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LES ENSEIGNEMENTS DES MAITRES DE LA HIERARCHIE

LES LOIS DE LA VIE SUPÉRIEURE — Conférences données à la douzième Convention annuelle de la Section Indienne de la Société Théosophique en décembre 1902 à Bénarès Par Annie BESANT - 1902

CHAPITRE III — LA LOI DU SACRIFICE

CHAPITRE III

LA LOI DU SACRIFICE


Nous avons vu que dans la mesure où un homme calme ses sens et domine son mental, il peut réaliser en lui la Conscience Supérieure. Nous avons vu ensuite qu'il n'avance vers la réalisation de la Vie Supérieure que dans la mesure où il obéit à la Loi du Devoir et s'adonne résolument à l'accomplissement des obligations qui lui incombent.
Nous allons essayer maintenant de nous élever à une région plus haute et de voir comment, après avoir pratiqué la Loi du Devoir, la Loi du Sacrifice, l'élevant plus haut, lui permettra d'atteindre l'union avec la Divinité.
Aussi allons-nous étudier maintenant la Loi du Sacrifice.
On a dit, et avec juste raison, que l'Univers où nous vivons porte l'empreinte du Sacrifice. Et pourquoi n'en serait-il pas ainsi, puisque cet univers ne doit son origine qu'à un acte de sacrifice, c'est à dire à la limitation que le Logos s'est imposée afin que le monde puisse sortir du néant ? Sur ce point, toutes les religions ont le même enseignement : savoir que la manifestation commença par un acte de sacrifice divin. On peut citer à l'appui toutes les Écritures l'une après l'autre ; mais vous êtes tellement familiarisés avec cette idée qu'aucune preuve n'est nécessaire.
La nature de ce sacrifice nous semble consister dans les limitations de la matière auxquelles s'est astreint l'Immatériel, dans les voiles de conditions dont [37] s'est revêtu l'Inconditionné, dans les liens qui ont enchainé Celui qui était libre de tous liens. La première pensée qui nous vient à l'esprit, quand nous observons l'évolution d'un univers, est que cette manifestation de la vie n'est possible que par ses limitations qui indiquent les conditions de son évolution, et, de même que la vie se manifeste en revêtant des formes, par la rupture des formes les unes après les autres et le revêtement de nouvelles, la vie évolue continuellement. Nous voyons la vie, qui est manifestée dans la matière, attirer de la matière autour d'elle, qu'elle s'approprie comme forme ; à mesure que la forme s'use par l'exercice des fonctions, la Vie est toujours occupée à attirer à elle de nouveaux matériaux pour remplacer ceux qu'elle a perdus. Nous voyons les formes s'épuisant toujours et se renouvelant sans cesse et la vie ne pouvant se manifester qu'en apportant continuellement de nouveaux matériaux à des formes qui déclinent et les conservant ainsi comme véhicules de manifestation. La vie ne peut évoluer que par cette recherche constante de la matière non appropriée qu'elle rend propre à la construction et au renouvèlement des formes.
Ainsi s'implante dans la nature même de l'être qui est en voie de croissance, l'idée qu'en prenant, en saisissant, en retenant, il conserve et accroit la vie en lui. C'est cela que la vie parait apprendre par son contact avec la matière et elle ne comprend pas, dans les premiers stades, que prendre, saisir, tenir et garder ne constitue pas réellement la condition de la vie, mais celle du maintien de la forme dans laquelle la vie est manifestée. La forme ne peut exister qu'en vertu de la matière nouvelle qu'elle prend. À mesure que la vie croît, se développe, cette appropriation constante est le signe du Jiva évoluant. Partout, il apprend que sur le chemin de Prakriti, le sentier de l'accroissement, il doit saisir, prendre, retenir et s'approprier. Partout il apprend à essayer d'absorber d'autres formes en lui et, par l'union de ces formes avec la sienne propre, à [38] préserver la continuité de son existence dans la forme.
Quand les Grands Instructeurs commencèrent à donner des leçons au Jivatma évoluant, lorsqu'il eut atteint le degré de matérialité voulu, alors il reçut un enseignement étrange tout opposé à toutes ses expériences passées. L'Instructeur commença par lui dire :
"La vie se conserve non seulement en prenant, mais en sacrifiant ce que vous vous êtes déjà approprié, c'est une erreur de croire que, pour vivre et croitre, il faille simplement s'approprier et absorber d'autres formes dans la nôtre et que sans cela elle ne pourrait continuer d'exister. Le monde entier est soumis à une loi de dépendance mutuelle ; par l'adhésion et en vertu de ce fait tous les êtres existent. Vous ne pouvez vivre seul dans un monde de formes ; vous ne pouvez conserver votre propre forme en vous en appropriant d'autres sans contracter une dette qui doit être acquittée par le sacrifice de quelque chose de cet objet qui a été approprié pour le maintien des autres vies. Toutes les vies sont liées entre elles par une chaine d'or et cette chaine est la Loi du Sacrifice et non la loi de l'accaparement. L'univers, émané par un acte de sacrifice suprême, ne peut continuer à subsister que par un sacrifice constamment renouvelé."
Écoutez ce qu'enseigne Shri Krishna :
"Le monde n'est pas pour celui qui ne se sacrifie pas ; bien moins encore l'autre (monde), ô le meilleur des Kurus." 3
L'homme ne peut pas vivre, même dans ce monde des formes, sans accomplir des actes de sacrifice. La roue de la Vie ne peut tourner à moins que chacun de ses membres, à moins que chaque créature vivante n'aide à la faire tourner par l'accomplissement d'actes de sacrifice. La vie est conservée par le sacrifice où toute évolution a sa racine. [39]
Afin que cette leçon puisse être enseignée comme il convient, nous voyons les Grands Instructeurs insister sur les actes de sacrifice et montrer que, par la vertu de ces actes, la roue de la Vie se meut et que cela nous apporte toutes les bonnes choses. C'est pour cela que nous trouvons prescrit dans le rituel indou les cinq sacrifices bien connus qui comprennent dans leur vaste signification tous les sacrifices nécessaires à la conservation de toutes les créatures du monde.
On nous enseigne que nos relations avec le monde invisible, le monde des Dévas, ne peuvent être maintenues que par le sacrifice aux Dévas qui témoigne de notre dépendance vis à vis d'eux. Nous leur donnons, ils nous donnent et, nous nourrissant ainsi mutuellement, nous récoltons le bien le plus élevé. 4

3 Bhagavad-Gîta, IV, 31.
4 Bhagavad-Gîta, III, 11.


Ensuite, nous apprenons le sacrifice aux Rishis, le sacrifice aux Sages, aux Instructeurs. C'est le sacrifice de l'étude et, l'accomplissant, nous payons une de nos dettes et remplissons une de nos obligations ; car, par l'étude, nous apprenons afin de pouvoir enseigner et de cette façon nous assurons la perpétuité du savoir qui se transmet ainsi de génération en génération. Nous apprenons aussi que nous devons payer la dette envers nos Ainés par le sacrifice au passé, à nos ancêtres, aux Pitris ; reconnaissant par là ce que nous devons au passé, nous payons notre dette en donnant pour l'avenir.
Nous apprenons ensuite à payer notre dette à l'Humanité ; on nous enseigne qu'il faut au moins nourrir un homme chaque jour. Nous savons que l'esprit de cet acte n'est pas simplement de nourrir un pauvre : quand cet homme est ainsi nourri, le Dieu du sacrifice est aussi nourri, et, lorsqu'il est nourri, l'Humanité est rassasiée en Lui. Exactement comme lorsque Durvasa alla trouver les Pandavas dans leur exil et, le repas étant terminé, demandait de la nourriture là où aucune [40] nourriture n'existait plus ; et le Seigneur du Sacrifice vint et dit aux Pandavas de chercher un aliment et ils trouvèrent un grain de riz qu'il mangea : sa faim fut apaisée, et c'est ainsi que l'armée nombreuse des ascètes fut rassasiée. Il en est de même pour le sacrifice à l'homme : on Le nourrit Lui-même qui se trouve en tous et dans chaque vie humaine ; et, en Le nourrissant ainsi sous la forme d'un homme, nous nourrissons l'humanité entière elle-même.
En dernier lieu, nous apprenons à sacrifier aux animaux. Dans le sacrifice aux animaux, dans les deux ou trois animaux que nous sommes tenus de nourrir journellement, nous nourrissons le Seigneur des animaux dans la création animale et, par ce sacrifice est conservé le monde animal.
Telles sont les anciennes leçons données à la jeune humanité pour lui enseigner la forme et l'essence de l'acte sacrificiel. Et nous apprenons que l'esprit de la loi des cinq sacrifices a une valeur bien plus élevée que celle qui s'attache à la lettre de la loi. De plus, nous apprenons à étendre à l'esprit de sacrifice la reconnaissance de la Loi d'Obligation et de la Loi du Devoir. Lorsque la Loi du Sacrifice est ainsi entremêlée et unie à la Loi d'Obligation, le Jiva qui évolue se trouve en présence d'un nouveau pas à faire.
Vous avez appris à remplir certains actes comme actes obligatoires : vous devez maintenant apprendre que le monde est lié par l'action, excepté par l'action qui est un sacrifice. Vous devez apprendre que rechercher le fruit des actes, c'est se lier au monde des actes et que, si nous voulons nous affranchir de ce lien, nous devons partout sacrifier le fruit de l'action.
"Dans ce but, libre d'attachement, ô fils de Kuntî, accomplis ton action." 5 [41]
C'est là le pas qui vient après. Cela ne veut pas dire que quelques actions particulières doivent être, en tant que sacrifice, exclues du champ d'activité de l'homme, mais que toutes les actions doivent être envisagées au point de vue du sacrifice par le renoncement au fruit de l'action. Lorsque nous sacrifions le fruit de l'action, nous commençons à desserrer les liens de l'action qui nous lient au monde. Ne lisons-nous pas :
"Pour celui qui a détruit l'attachement, qui est harmonisé, dont les pensées sont fixées dans la sagesse, qui accomplit des sacrifices, toute action s'évanouit pour lui."6
Le monde est lié par Karma, par l'action, sauf par l'action qui est un sacrifice. Telle est la leçon qui commence à être murmurée à notre oreille quand nous approchons de la fin du Prakriti-Marga et quand arrive le moment où nous nous tournons vers le chemin de retour, le Nivritti-Marga. Lorsqu'un homme commence à renoncer au fruit de l'action, lorsqu'il a appris à accomplir toutes ses actions comme devoir, sans en chercher le résultat, alors arrive le moment critique dans l'histoire de l'évolution de l'âme humaine ; alors, à mesure qu'il sacrifie le fruit de l'action, un son plus élevé encore résonne à son oreille ; une leçon plus haute qui le conduit au Nivritti-Marga, le Sentier du Retour, se fait entendre.
"Le sacrifice de la sagesse vaut mieux que le sacrifice des richesses, ô Parantapa !" dit Shri Krishna. "Ô Partha, toutes les actions sont contenues dans la sagesse. Apprends cela par la vie du disciple, par les questions et par l'adoration. Les Sages, les voyants de l'Essence des Choses, t'instruisent dans la sagesse et, l'ayant apprise, tu ne tomberas plus dans cette confusion, ô Pandava, car par elle tu verras, sans exception, toutes choses dans le Soi et tout en Moi." 7 [42]
La note que nous avons appris à connaitre comme étant celle de la spiritualité retentit en ces paroles. Par le "sacrifice de la sagesse", nous apprenons à voir tous les êtres dans le Soi et ainsi en Dieu. C'est là la note du Chemin du Retour, du Nivritti-Marga. Telle est la leçon que doit apprendre maintenant l'homme qui évolue.

5 Bhagavad-Gîta, III, 9.
6 Bhagavad-Gîta, IV, 23.
7 Bhagavad-Gîta, IV, 34, 35.

Le point critique se produit maintenant dans l'histoire du Jiva évoluant ; il essaye de sacrifier le fruit de l'action, il essaye de mourir aux attachements (aux désirs). Et quel est le résultat inévitable ? L'attachement au fruit s'évanouit, Vairâgya le saisit, l'indifférence le domine et il se trouve comme suspendu dans le vide. Tout motif d'action a disparu. Il a perdu l'excitation du Prakriti-Marga et n'a pas encore trouvé celle du Nivritti-Marga. Dégouté de tout, excédé de la Loi du Devoir, il n'a pas encore pénétré jusqu'au coeur de la Loi du Sacrifice.
À ce moment d'arrêt, à ce moment où il semble suspendu dans le vide, il semble avoir perdu tout contact avec le monde des formes et des objets, et il n'a pas encore pris contact avec le monde de la Vie, avec "l'autre côté". Il semble être un homme passant d'un précipice à un autre sur un pont étroit et qui soudain verrait le pont s'effondrer sous ses pieds : il ne peut retourner en arrière ni atteindre l'autre rive. Il est comme suspendu dans le vide, au-dessus de l'abime et a perdu contact avec tout.
Ne crains rien, ô âme tremblante, quand arrive ce moment de l'isolement absolu. Ne crains pas de perdre contact avec le transitoire, avant que tu aies trouvé contact avec l'Éternel. Écoute ceux qui ont éprouvé le même isolement, mais qui sont passés plus loin, ceux qui ont trouvé que ce qui semblait le vide était la plénitude véritable, écoute-les proclamant la Loi de la Vie où tu dois entrer maintenant : "Celui qui aime sa vie la perdra ; mais celui qui perd sa vie la retrouvera dans la Vie Éternelle". [43]
C'est là la pierre de touche de la Vie Intérieure. Vous ne pouvez atteindre le supérieur que lorsque vous avez perdu l'attirance à l'inférieur. Vous ne pouvez sentir le supérieur que lorsque l'inférieur vous donne la sensation d'un cadavre.
Un enfant, grimpant à une échelle au-dessus d'un précipice, entend la voix de son père qui l'appelle d'en haut. Il veut arriver jusqu'à lui ; mais, voyant le gouffre béant, de ses deux mains il s'attache désespérément à l'échelle. La voix lui dit : "Laisse l'échelle et étends les mains vers le haut, au-dessus de ta tête", mais l'enfant a peur , s'il lâche l'échelle, de tomber dans le vide. Il ne peut voir au-dessus de sa tête, l'air semble devoir lui manquer ; il n'y a rien là où s'accrocher. C'est à ce moment que ce produit l'acte de foi suprême : ses mains lâchent l'échelle ; il élève ses mains vides dans l'air libre qui est au-dessus de lui et voyez : les mains de son père ont saisi les siennes et la force du père l'élève jusqu'à côté de lui. Telle est la Loi de la Vie Supérieure : en donnant l'inférieur, le supérieur est assuré, et en rejetant la vie que nous connaissons, nous devenons la propriété de la Vie Éternelle.
Personne, si ce n'est ceux qui l'ont éprouvé, ne peut se faire une idée de ce grand vide où s'est évanoui le monde de la forme et où ne s'est pas encore fait sentir la Vie de l'Esprit. Là, entre les deux, se trouve le gouffre qu'il faut franchir, et, aussi étrange que cela puisse paraitre, c'est au moment de l'isolement absolu, lorsque l'homme est rejeté sur lui-même, qu'il n'y a rien autour de lui que le vide silencieux, c'est de cet anéantissement de l'être que l'élève l'Être Éternel ; et celui qui a osé s'élancer du marchepied temporel se trouve sur le roc solide de l'Éternel.
Telle est l'expérience qu'ont faite tous ceux qui, dans le passé, ont atteint la vie spirituelle. Tel est le témoignage qu'ils nous ont laissé pour nous encourager et nous réconforter lorsque pour nous arrivera aussi [44] l'heure de traverser ce gouffre. Nous lisons dans les Shastras et dans les actions extérieures qui sont pleines de profondes significations que, lorsque le disciple s'approche de son Instructeur, il doit toujours le faire en tenant en main le bois du sacrifice. Qu'est-ce que le bois du sacrifice ? Il représente tout ce qui appartient au soi personnel inférieur. Tout doit être jeté dans le feu du sacrifice, rien ne doit être conservé. Il doit bruler sa nature inférieure et ses propres mains doivent allumer le feu. Il faut qu'il se sacrifie lui-même. Personne d'autre ne peut le faire pour lui. Donnez donc votre vie et donnez-la toute entière. Ne conservez rien ; autant que vous pouvez le savoir, criez vers le Seigneur que le sacrifice est sur l'autel et ne reculez pas devant le feu qui consume. Dans la désolation de l'isolement, confiez-vous à la Loi qui ne peut faire défaut. Si la Loi du Sacrifice est assez puissante pour soutenir le poids de l'univers, cèdera-t-elle sous la pesée d'un atome tel que moi ? Elle est assez forte pour qu'on s'y confie : c'est ce qui existe de plus fort. La Loi du Sacrifice consiste en ce que la vie de l'Esprit consent à donner et non à prendre, en répandant cette vie au-dehors et non en amassant, en se donnant et non en s'appropriant, enfin en abandonnant entièrement tout ce que l'on a, certain que la plénitude de la Vie Divine pénètrera tout. On a trouvé la Vie inépuisable qui sort perpétuellement en bouillonnant de la plénitude illimitée du Soi. La forme est limitée : la Vie est illimitée. C'est pourquoi la forme vit en s'appropriant et la Vie s'accroit par le don. Dans la proportion exacte où nous nous débarrassons de ce que nous avons, se produit une place qu'emplit la Plénitude Divine et elle nous remplit mieux que tout ce qui nous remplissait auparavant. C'est pourquoi la caractéristique du Nivritti-Marga est la renonciation. La renonciation est le secret de la Vie comme l'appropriation est le secret de la Forme.
Telle est la Loi du Sacrifice que nous devons apprendre : donner sans restriction et encore, et toujours [45] donner ; par cela et par cela seul, nous vivons.
Nous entrons d'abord dans le Nivritti-Marga où la Renonciation elle-même s'offre pour être notre guide ; sa voix peut nous sembler froide et sévère et son aspect peut nous paraitre presque menaçant. Ayez confiance en elle, néanmoins, quelles que puissent être les apparences, et essayez de comprendre pourquoi, à première vue, le Sacrifice nous donne une idée de peine.
Au point de vue de la forme, le sacrifice est la rupture des formes, le rejet des objets ; et la forme, qui sent la vie se retirer d'elle, crie dans son angoisse et sa terreur contre ce retrait de la vie qui maintient son existence même ; c'est ainsi que nous arrivons à croire que le sacrifice est un acte douloureux parce qu'il est accompagné d'angoisse et de terreur et il en sera ainsi tant que nous nous identifierons avec la forme.
Mais quand nous commençons à vivre la vie de l'Esprit, la vie reconnait l'Un dans la multiplicité des formes, alors nous commençons à entrevoir la suprême vérité spirituelle, que le sacrifice n'est pas souffrance, mais joie, qu'il n'est pas chagrin, mais délice, que ce qui est douloureux à la chair est félicité à l'Esprit qui est notre véritable Vie.
Nous voyons alors que l'aspect du sacrifice qui était douloureux n'était dû qu'à une erreur. Le monde ne peut pas donner de plaisir plus vif ; il est plus joyeux que toute la joie que peuvent procurer les richesses ou la position, plus rempli de félicité que toutes les félicités que le monde peut offrir, car il est la félicité de l'Esprit libéré qui, en se répandant au-dehors, trouve l'union avec le Soi et sait qu'il vit en de nombreuses formes et se répand par de nombreux canaux au lieu d'être limité à une seule forme.
Telle est la joie des Sauveurs de l'humanité, de Ceux qui ont atteint la Connaissance de l'Unité et sont devenus les Guides, les Aides, les Rédempteurs de la [46] race. Pas à pas, lentement, petit à petit, ils sont montés plus haut et toujours plus haut ; ils ont franchi le gouffre du néant dont j'ai parlé et ils ont pris pied de l'autre côté. Ils ont retrouvé le sens de la réalité de la vie et, dans l'abime du néant où ils semblent s'être perdus pour un temps, ils se sont soudainement trouvés au-dessus du monde des formes. Toutes les formes, vues de ce plan élevé, sont les vaisseaux d'une seule Vie et d'un seul Soi.
Ils ont trouvé avec un sentiment de joie inexprimable que le Soi vivant peut se répandre dans les innombrables formes et ne fait pas de différence entre une forme et une autre forme, toutes étant les canaux de l'Esprit.
C'est pourquoi le Sauveur du monde peut aider la race et fortifier ses frères encore faibles. S'étant élevé à cette hauteur où tous les soi sont connus comme un, les différentes formes sont toutes la Sienne et Il se connait Lui-même en chacune d'elles ; Il peut se réjouir avec celui qui est joyeux et s'affliger avec celui qui a du chagrin ; Il est faible avec le faible, fort avec le fort, tout faisant partie de Lui-même. Pour Lui, le juste et le pécheur sont égaux ; Il n'éprouve pas d'attraction pour l'un ni de répulsion pour l'autre. Il peut voir que dans chaque stade le Soi unique vit cette Vie qui est Lui-même. Il se reconnait dans la pierre, dans la plante, dans la brute, dans le sauvage, comme dans le Saint et le Sage et Il voit une Vie partout et sait qu'Il est Lui-même cette Vie. Où donc trouver la place pour la peur et pour le reproche ? Il n'y a rien que le Soi Unique et rien en dehors de Lui qui puisse être craint.
C'est là la paix véritable et cela, et cela seul, est la Sagesse. La seule Vie Spirituelle est de connaitre le Soi et cette Vie est joie et paix.
Ainsi, la Loi du Sacrifice, qui est la Loi de la Vie, est aussi la Loi de la Joie et nous savons qu'il n'y a pas de joie plus profonde que la joie de se répandre et de ne rien prendre, et qu'aucune joie limitée ne peut être [47] égale à celle de se donner.
S'il était possible à chacun de nous de saisir, ne fût-ce qu'un instant, un faible rayon de la Vie Spirituelle, nous verrions alors le monde transitoire sous ses vraies proportions et combien est peu de chose ce que l'homme estime être si précieux. Aussi la Loi du Sacrifice, qui est aussi la Loi de la Vie, la Loi de la Joie et la Loi de la Paix est résumée dans ce Maharakya, cette grande parole : "Je suis Toi, Tu es Moi".
Et maintenant, pendant un moment, ramenons ce sublime idéal ici-bas, au niveau de notre vie journalière et voyons comment la Loi du Sacrifice, en agissant sur nous-mêmes, se manifestera dans le monde extérieur des hommes.
Nous avons appris à réaliser, ne fût-ce que pour un moment, l'unité du Soi. Nous avons appris un mot, une lettre du Livre de la Sagesse. Comment alors devons-nous nous conduire envers nos frères, les hommes ? Nous voyons un homme vil, dégradé, ignorant et abject ; aucun lien spécial de parenté, aucun karma passé ne nous lie à lui et rien de ce que nous regardons comme obligation ne rapproche notre forme de la sienne. Mais, par la Loi du Sacrifice, ayant réalisé l'unité du Soi, quand nous voyons le Soi en lui, la forme disparait ; nous savons que nous sommes cet homme et que cet homme est nous. En conséquence, la compassion prend la place de ce qui est répulsion chez l'homme du monde, l'amour remplace la haine ; la tendresse, l'indifférence et l'homme de Sacrifice est reconnu de ceux qui l'entourent par cette compassion divine qui consiste à ne pas voir ce que la forme extérieure a de répulsif et à ne réaliser que la beauté du Soi qui y est enfermé.
L'homme de Sacrifice, l'homme instruit rencontre un ignorant ; éprouvera-t-il le dédain du savant pour l'homme ignorant ? Le traitera-t-il comme le supérieur traiterait l'inférieur, celui dont il est séparé ? Non, il ne regarde pas sa sagesse comme lui appartenant, mais [48] comme une propriété commune appartenant également à tous, et il partage sa sagesse qui est sous une forme séparée avec l'ignorance qui est sous une autre forme séparée ; il le fait sans éprouver de différence à cause de l'unité du Soi.
Il en est de même pour toute autre différence du monde des formes. L'homme qui vit par la Loi du Sacrifice réalise l'unité du Soi et ne voit de différence que dans la forme qui le contient et non dans la vie elle-même qui y est contenue. En conséquence, il n'amasse de la sagesse et de la connaissance dans sa forme séparée que pour partager avec les autres ce qu'il a amassé pour les autres, et il perd entièrement le sens de la vie séparée et devient une partie de la Vie Universelle.
Quand il réalise cela, il sait que la seule valeur du corps est d'être un canal de la Vie Supérieure, un instrument de cette vie ; il s'élève alors lentement et graduellement au-dessus de toutes pensées, sauf la pensée de l'unité et il se sent être une partie de ce vaste monde de souffrance : il sent alors que les souffrances de l'humanité sont ses souffrances, que les péchés et les faiblesses de ses frères sont ses propres péchés, ses propres faiblesses ; il réalise ainsi l'unité et voit, à travers toutes les différences, le Soi Unique qui s'y trouve caché.
C'est de cette façon seulement que nous pouvons vivre dans l'Éternel.
"Ceux qui voient les différences passent d'une mort à une autre" ; ainsi parlent les Shruti. L'homme qui voit la différence meurt sans cesse réellement, car il vit dans la forme qui dépérit à chaque moment ; c'est pourquoi c'est la mort qui est dans la forme et non dans l'Esprit qui est la Vie.
Précisément alors, dans la mesure où vous et moi, mes Frères, nous ne reconnaissons pas la différence qui [49] existe entre l'un et l'autre, mais que nous sentons l'unité de la Vie et savons que cette Vie est commune à tous, que nul n'a le droit de se glorifier de son lot ni de s'enorgueillir de sa part, c'est seulement dans cette mesure que nous vivons la Vie réelle.
Oh ! si je pouvais, pendant un fugitif instant, vous montrer, par l'art de la parole ou par la passion de l'émotion, un reflet de la faible lueur (que, par la faveur des Maitres, j'ai pu saisir), de l'éclat et de la beauté de la Vie qui ne connait pas de différence et n'admet pas la séparation, vos coeurs seraient tellement saisis par le charme de cette gloire que toutes les beautés de la terre vous paraitraient des laideurs, tout son or des scories ; tous ses trésors ne seraient que de la poussière à côté de la joie inexprimable de la Vie qui se sait Une.
Il est difficile de garder cette vision, même quand on l'a vue une fois, au milieu des vies séparées des hommes, des exigences des sens et des illusions du mental. Mais l'avoir vue une fois, ne fût-ce qu'un instant, change l'aspect du monde entier et quand on a entrevu la majesté du Soi, aucune vie, en dehors de cette Vie, ne semble valoir la peine d'être vécue.
Comment pourrons-nous rendre réelle, comment pourrons-nous nous approprier cette merveilleuse reconnaissance de la Vie qui est au-delà de toutes les vies, du Soi qui est au-delà de tous les soi ?
Uniquement par des actes journaliers de renonciation dans les petites choses de la vie, uniquement en apprenant, dans toute pensée, tout mot et toute action, à vivre et à aimer l'Unité ; non pas en en parlant seulement, mais en la pratiquant en toute occasion, en nous plaçant en arrière et en plaçant les autres au premier rang, en voyant toujours ce dont les autres ont besoin et en essayant d'y subvenir, en apprenant à être indifférent aux réclamations de notre nature inférieure et en refusant de l'écouter. Je ne connais pas d'autre chemin sinon que cette voie humble, [50] patiente, persévérante, cet effort de chaque heure, de tous les jours et qui dure des années jusqu'à ce que le sommet de la montagne soit atteint.
Nous parlons de la Grande Renonciation, nous parlons de Ceux aux Pieds desquels nous nous courbons, comme de Ceux qui "ont accompli la Grande Renonciation". Ne croyez pas qu'ils ont fait leur renonciation lorsqu'Ils se tenaient sur le seuil du Nirvâna et qu'Ils entendirent les sanglots du monde angoissé et retournèrent vers lui pour l'aider. Ce ne fut pas à ce moment que la réelle, la grande renonciation fut faite. Ils la firent maintes et maintes fois dans les centaines de vies précédentes. Ils la firent dans la pratique constante des petites renonciations de la vie, par une pitié continuelle, par des sacrifices journaliers de la vie humaine ordinaire. Ils ne le firent pas à la dernière heure, quand Ils furent sur le seuil du Nirvâna, mais pendant le cours de vies vouées au sacrifice, jusqu'à ce qu'à la fin la Loi du Sacrifice devienne tellement la loi de Leur être, qu'au dernier moment, quand Ils eurent Leur choix à faire, Ils ne purent faire autre chose que d'écrire dans les annales de l'univers les innombrables renonciations du passé.
Aujourd'hui, mes Frères, vous et moi, nous pouvons, si nous voulons, commencer à faire la Grande Renonciation, et, si nous ne la commençons dans la vie journalière, dans nos rapports quotidiens avec nos semblables, soyez assurés que nous ne pourrons la faire quand nous serons arrivés au sommet de la montagne. L'habitude du sacrifice journalier, l'habitude de penser, l'habitude de toujours donner et de ne rien prendre, cela seul nous apprendra à faire ce que le monde appelle la Grande Renonciation.
Nous rêvons de grandes actions d'héroïsme, de fortes épreuves et nous croyons que la vie du disciple consiste en épreuves terrifiantes pour lesquelles il se prépare et vers lesquelles il s'avance, les yeux ouverts, [51] puis que, par un combat suprême, il obtient la couronne de la victoire.
Frères, il n'en est pas ainsi : la vie du disciple est une longue série de petits renoncements, de sacrifices journaliers, de mort continuelle dans le temps, afin que le côté supérieur puisse vivre éternellement. Ce n'est pas un acte unique, frappant le monde d'admiration, qui constitue l'état véritable du disciple ; s'il en était ainsi, le héros et le martyr seraient plus grands que le disciple. La vie du disciple est vécue au foyer domestique, dans les villes, dans les administrations, dans les affaires, en un mot dans la vie ordinaire de tous.
La vraie vie de sacrifice est celle qui s'oublie entièrement, dans laquelle le renoncement est devenu si ordinaire qu'il ne coute plus d'effort et devient naturel. Si nous vivons cette vie de sacrifice, si nous vivons cette vie de renonciation, si, journellement et avec persévérance, nous nous dépensons pour les autres, nous nous trouverons un jour au sommet de la montagne et nous découvrirons que nous avons fait la Grande Renonciation sans avoir jamais rêvé que tout autre acte fût possible.
Paix à tous les êtres.
FIN DU LIVRE