et jeté plus ou moins facilement hors de ses gonds. L'équilibre délicat de son mécanisme nerveux si compliqué sera bien plus facilement troublé que le mécanisme plus rudimentaire d'un cerveau moins évolué. De tels cerveaux gagneront plus tard de la stabilité et de l'élasticité ; à présent, ils perdent facilement leur équilibre. Le second, normalement incapable de répondre aux vibrations subtiles, ne peut être élevé à un point de tension suffisant que par un effort, dont souffre son mécanisme et donne lieu à des désordres nerveux. Une forte émotion, un désir intense d'arriver à la Vie Supérieure, la prière, des jeûnes prolongés, en un mot tout ce qui surmène les nerfs, rend pour un temps le cerveau suffisamment sensitif pour qu'il puisse répondre aux vibrations des plans subtils de l'être. Alors pourront se produire des visions et d'autres phénomènes anormaux. La conscience super physique trouve, pour un bref espace de temps, un véhicule suffisamment sensitif pour recevoir ses impulsions et y répondre. Le cerveau névrosé ne produit pas la vision : elle appartient au monde super physique ; mais le cerveau lui offre accidentellement les conditions nécessaires pour qu'elle puisse s'exprimer physiquement. L'hystérie et d'autres maladies nerveuses accompagnent souvent ces phénomènes. Il est vrai que là où l'évolution est comprise et sagement dirigée, la maladie n'est pas une [19] condition nécessaire à ces expériences supérieures. Il est naturel que, dans bien des cas, de tels hommes et de telles femmes – non évolués et non entrainés et n'ayant pas l'habitude de l'introspection et de l'analyse interne, ignorant le processus des lois de la conscience, étant plongés dans les conditions ordinaires de la vie – soient moins rationnels sur le plan physique que leurs frères ; qu'ils soient moins préoccupés des choses de ce monde parce qu'ils s'occupent beaucoup de celles de la Vie Supérieure.
Voyons pour un moment d'où viendrait le danger. La raison en est simple. Prenons une corde qui, étant distendue, ne rendrait aucun son musical. Tendons-la et elle résonnera ; ce n'est que lorsqu'elle est tendue qu'elle rendra une note, mais c'est alors aussi qu'elle est exposée à se briser. Ainsi en est-il du cerveau. Tant qu'il est ce que l'on peut appeler flasque, il répond simplement aux lentes vibrations du plan physique ; aucune note de la musique céleste ne peut être exprimée par ce cerveau, parce que sa matière nerveuse n'est pas assez tendue pour répondre à des vibrations plus rapides. C'est seulement quand la matière nerveuse est tendue par une forte émotion ou une grande tension que le cerveau ordinaire peut y répondre. C'est pourquoi la tension qui se manifeste comme excitation nerveuse, telle que l'hystérie dans la vie ordinaire, offre les conditions qui rendent la matière nerveuse capable de répondre aux vibrations plus rapides et plus subtiles que celles du plan physique. La tension du système nerveux est une condition nécessaire pour la manifestation extérieure de la Vie et de la Conscience Supérieures. Quand vous comprenez bien ce fait, toutes les attaques des écoles de Lombroso contre toutes les expériences religieuses perdent tout pouvoir et tombent d'elles-mêmes. Cette maladie nerveuse est naturelle, car vous vous occupez de véhicules qui, au stade actuel de l'évolution, ne sont pas aptes à répondre aux vibrations supérieures. À notre stade actuel d'évolution, environnés [20] comme nous le sommes de circonstances impures, de magnétisme impur, d'influences troublantes de toutes sortes, il n'est pas étonnant alors que le cerveau non préparé, en faisant un effort pour répondre aux plus hautes vibrations, soit bouleversé par les vibrations inférieures et devienne discordant au milieu des tons rauques de la terre.
Regardez du côté de l'Orient et voyez comme ce danger a été compris et évité. La psychologie orientale a pour base un Soi qui s'entoure d'un upadhi après l'autre, d'un véhicule après l'autre ; un Soi qui forme graduellement ses propres instruments. Le Soi se forme un corps mental afin que ses facultés pensantes puissent se trouver par lui en contact avec le monde extérieur, il se forme un corps astral afin que ses facultés émotionnelles trouvent leur expression dans le monde extérieur ; il se forme un corps physique afin que, par ce moyen d'activité, il puisse agir dans le monde extérieur. Dans la psychologie orientale, nous nous occupons d'une conscience qui forme des corps suivant ses besoins.
Comment ces corps devront-ils être formés en vue des besoins de la Conscience Supérieure ? En les affinant graduellement et en les plaçant sous le contrôle de la Conscience Supérieure ; c'est pourquoi on ordonne comme moyen la méditation. Mais quand un homme désirait faire de très rapides progrès, il lui semblait plus facile de se retirer dans la jungle et de s'isoler temporairement du monde inférieur. Il échappait ainsi au plus grossier magnétisme du monde extérieur et se plaçait en un lieu où les vibrations grossières ne l'atteignaient pas ; il risquait donc moins d'être troublé par des vibrations plus violentes et plus rudes. C'est dans la jungle et les forêts que de tels hommes commencèrent à méditer. La concentration du mental rendit leur cerveau plus vibrant et plus raffiné et restreignit graduellement les facultés inférieures ; elle amena la tension nécessaire pour une attention prolongée dans les plans supérieurs. La conscience agissant d'en [21] haut, au moyen de cette attention soutenue, s'exerçait sur, le cerveau physique et le rendait de plus en plus vibrant et capable de répondre plus surement aux vibrations supérieures. Ensuite, elle cherchait à attirer vers une région supérieure la conscience inférieure jusqu'à ce qu'elle ne répondît plus aux excitations du monde extérieur. La même insensibilité aux vibrations extérieures que l'hypnotisme procure par des moyens artificiels, est atteinte dans le Yoga par le retrait complet de la conscience des Indriyas (des sens).
Après avoir endormi la sensibilité des sens, le pas suivant était de calmer les pouvoirs du mental, de le rendre ferme afin qu'il cesse de vibrer, devienne immobile et capable alors de répondre aux vibrations venues d'en haut. Quand le mental était devenu tranquille et calme, qu'il n'était plus permis à aucun désir de le troubler, sa sérénité était semblable à un lac parfaitement calme ; sur ce mental ainsi pacifié était projetée la réflexion du Soi ; l'homme voyait, dans la tranquillité du mental et le silence des sens, la majesté, la gloire du Soi. Telle est la méthode orientale.
Pour arriver à ce point, il faut que nous comprenions combien le cerveau doit être modifié, raffiné, amélioré et combien tous ses liens de relation doivent être remaniés et reconstruits pour qu'il puisse servir à l'expression de la Conscience Supérieure. En suivant la ligne de discipline du Soi ou le Yoga, quelles sont les conditions de l'évolution du cerveau ? Premièrement, la pureté du corps, secondement un corps plus affiné et la composition de plus en plus compliquée du cerveau. Ces choses sont essentielles. Ne croyez pas que, tant que vos passions vous gouvernent et que leurs exigences peuvent bouleverser le mental, tant que le corps ne connait point de frein, vous serez prêt à recevoir dans le mental la réflexion du Soi. Vous devez apprendre à diriger le corps, à le contrôler en lui donnant le sommeil, l'exercice et la nourriture raisonnables, en satisfaisant à tous ses besoins, afin de [22] le maintenir en bonne santé, non comme à un maitre, mais à un serviteur de la conscience. Écoutez ce que dit Shri Krishna :
"Le Yoga n'est vraiment pas pour celui qui mange trop ou s'abstient à l'excès, ni pour celui qui est adonné à trop de sommeil, ni même pour celui qui veille trop, ô Arjuna." 1
Il ne faut d'excès en aucun sens, il ne faut pas torturer le corps qui doit être un instrument ; mais aussi il ne faut pas lui céder afin qu'il ne s'imagine pas être le maitre du Soi. Là où cet entrainement est pratiqué, le cerveau devient plus apte à recevoir les vibrations plus subtiles sans rien perdre de son équilibre, et la santé n'est pas sacrifiée au gain de la délicatesse et de la sensibilité. Le Yogi est d'une sensitivité exquise et en même temps en parfaite santé.

1 La Bhagavad-Gîta, VI, 16.

Ayant purifié et contrôlé le corps, nous pouvons le rendre sensitif aux vibrations supérieures et responsif aux sons les plus sublimes. Mais pour arriver à cela, nous devons perdre l'intérêt que nous portons aux choses inférieures et devenir indifférents aux attractions de la vie extérieure. Vairâgya (discernement) doit être possédée, car c'est une condition de la Conscience Supérieure se révélant dans le monde inférieur. Tant que vous aimez les choses inférieures du monde, la Conscience Supérieure ne peut pas employer cet upadhi comme véhicule. La dévotion, dirigée vers le Suprême, un développement clair, équilibré et intelligent de l'intellect et des émotions, telle est la voie que nous devons suivre si la Conscience Supérieure doit être manifestée sur terre. Nous devons être purs dans notre vie, compatissants et tendres ; nous devons apprendre à voir le Soi dans chacun de ceux qui nous entourent, dans celui qui est laid comme dans celui qui a la beauté, dans l'inférieur comme dans le supérieur, dans la plante aussi bien que dans le Déva. Celui qui voit le Soi en toutes choses et toutes choses en le Soi, celui-là voit ; en vérité, il voit.