CHAPITRE III

MÉTHODES DE YOGA ET DÉVOTION


Frères,
Vous vous rappellerez que nous avons examiné, hier, l'essence, la nature du Yoga. Mais j'ai parlé aussi des moyens d'atteindre le Yoga, comme étant un des sujets de la Gîtâ, c'est là notre sujet spécial d'aujourd'hui et aussi de demain. Comment le Yoga peut-il être atteint ? Nous avons remarqué, en étudiant son essence, qu'il consistait en la réalisation de l'unité, de sorte que c'était une chose très stable et bien équilibrée. Le Yogî se tient sur le roc de l'unité et c'est de là que toutes ses activités sont exercées.
Mais comme ce centre stable, cet équilibre, est une chose terriblement difficile à atteindre, il n'est pas étonnant qu'une des premières questions qui s'élevèrent dans le mental impatient du disciple attentif, Arjuna, porta sur ce fait de la difficulté d'atteindre un tel centre, sur l'apparente impossibilité de rester calme au milieu du tourbillon. Par suite, nous le voyons poser cette question célèbre, qui est répétée, je pense, par chaque aspirant individuellement, comme si c'était une particularité spéciale à lui-même, à son moi infortuné, [64] rendant le sentier plus difficile pour lui que pour tout autre de ses compagnons : "Ce Yoga que Tu as déclaré comme dû à l'égalité d'âme, ô Madhusûdana, je ne lui vois pas de base stable, à cause de l'agitation ; car en vérité le mental est agité, ô Krishna ; il est impétueux, ardent et difficile à dompter ; je le considère comme aussi dur à dominer que le vent" (VI, 33, 34). La réponse arrive promptement : "Sans doute, ô puissamment armé, le mental est dur à soumettre, et agité ; mais il peut être soumis par une pratique constante et par le détachement. Le Yoga est difficile à atteindre, il me semble, par un moi qui n'est pas contrôlé, mais, pour celui qui est contrôlé par le Soi, il peut être atteint par l'énergie convenablement dirigée" (VI, 35, 36). Telle est la réponse constamment réitérée de l'Instructeur du Yoga à l'expérience du disciple constamment répétée. Chacun de nous sait qu'il est vrai que le mental est difficile à dompter, dur à réprimer, et plus nous essayons de le réprimer, plus le mental parait vigoureux dans sa précipitation turbulente ; pourtant le Seigneur du Yoga déclare qu'il est possible d'atteindre la sérénité, et Il donne deux mots pour servir de guides à l'aspirant : pratique constante et impassibilité. Vous pouvez vous rappeler un verset précédent dans lequel Il a dit : "Chaque fois que le mental inconstant et instable s'échappe, chaque fois retiens-le et ramène-le sous le contrôle du Soi" (VI, 26). C'est là la "pratique constante" ; et sans cela, il n'est nulle possibilité d'équilibre ; et il en est naturellement ainsi, parce que durant des milliers et des milliers d'années le mental s'est enfui dans toutes les directions, et ce vagabondage du mental est le signe de son [65] développement jusqu'à une certaine période. Là où le mental est à un stade peu élevé de développement, il repose indifférent, endormi, à l'intérieur de l'homme, sauf quand il est attiré au dehors par quelque puissante sollicitation physique. Aucun progrès n'est possible, si ce n'est par la sortie du mental, et cette activité inquiète du mental est nécessaire à son évolution, nécessaire pour pousser l'homme vers un stade d'où il peut commencer à s'entrainer à l'égalité d'âme. Donc une constante pratique, la direction du mental vers le Soi pour le placer dans le Soi, encore et sans cesse avec une patience infatigable ; une persévérance infinie, tel est le premier pas. Que le prétendu Yogî imite la magnifique patience qui, en Occident, caractérise l'homme de science, cette persévérance invincible avec laquelle, année après année, il répètera la même expérience jusqu'à ce que le résultat définitif soit certain et qu'aucun doute ne subsiste ; la même patience magnifique est exigée du prétendu étudiant de la science du Yoga, car le Yoga est vraiment une science et doit être suivi conformément à la loi. Mais c'est précisément parce qu'il est soumis à la loi, qu'il est certain. S'il n'était pas soumis à la loi, alors il n'y aurait pas certitude de succès, car vous pourriez constamment le diriger sans résultat ; mais, comme la loi veut que la pratique crée l'habitude, et que l'habitude construise le caractère, vous pouvez être surs qu'une pratique constante conduira graduellement à l'habitude de l'égalité d'âme, et que celle-ci deviendra la fixité stable du caractère. Mais dans ce cas les moyens d'atteindre ce résultat ne sont pas exactement les mêmes pour chaque homme ; et c'est pourquoi [66] nous voyons Shrî Krishna parler de différentes méthodes, sans les séparer très nettement l'une de l'autre, passant, en fait, très rapidement parfois de l'une à l'autre. Un verset (Shloka) parlera peut-être d'une méthode, le suivant parlera de l'autre, de sorte qu'il est nécessaire d'en faire une étude très soigneuse et d'en avoir une connaissance très claire afin que vous puissiez comprendre l'instruction donnée, et de classer chacune à la place qui lui convient. Les trois principaux moyens de Yoga, ou sentiers conduisant au Yoga, sont aussi, dans une acception secondaire, appelés Yoga ; les moyens employés sont qualifiés Yoga, comme aussi la fin visée. Ces trois sont désignés d'une façon définie. Il y a le Yoga du Renoncement – renoncement au désir : "Harmonisé par le Yoga du renoncement, tu viendras à Moi" (IX, 28). Il y a le Yoga du Discernement – Yoga de la connaissance : "J'accorde le Yoga du discernement par lequel ils viennent à Moi" (X, 10). Il y a le Yoga du Sacrifice – Yoga de l'action : "La voie du Yoga par l'action, celle des Yogîs" (III, 3). Tels sont les trois moyens, et nous trouverons, en les examinant, combien chacun d'eux est parfaitement adapté à son but spécial et comment, en atteignant ce but spécial, l'homme constate que les trois objets ont été tous atteints, et que, quel que soit celui de ces trois sentiers – comme on les appelle souvent – sur lequel il chemine, il atteint le même but. Seuls les enfants, comme il a été dit pour ce qui touche aux sentiers du Sâmkhya et du Yoga – seuls "les enfants, et non les Sages, parlent du Sâmkhya et du Yoga comme différents ; celui qui est bien établi dans l'un obtient les fruits des deux" (V, 4). Le sage [67] sait que les trois sentiers ne sont qu'un, bien que l'étiquette placée sur chacun d'eux puisse être différente, pour des raisons que nous verrons dans un moment.
En premier lieu, considérons le cycle d'évolution, composé des deux arcs, le descendant et l'ascendant, de leurs noms bien connus Pravritti Mârga et Nivritti Mârga, le sentier de l'aller et le sentier du retour. H. P. Blavatsky a continuellement insisté sur cette "descente de l'Esprit dans la Matière", et sur l'ascension qui la suit, et ces deux sentiers primordiaux sont nécessairement foulés par tout le genre humain dans le long parcours de l'évolution ; chaque être humain chemine le long de l'un ou de l'autre de ces deux sentiers, auxquels ou peut appliquer la phrase de Shrî Krishna : "Ils sont considérés comme les deux voies éternelles du monde : celui qui ne revient pas suit l'une, celui qui revient suit l'autre" (VIII, 26). Naturellement, ce n'est pas là le sens dans lequel Il employait ces mots, et ce n'est pas littéralement vrai des Pravritti et Nivritti Mârga, puisqu'un homme peut être sur le Nivritti Mârga pendent de nombreuses vies, avant de parvenir à son stade final, dont Shrî Krishna est en train de parler, et il ne revient pas davantage ; mais sur ce sentier il ne s'éloigne plus, il se dirige vers la maison, bien que la maison puisse être encore loin devant lui. Sur le Pravritti Mârga l'homme est né maintes et maintes fois, ramené à la naissance par le désir et naissant chaque fois à l'endroit favorable à l'accomplissement de ses désirs ; et chaque naissance forge de nouveaux chainons dans la chaine prolongée qui le lie ; sur le Nivritti Mârga l'homme est né pour acquitter les dettes [68] contractées dans son passé, et chaque naissance brise quelque chainon de la chaine en voie de raccourcissement qui le lie.
Sur le Pravritti Mârga, la conscience est dominée, aveuglée par la matière, et constamment elle s'efforce de s'approprier la matière et de la retenir pour s'en servir ; à mesure qu'elle se familiarise avec son entourage, elle se l'approprie d'une manière de plus en plus intelligente, et exerce de plus en plus ses facultés de choix ; par ses expériences sur la matière, elle différencie ses propres capacités et ses fonctions démontrent une spécialisation grandissante ; ces fonctions manipulent lentement la matière et adaptent les organes à une expression plus parfaite d'elles-mêmes ; par l'usage de ces organes, les fonctions deviennent plus nettement définies, ce qui est trouble devient déterminé, ce qui est massif devient subtil ; la "perception" vague du monde extérieur des premiers stades devient la vue, l'ouïe, le toucher, le gout, l'odorat ; les sensations fournissent des matériaux pour accroitre la connaissance et la conscience se développe. Tout cela est nécessaire pour établir sa souveraineté sur la matière et ainsi elle foule le sentier de l'allée. Enfin, la satiété commence à remplacer l'ardeur du désir et, lentement, parmi de nombreuses rechutes dans l'éloignement, la conscience commence à se tourner vers l'intérieur et l'intérêt décroissant pour le Non-Soi permet la croissance d'un intérêt grandissant pour le Soi. L'homme entre définitivement dans le Nivritti Mârga, le sentier du retour, et toutes les instructions contenues dans la Gîtâ s'adressent à la conscience sur ce sentier. Elles sont sans utilité, elles ne conviennent pas, elles sont même nuisibles [69] pour quelqu'un qui est encore sur le sentier de l'aller.
Ces deux arcs du cercle de l'évolution nous donnent la première grande division de l'humanité en deux grandes classes, ceux qui vont en s'éloignant et ceux qui reviennent ; ceux qui se différencient eux-mêmes et ceux qui s'unifient eux-mêmes. La première classe comprend l'énorme, l'écrasante majorité ; la seconde, au stade actuel de l'évolution, ne compte qu'une faible minorité.
Sur chacun de ces arcs on peut voir trois sous-classes, se distinguant chacune par son tempérament. Par le mot "tempérament", je veux dire un type renfermant un nombre non défini de variétés, dans lequel domine un des trois aspects de la conscience, accompagné par sa qualité correspondante de matière, ou guna. Ces aspects et qualités sont, comme vous le savez bien, Jñânam, Kriyâ et Ichchhâ, avec Sattva, Rajas et Tamas – sagesse, action, volonté, avec le rythme, la mobilité et l'inertie.


Cette ligne de pensée nous conduit dans la région de la triplicité qui est la marque de notre univers. Vous savez comment on reconnait partout la nature triple de la conscience ; que, lorsqu'on parle de Saguna Brahman,
Il est déclaré être Sachchidânanda ; ces qualités, reflétées dans la conscience humaine sont Kriyâ, Jñânam et Ichchhâ – les trois aspects ou fonctions de la conscience 1 . Si, au lieu d'étudier la conscience, nous étudions les upâdhis, la même triplicité se présente et nous parlons d'eux comme correspondant [70] aux trois gunas de Prakriti, Sattva, Rajas et Tamas. Partout nous voyons cette triplicité ; mais nous voyons plus que la triplicité et nous devons reconnaitre également ce plus ; car l'unité est présente sous la triplicité et, partout où une fonction apparait spécialement, on doit se rappeler que les deux autres sont présentes, toujours jointes à elle, cachées seulement pour un temps par sa prédominance et tenant ainsi
une place secondaire. Il n'est pas un atome de Prakriti qui n'ait toujours présentes en lui les trois gunas, inséparables et jamais seules. Vous ne pouvez dire qu'un atome est sâttvique, un autre râjasique et un autre tâmasique, car chaque atome contient également les trois. Mais quand vous pensez à des combinaisons, quand vous pensez à des molécules, des [71] tissus, des organes et des corps, alors, à cause de l'arrangement respectif des atomes, ou des molécules, une des qualités peut ressortir de façon dominante, en sorte que vous pouvez appeler la combinaison par le nom de l'une des trois et dire : la combinaison est sâttvique, râjasique ou tâmasique. Mais vous ne devez jamais oublier, quand vous parlez de la combinaison comme sâttvique, que les éléments râjasiques et tâmasiques y sont également présents. Quoique moins prononcés pour l'instant, ils n'en sont pas moins là, et ils sont susceptibles d'être évoqués ; là où la nature est dite sâttvique, là les éléments râjasiques et tâmasiques sont aussi présents et peuvent être provoqués par des stimuli appropriés ; et là où la note dominante est tâmasique, le sâttvique et le râjasique sont aussi présents, et peuvent de manière semblable être poussés à l'activité ; et là où domine le râjasique, se trouvent aussi le sâttvique et le tâmasique. L'unité ne doit jamais être oubliée ; vous ne devez pas vous laisser abuser par la triplicité. Nulle part, dans la multiplicité nous ne trouvons une chose qui soit absolument pure ; tout est toujours mélangé, tout est présent partout, mais il y a une manifestation partielle et, par suite, dans la manifestation on trouve la multiplicité. Qu'il me soit permis pour un moment de présenter la question sous un jour matérialiste, en employant l'analogie de l'aimant. Vous savez tous que l'aimant a deux pôles, positif et négatif, et que dans la partie centrale de l'aimant ne se trouve que très peu de magnétisme, de sorte qu'au milieu on constate à peine de l'attraction ou de la répulsion. Est-ce parce que tout le magnétisme positif est à une extrémité et tout le négatif à [72] l'autre extrémité, et qu'il n'y en a pas au milieu ? Pas du tout ; mais, au milieu, selon une hypothèse explicative, les courants positif et négatif tendent à se neutraliser mutuellement, tandis qu'à chaque pôle un seul courant passe librement ; par suite, à chaque pôle un courant magnétique apparait naturellement ; au pôle positif, l'électricité positive est pour ainsi dire à l'extérieur, et à l'autre pôle, c'est l'électricité négative qui est à l'extérieur ; le courant est toujours là, tourbillonnant continuellement autour des molécules, et c'est ainsi qu'apparait la variété, que nous croyons être une séparation, mais qui n'est pas du tout en réalité une séparation, mais seulement une apparence transitoire produite par l'agencement des courants. De la même façon les trois aspects de la conscience sont présents en chaque individu, l'un ou l'autre ayant la prédominance comme je l'ai indiqué.

1 Il n'y a pas lieu de donner ici un long exposé du "pourquoi" des transpositions des membres des triades, telles qu'elles sont données dans la phraséologie populaire ; pour les étudiants de la Théosophie les diagrammes suivants suffiront ; les lettres sont les initiales des qualités :

Manifestation des Logoï (Ananda-Chit-Sat)
Reproduction dans la conscience humaine – Jivâtmâ
Réflexion dans la matière – Upadhi

En suivant le Pravritti Mârga, les trois aspects de la conscience sont poussés à une croissance, ou mieux à un développement vivace ; tous trois sont enveloppés ensemble, sont présents à l'intérieur, quoique non
manifestés ; ce fragment du Soi, le Jivâtmâ, contient en lui-même toutes les possibilités de la Divinité, mais elles sont enserrées à l'intérieur, comme dans la graine sont enserrées toutes les possibilités de l'arbre qui en sortira. Et les analogies que vous pouvez voir dans la nature sont vraiment belles ; car vous pouvez prendre une graine et, en la coupant avec précaution, vous pouvez voir, repliées à l'intérieur, les trois parties de la plante qui deviendront – la racine qui pousse vers le bas, la tige qui pousse vers le haut, les feuilles qui se déploient de chaque [73] côté ; la plante en miniature est là, microcosme merveilleux du futur macrocosme que sera l'arbre ; et il en est ainsi dans tous les autres cas de la croissance embryonnaire ; ce procédé de la nature consistant à enrouler ensemble ce qui devra être développé au cours de l'évolution se répète encore et encore dans la réflexion sur le monde physique, dominée par la semence de vie qui provient d'Ishvara. Ainsi nous trouvons présents dans chaque Jivâtmâ qui entre sur le Pravritti Mârga, les trois fonctions ou aspects de la conscience et tous doivent devenir actifs, être manifestés, être conduits à l'activité fonctionnelle. C'est pour arriver à ce résultat que le monde existe. Il n'existe que pour l'amour des Jîvâtmâs évoluant en son sein, et chaque détail du monde est conçu avec le soin le plus méticuleux et la plus pure sagesse, afin que ces pouvoirs divins puissent être retirés de leur condition embryonnaire et manifestés dans leur pleine gloire, comme résultat des efforts de l'univers.
Nous voyons alors que le monde est rempli d'objets, afin que ces objets, s'attirant et se repoussant mutuellement, puissent, par leurs chocs et leurs séparations, accomplir l'évolution de la forme et le développement des pouvoirs jîvâtmiques ; chaque objet, à son tour, est un stimulus pour l'évolution des autres, et il reçoit lui-même, des autres, un stimulus pour le développement du Soi en tous. Pierres et arbres, animaux et hommes, dévas et asuras, tous sont impressionnés les uns par les autres, dans une interaction continuelle, dans une influence et un modelage mutuels et perpétuels, et c'est de cela que dépend le progrès de l'évolution. [74]
Afin d'éveiller cet aspect de la conscience qui est appelé Ichchhâ, le monde est rempli d'objets désirables ou repoussants. La dispensatrice des objets du désir, Shrî Lakshmî, Épouse de Vishnu, le grand prototype de Prakriti, est l'unique dont les mains détiennent le trésor des choses désirables, par lesquelles cet aspect de la conscience sera stimulé, renforcé et développé. N'oubliez pas que Lakshmî est l'Épouse de Vishnu, que le Désir est le serviteur, le dévot de la Sagesse. Ichchhâ doit être provoqué par la présence de tous côtés d'objets désirables, de sorte que, se lançant à leur poursuite, il puisse devenir graduellement fort, et que sa puissante énergie puisse être éveillée dans la conscience. Mais l'aspect de Jñânam doit également être provoqué. Il sera stimulé à l'activité par les sollicitations du désir, par le désir ardent des objets désirables. Et dans ses premiers essais de développement il ne sera pas le maitre des désirs mais leur serviteur ; ce n'est pas encore Jñânam au sens élevé du terme ; c'est encore sa manifestation inférieure. Et finalement, il doit y avoir aussi l'évolution de l'aspect Kriyâ, l'activité, le pouvoir d'affecter le monde extérieur. Ichchhâ est le changement interne dans la conscience, la tendance à pousser vers les objets du désir ; Jñânam est ce qui réfléchit en soi, comme dans un miroir, les objets ; et Kriyâ est ce qui s'élance pour obtenir, pour saisir, pour s'emparer des objets ; et tous trois sont nécessaires pour que la conscience puisse parvenir à sa parfaite manifestation.
Bien plus, chacun de ces trois grands aspects a deux aspects – un supérieur et un inférieur appartenant respectivement au Pravritti Mârga et au [75] Nivritti Mârga. Essentiellement chacun reste le même, mais la manifestation de chacun change selon la direction du sentier. Et nous verrons bientôt que le changement consiste en ce fait que l'inférieur, lorsqu'il a atteint le développement de son plein pouvoir, devient, par le changement de son attitude, le supérieur ; et toute la force qui a été acquise dans le monde inférieur change de direction et s'avance vers le Suprême. C'est ainsi que, dans le Devî-Bhâgavata, il est dit que Durgâ change Son attitude ; détournée de son Seigneur Elle est Prakriti ; tournée vers Lui, Elle est une avec Lui, Ils sont Mahâdéva.
Arrêtons-nous un moment sur le Pravritti Mârga. Là le désir est très bon. Sans désir, pas de progrès ; sans désir, c'est la léthargie, le coma. Il est intéressant de remarquer qu'Ichchhâ a comme correspondant spécial dans le monde de la matière le guna Tamas. Les gunas, comme les aspects de la conscience, ont leurs propres aspects inférieur et supérieur ; le Tamas inférieur est la paresse, le repos, le supérieur est paix, stabilité, équilibre ; l'inertie de la matière est en correspondance avec le calme absolu, la paix du Suprême. Il y a dans la matière le pôle supérieur et le pôle inférieur. Au supérieur, une stabilité parfaite, à l'inférieur une inertie immobile. Sur le sentier de l'aller cette inertie doit être surmontée, et elle est surmontée en éveillant dans la conscience l'attraction pour les objets désirables et la répulsion pour les objets repoussants ; le désir se réveille et chasse la paresse, et l'ardeur de la passion conquiert tous les obstacles placés sur son chemin par l'inertie de la matière. Il ne faut pas que cet aspect inférieur du désir soit rejeté trop tôt. Car, s'il est rejeté [76] trop tôt, le progrès est arrêté. S'il est abandonné trop tôt, la qualité Tâmasâ s'affirme de nouveau et la léthargie prend la place de l'activité. L'homme en ce monde, l'homme du monde dans toute l'acception du terme, doit être plein de désirs. Et il en est de même pour les autres aspects de la conscience. Il est bien que l'aspect de Jñânam, qui est sagesse, conduise à la forme de Vijñânam, le savoir discriminant, qui sépare, qui divise. La connaissance de ce qui est séparé doit précéder la connaissance de l'Unique et, tant que cette fonction de la conscience n'a pas réfléchi les multiples variétés, on ne peut espérer qu'elle réalise la nature de cette multiplicité et qu'elle puisse voir, à travers le multiple, l'Unité sous-jacente. Plus cet aspect de la conscience juge, sépare et classe parfaitement, plus il commence à comprendre complètement ; c'est ainsi qu'il en est pour la science, qui est l'expression de cet aspect inférieur de Jñânam, le pôle inférieur de Jñânam ; la science est, par-dessus tout, l'idée de différence et ensuite l'idée de classification, étape de l'unification. Jusqu'à ce que vous connaissiez le divers, vous ne pourrez connaitre l'Unique. L'Unité ne produit pas d'impression sur la conscience tant que la diversité n'a pas éveillé la conscience à la reconnaissance de ce qui n'est pas elle-même. Si vous êtes entouré d'air immobile, vous n'êtes pas conscient qu'il existe de l'air ; c'est seulement lorsque se produit le mouvement du vent que vous comprenez que vous êtes entouré par l'océan de l'atmosphère. Une couleur unique ne saurait être couleur, car vous ne verriez rien d'autre, et l'idée de couleur ne pourrait naitre en vous. Ce n'est que lorsque la différence de couleur apparait [77] que le sens de la couleur est développé. Le bonheur ne pourrait être ressenti s'il ne pouvait être comparé à son autre aspect, la souffrance, car ce n'est que par le passage du plaisir à la peine, de la joie au chagrin, que vous développez la connaissance de chacun d'eux, et en cela la possibilité de surmonter l'un et l'autre. Par conséquent le stade scientifique, ce pôle inférieur de Jñânam, est un stade qui doit être achevé sur le Pravritti Mârga et, plus il est développé d'une façon parfaite, plus la conscience sera prête pour le grand changement de direction qui se présentera bientôt.
Le troisième aspect de la conscience, Kriyâ, l'activité, doit, lui aussi, être extériorisé, stimulé en toute direction, rendant le désir inquiet, rendant le mental turbulent, rendant le corps agité, se précipitant çà et là dans une hâte et un tumulte continuels. Tout cela est très bien. L'élan, le tourbillon, les tourments, tout cela signifie croissance. Il y a assez de temps pour commencer à mettre de l'ordre, quand vous avez quelque chose à régler ; en attendant que l'énergie soit acquise, aucun contrôle utile n'est possible, car il n'y a rien à contrôler ; plus la manifestation des aspects et des qualités est puissante, plus l'espoir grandit pour l'homme.
Oui, je sais que ce n'est pas de cette façon que la question est généralement traitée et nous aborderons son autre face dans un moment, mais voyons chaque chose à sa place et à son rang. L'homme gonflé de désirs qui le soulèvent et l'emportent ; l'homme dont le mental est très actif, vif et sans repos, examinant, observant et ordonnant, classant, faisant des inductions et des déductions ; [78] l'homme dont le corps, plein d'énergie, se met à courir dès qu'il doit se mouvoir, au lieu de marcher posément, tant est grand son besoin de mouvement, voilà l'homme dont vous pourrez tirer parti dans l'avenir. Je ne dis pas qu'un tel homme soit attrayant pour ceux qui ne voient que le côté extérieur des qualités ; mais c'est l'homme montrant des possibilités, l'homme en qui quelque chose est évolué et en qui, par suite, il y a quelque chose pouvant être exploité. Si vous voulez bâtir une maison, il vous faut d'abord des briques ; et, bien que les charrettes à boeufs qui apportent et déchargent les briques ne soient pas très jolies ni attrayantes, elles sont toutes nécessaires pour le travail de l'architecte, pour construire avec les briques la forme de quelque bel édifice. L'homme qui s'endort à chaque instant, quelle aptitude a-t-il pour les efforts intrépides du sentier supérieur ? Croyez-moi, Ishvara n'aurait pas projeté tout ce désordre, si ce n'était pas le meilleur chemin vers le but, car l'Amour et la Sagesse guident l'Univers ; c'est parmi les hommes mêmes, qui ont foulé le Pravritti Mârga si ardemment que se trouveront en premier ceux qui seront prêts à fouler le Nivritti Mârga. Il est bon de saisir, de s'approprier, de retenir ; tels sont les efforts précieux de la conscience sur le Pravritti Mârga ; par eux la conscience se développe, par eux les corps évoluent, par eux l'organisation se façonne, par eux sont construits les véhicules qui sont nécessités par les desseins futurs du Jivâtmâ. Même si vous prenez un des produits les plus laids de la civilisation moderne, l'homme qui a entassé millions sur millions par la destruction de foyers innombrables, par l'appauvrissement [79] d'innombrables familles, vous constaterez que cet homme a développé le pouvoir de la volonté, qu'il a développé la concentration mentale, qu'il a développé une activité qui ne connait pas la fatigue, qui ne cherche pas à se reposer du labeur ; et quoique l'objet poursuivi par lui soit véritablement stérile, pourtant, en le poursuivant il a développé des qualités qui, lorsque l'objet vil aura fait place à un noble dessein, feront de lui une puissance éminente dans le monde.
Mais maintenant, voyons comment s'accomplit le changement. Nous trouvons que Shrî Krishna parle d'hommes qui adorent, qui prient dans l'espoir d'une récompense ; une nouvelle tendance est implantée dans l'âme humaine par cette adoration, et, bien que nous ne puissions penser que ce culte aspirant à une récompense soit vraiment une chose élevée, nous ne pouvons cependant prendre les hommes que tels qu'ils sont, et non comme nous imaginons qu'ils devraient être. Les trois castes des deux-fois-nés, si souvent mentionnées, symbolisent respectivement un type spécial de nature ; au stade que nous considérons en ce moment, les hommes de chaque type sont mus par le désir, et le désir est adapté à l'aspect de la conscience qui domine en chacun. Chez le Vaishya, dominé par Ichchhâ, l'activité est stimulée par le dharma (devoir) d'accumuler les objets du désir. Chez le Kshattriya, dominé par Kriyâ, l'activité est stimulée par le dharma de la splendeur, de la souveraineté, du pouvoir. Chez un Brâhmane, dominé par Jñânam, l'activité est stimulée par le désir de Svarga, le désir des joies du ciel. En chacun, l'activité est causée par le désir, et c'est pour cela que l'adoration est prescrite [80] dans le culte exotérique. Il est dit, dans le second chapitre : "Avec leurs désirs personnels, avec le ciel pour but, ils présentent la naissance comme le fruit de l'action, et prescrivent des cérémonies nombreuses et variées pour obtenir le plaisir et le pouvoir" (II, 43). Ce sont les cérémonies accomplies sous l'impulsion du désir de gouter à la souveraineté, au pouvoir, au plaisir, et qui conduisent à la naissance comme Kshattriya, état dans lequel le pouvoir et le plaisir sont légitimes, en accord avec l'accomplissement du devoir. Sur le Brâhmane il est dit : "Ceux qui connaissent les trois – les trois Vedas – les buveurs du Soma, purifiés du péché, M'adorant par le sacrifice, Me demandant le chemin du ciel ; s'élevant au monde sacré du Roi des Êtres Radieux, ils prennent part au ciel aux festins des Dieux" (IX, 20). Et il y a aussi le Vaishya caractérisé, qui désire le succès dans l'action ; de lui il est dit : "Ceux qui aspirent au succès dans l'action sacrifient ici-bas aux Êtres Radieux ; car dans un court espace, en vérité, dans ce monde humain, le succès nait de l'action" (IV, 12). Voyez comment, dans une adoration ainsi pratiquée, se tient caché le début d'un changement. Le désir est le moteur, le désir pour le moi personnel ; mais quand il pousse un homme dominé par l'aspect de Jñânam, alors l'objectif est haussé jusque dans une région plus éloignée et subtile, c'est le festin des Dévas, les joies du monde des Êtres Radieux. Le sacrifice doit être offert, le désir pour les objets physiques doit être soumis, et le sacrifice de ces derniers doit être accompli, afin que les plaisirs plus subtils puissent être goutés. C'est pour le plaisir et le pouvoir et la souveraineté qu'un Kshattriya doit offrir le sacrifice et [81] accomplir les cérémonies, et ainsi lui est imposée une soumission particulière, qui le discipline, le contraint à une certaine abnégation, tandis qu'il jouit du pouvoir et de la souveraineté, jusqu'à ce qu'enfin il en soit rassasié. Et de même un Vaishya a le devoir également de sacrifier une part de sa richesse, afin d'obtenir le succès dans l'action, et on lui apprend à sacrifier aux Dévas, de façon que le désir même du succès puisse servir d'agent subtil pour le disjoindre du même désir qui est son stimulant. Combien tout cela est avisé. Il n'y a aucune hâte ; il y a tout le temps voulu. Que tous les désirs croissent et fleurissent, pour que l'homme puisse devenir fort ; mais commencez à les mater par le principe de la cérémonie et du sacrifice ; toutefois qu'ils s'efforcent d'atteindre leur but ; qu'ils aient leur stimulus propre ; les joies du ciel au lieu de celles de la terre, la pleine puissance au lieu des pouvoirs inférieurs, de grandes richesses au lieu de moyens bornés. L'objet est conservé comme stimulus aussi longtemps qu'il est nécessaire, et le gout pour les objets est encouragé, mais il est lentement contraint, entravé, soumis au contrôle, par le principe du sacrifice ; et comme cela se continue vie après vie, le moi, enfin, se sent un peu excédé de cette poursuite constante, et dans cette période de fatigue tout semble éphémère, desséché, vide ; un désappointement profond se fait jour, les chagrins, les échecs se présentent ; l'homme qui veut atteindre les pouvoirs les saisit, et les trouve pénibles ; l'homme qui désire ardemment la connaissance l'acquiert, et son coeur se sent abattu et désolé, vide ; l'homme qui se démène pour remporter quelque grand succès y parvient, et il constate que son château de [82] succès n'est qu'une prison. Ainsi, graduellement, le Jivâtmâ, dans son développement intérieur, réalise que tous ces objets ne suffisent pas pour le satisfaire ; il a gouté, jusqu'à ressentir la nausée du gout ; il s'est livré aux plaisirs jusqu'à en être rassasié ; il a étudié, jusqu'à ce que le fardeau du savoir soit devenu fastidieux, et au-delà s'étendent à l'infini des détails interminables, des contrées inconnues. Le moi est las de ces expériences répétées ; c'est le point tournant, et à ce point critique du changement, une impassibilité momentanée nait de la fatigue ; ce n'est pas le réel Vairâgya, qui est le fruit de la connaissance, mais un Vairâgya passager, qui est le fruit du dégout, et en cet instant, placé à la jonction des deux sentiers Pravritti et Nivritti, à ce point tournant du long voyage, la fatigue accable l'âme du pèlerin, et dans cette fatigue un changement subtil s'effectue dans la conscience, et, se détournant du pôle inférieur, elle se retourne lentement et commence à s'élever vers le pôle supérieur. "Ce reste même de désir – pour les objets des sens – aussi l'abandonne, après qu'il a vu le Suprême" (II, 59). Chacun garde encore sa qualité caractéristique, mais, du fait du changement de la direction dans laquelle il voyage, cette qualité caractéristique revêt son caractère supérieur et est graduellement transformée. Chacun des trois aspects change simplement d'objectif ; dans le changement de direction de la conscience totale, Ichchhâ, le désir, dont le pôle inférieur est Kâma, devient l'aspiration au Soi, le Suprême, laquelle est le pôle supérieur, la Bhakti. Vijñânam, le pôle inférieur qui réalise la séparation de tous les objets extérieurs, devient Jñânam, la sagesse qui connait l'Unique, Kriyâ, au lieu de se manifester [83] à son pôle inférieur comme activité pour les objets, se manifeste à son pôle supérieur, et devient Yajña, sacrifice. Ainsi, sur le Nivritti Mârga, les trois ont changé leurs noms mais non leur qualité, et nous avons Bhakti, nous avons Jñânam, nous avons Yajña, qui sont les manifestations supérieures ; ce sont les pôles supérieurs des trois aspects de la conscience ; et ainsi nous entendons Shrî Krishna disant que, à ce stade "Quelques-uns, dans la méditation, contemplent le Soi dans le soi par le Soi" c'est-à-dire sur le mode de Bhakti ; "d'autres y arrivent par le Sâmkhyayoga", c'est-à-dire sur le mode de Jñânam ; "et d'autres par le Yoga de l'Action", c'est-à-dire sur le mode de Yajña (XIII, 25). Ils sont arrivés à l'endroit où les procédés de Yoga doivent être entrepris et pratiqués ; et nous voyons encore, sur le Nivritti Mârga, les trois sentiers en un seul ; et c'est en conformité du tempérament dominant que sera choisi le sentier, et chacun a son propre Yoga particulier : pour l'aspect Ichchhâ il y a le Yoga du Renoncement ; pour l'aspect Jñânam, il y a le Yoga du Discernement, non plus entre objet et objet, mais entre le réel et l'irréel, le transitoire et l'éternel ; et pour le troisième aspect, Kriyâ, nous avons le Yoga du Sacrifice ; quand toute action est accomplie comme sacrifice, comme nous l'avons vu hier, son caractère d'attachement se dissipe.
Maintenant tout est changé. Nous avons à étudier les trois aspects tels qu'on les trouve sur le Nivritti Mârga, chacun avec son propre Yoga particulier, dont la pratique fait suivre le sentier spécial. Nous nous occuperons d'abord du sentier appartenant à l'aspect d'Ichchhâ, et verrons comment l'homme de ce tempérament doit se diriger [84] lui-même s'il veut fouler le Nivritti Mârga. Nous retrouvons ici l'enseignement si familier à vous tous, concernant le désir, celui qui est le guide du candidat, le Yoga du Renoncement. Quand Arjuna, se tournant vers son Instructeur, lui demanda : "Qu'est-ce qui entraine l'homme à commettre le péché, bien malgré lui en fait, ô Varshneya, comme s'il y était contraint de force ?" (III, 36), quelle fut la réponse ? "C'est le désir, c'est la colère, engendrés par la qualité de mobilité (rajas) ; ils dévorent tout, ils souillent tout, sache que c'est là notre ennemi sur terre" (III, 37). Ensuite Il dit à Son élève : "Ô puissamment armé, tue l'ennemi dans la forme du désir, difficile à surmonter" (III, 43). Sur ce sentier du Renoncement, sur le Nivritti Mârga, l'aspect inférieur d'Ichchhâ, le désir, devient le grand ennemi de l'homme. Aussi le Seigneur dit-il encore dans Sa sagesse : "L'attrait et l'aversion pour les objets des sens résident dans les sens ; que personne ne tombe sous la domination de ces deux ; ce sont les entraves du sentier" (III, 34). Mais que va faire l'homme ? Il a développé, tout au long ces choses ; l'attrait et l'aversion ont été ses pouvoirs moteurs ; comment alors va-t-il changer, et les regarder comme ses adversaires, ses ennemis qu'il faut tuer ? Ils ont été ses amis, ses compagnons durant sa jeunesse, ses parents ; combien la vie sera vide lorsqu'ils seront tués ; sur le Kurukshetra de l'âme, ils sont ses ennemis, rangés vis-à-vis de lui. Comment combattra-t-il ? Le premier pas est un pas d'énergique abstention de satisfaire le désir. "Comme la tortue qui rentre tous ses membres, il détourne ses sens des objets des sens" (II, 58). L'homme, réalisant la futilité d'une constante jouissance suivie de [85] souffrance ; réalisant que les jouissances qui naissent du contact ne sont en vérité que des sources de douleur (V, 22) ; réalisant que le plaisir qui d'abord est nectar devient plus tard poison (XVIII, 38) ; reconnaissant tout cela, que fera-t-il ? Le premier pas est forcément de se maintenir lui-même, par la pensée, séparé des objets du désir ; cela, il peut le faire, car "plus grand que les sens est l'intellect" (III, 42). Et ainsi est-il dit que de l'abstinent habitant du corps se détournent graduellement les objets des sens (II, 59). Et ceci, pour une raison très simple. Parce que dans chaque objet du désir est caché un fragment du Soi, qui attire un autre fragment, en éveillant en lui le désir d'union ; mais quand ce fragment du Soi commence à désirer l'union avec le Soi et non avec l'enveloppe extérieure, et rejette délibérément cette enveloppe, le Soi qui est à l'intérieur de l'objet éloigne cet objet et neutralise son influence attirante ; ainsi le rejet de l'objet par l'homme a pour réponse l'éloignement de l'objet d'attraction par le Seigneur qui est vivant dans les objets des sens. C'est ainsi que les objets refusés peuvent vraiment être considérés comme "se détournant d'un abstinent habitant du corps".
Ensuite le second pas est fait. L'homme se détourne lui-même, de force, simplement. Ses désirs sont toujours ardents pour se plonger dans les plaisirs des sens, car le "charme" demeure, mais, d'une main de fer il les repousse ; le désir est changé en volonté, et au lieu d'être dirigé de l'extérieur, il est maintenant guidé de l'intérieur. De cette énergique abstention, de ce renvoi des objets du désir, résulte pour l'abstinent habitant du corps, au milieu de ces désirs déjoués, une vision du Suprême, [86] du délice suprême au-delà des sens (VI, 21). Quand la vision du Suprême se montre sur l'abstinent habitant du corps, alors la saveur attrayante elle-même s'éloigne ; le désir meurt, vaincu par le désir plus puissant, tué par Bhakti, qui est la perfection de ce tempérament qui a cherché tous les objets désirables. Avec la vision du Suprême, qui devient l'Objet de désir, l'Objet de la dévotion, tous les objets inférieurs perdent leur pouvoir d'attraction et ne conservent aucune force de séduction et d'entrainement ; une attraction plus puissante a été ressentie, celle du Soi dévoilé, vu qu'antérieurement le Soi était voilé au sein de l'enveloppement de l'objet désirable ; ce désir vainqueur enlève tout intérêt pour les objets fugitifs du moment, et alors se produit la pratique régulière du Yoga du Renoncement : "Sache, ô Pândava, que ce qu'on appelle renoncement est en vérité le Yoga, et celui qui n'a pas renoncé à l'imagination du désir ne peut pas devenir un Yogî… Lorsqu'un homme ne sent plus d'attachement, ni pour les objets des sens, ni pour les actions, ayant renoncé aux imaginations du désir, alors on le dit parfait dans le Yoga" (VI, 2, 4). "Harmonisé par le Yoga du Renoncement", dit le Seigneur, "tu viendras à Moi" (IX, 28). "Les Sages ont connu le renoncement comme la renonciation aux oeuvres accomplies avec désir" (XVIII, 2). L'abandon du désir est le renoncement, c'est le Yoga du Renoncement, le Bhakti Mârga, et il devient un sentier facile une fois que le Suprême est vu.
Le Yoga du Renoncement a beaucoup de points communs avec le Yoga du Sacrifice, et est très souvent confondu avec lui, les deux sont en fait si souvent entremêlés dans l'enseignement qu'il est [87] plus commode de les prendre ensemble que séparément. Pourtant il y a une différence qui les sépare l'un de l'autre ; car dans le premier, le Yoga du Renoncement, vous avez comme pouvoir moteur l'amour pour le Suprême, la dévotion, Bhakti, le désir fixé sur cet unique objet ; tout le reste perd son pouvoir, et, pour ainsi dire, est sorti du foyer, n'est pas clairement vu et ne reçoit aucune attention. Il "abandonne, ô Pârtha, tous les désirs de son coeur, et est satisfait dans le Soi par le Soi" (II, 55). Le bonheur est trouvé seulement dans l'unique Objet, et ce sont ces lueurs qui donnent à la vie sa saveur. Alors il "acquiert la paix" (II, 64). De l'autre côté, dans le Yoga du Sacrifice, le Karma Mârga, ce qui est changé c'est le motif de l'action ; le changement n'est pas dans la direction du désir, la conscience dominée par Ichchhâ, mais il porte sur l'esprit dans lequel l'action est accomplie, la conscience dominée par Kriyâ. C'est le sacrifice, l'action accomplie en sacrifice, qui est la caractéristique du Karma Mârga.
Maintenant, pour que le sentier de la dévotion puisse être foulé, l'homme doit se décider à abandonner la satisfaction des désirs qui surgissent dans son coeur, et le meilleur moyen est l'effort quotidien pour s'entrainer lui-même à devenir graduellement indifférent au plaisir ou à la peine. N'essayez pas d'être tout de suite complètement indifférents, mais lorsqu'un plaisir se présente, ne vous laissez pas aller à en jouir trop complètement, car vous ne cherchez plus à développer le pouvoir du désir pour les objets, mais à tourner votre désir vers le Suprême. Quand une douleur vous arrive, ne vous permettez pas d'être accablé par elle, [88] mais rappelez-vous que c'est seulement une phase passagère au milieu du plaisir. Gardez la mémoire de la peine au milieu du plaisir, et gardez la mémoire du plaisir au milieu de la peine. C'est ainsi qu'il est possible de "reconnaitre comme égaux le plaisir et la souffrance" (II, 38). Mélangez-les ensemble par la pensée. Rappelez-vous que l'un et l'autre ne sont que les deux côtés du même aspect du Soi, l'aspect de Ichchhâ ; aucun d'eux n'est permanent ; tous deux sont transitoires ; et ils se succèdent comme la nuit et le jour, allant et venant d'une façon continue : "Ô fils de Kunti, les contacts de la matière donnant froid et chaud, plaisir et peine, vont et viennent, impermanents ; supporte-les bravement, ô Bhârata !" (II, 14). Voyez-les réunis, comme un aspect du Soi, et apprenez à les mélanger dans votre vie quotidienne ; en les mêlant ainsi, essayez de voir les éléments de plaisir dans la peine, essayez de reconnaitre les éléments de peine dans le plaisir. Confondez-les en pensée et dans la vie, jusqu'à ce que chacun d'eux acquière un pouvoir d'attrait égal à celui de l'autre, jusqu'à ce que vous n'évitiez plus ce qui est pénible, et ne désiriez plus ce qui est périssable ; mais quand ce qui est agréable est présent, vous l'acceptez, et quand ce qui est pénible est présent, vous l'acceptez ; mais, si le plaisir est absent vous ne le convoitez pas, et si la peine est absente vous ne l'appelez pas (XIV, 22). Il vous faut apprendre à rester en équilibre dans le soulèvement du plaisir comme dans celui de la peine. "Celui qui connait l'Éternel… ne se réjouit pas en obtenant ce qui est agréable, et ne s'attriste pas en obtenant ce qui est désagréable" (V, 20).
Ensuite, il faut se souvenir de l'existence, sur [89] ce sentier de la dévotion, de deux dangers majeurs qui éprouvent l'homme après que l'ennemi-désir a été partiellement détruit, ou plutôt transmué ; car il y a de terribles soulèvements et de terribles chutes dans la nature dont le tempérament est dominé par l'aspect du désir. À un certain moment l'homme est très exalté, à l'instant suivant il est par contre tout autant déprimé – extrêmement heureux pendant un plaisir, extrêmement affligé par un chagrin. Il faut qu'il atteigne le point intermédiaire. Il doit calmer l'extrême exaltation, et, en faisant cela, il empêche également l'extrême dépression. Il doit graduellement laisser les vagues du plaisir et de la peine se mouvoir autour de lui, pendant que lui-même se tient ferme sur le roc inaltérable de la dévotion au Seigneur ; alors, ni les vagues du plaisir, ni les vagues de la douleur ne peuvent le faire chanceler sur ses pieds solidement fixés au roc ; il ne cesse pas de sentir ces vagues, car la sensation est nécessaire pour le travail futur, mais il cesse d'être assez fortement affecté par elles pour perdre son équilibre. C'est là une première leçon pour le Bhakta.
L'autre grand danger qui le menace, comme nous pouvons le voir dans l'histoire de tous les grands dévots, c'est que, après avoir vécu un certain temps à l'abri des désirs et réalisé une ardente aspiration pour le Suprême, il ne lui arrive à certaines heures, par fatigue et par faiblesse, de retomber dans les désirs inférieurs auxquels il pensait avoir renoncé, et de s'imaginer qu'il aspire au Suprême alors qu'en réalité il recherche la satisfaction du désir, et cherche le plaisir même sur le sentier du Renoncement. "Combien peu nombreux", dit un grand saint chrétien, "ceux [90] qui veulent servir Dieu sans rien en attendre". De là on arrive à cette phrase que vous trouvez dans de nombreux livres de dévotion, à savoir qu'un homme doit être mis à nu pour fouler ce sentier ; comme il est dit dans "L'Imitation de Jésus-Christ", le dévot doit n'avoir qu'un seul objet : d'être dépouillé de tout intérêt propre, "de suivre nu Jésus-Christ nu". Il ne doit rien rechercher. La même idée se présente dans quelques-unes des histoires de Shrî Krishna, comme dans la disparition des vêtements des Gopîs, et dans le Kalkî Avatâra, où Il doit combattre sans armes, de ses mains nues. C'est un avertissement, sous la forme d'une allégorie adressée au dévot, de prendre garde, quand il entre dans ce sentier de l'émotion supérieure, que les vêtements des basses émotions ne restent encore accrochés autour de ses membres ; car les basses émotions sont un piège pour l'homme qui foule le sentier de l'émotion purifiée et élevée. Il doit se garder lui-même rigidement et soigneusement, et doit être certain que le corps est son esclave, autrement le corps peut le trahir dans un moment critique, et il pourrait tomber pendant un certain temps hors du sentier. Et c'est ainsi qu'il est écrit, pour qu'il puisse éviter cela : "Qu'assis il médite sur Moi" (VI, 14). "Ayant obligé le mental à demeurer dans le Soi, il ne doit plus penser à autre chose" (VI, 25). Combien de fois la phrase est-elle répétée : "Celui qui pense à Moi constamment, ne pensant à rien d'autre" (VIII, 14). "Quand ta pensée sera concentrée sur Moi" (VII, 1). "Concentre ta pensée sur Moi ; sois-Moi dévoué ; offre-toi à Moi en sacrifice ; prosterne-toi devant Moi" (IX, 34). "Plonge ton mental en Moi, sois Mon serviteur fervent, consacre-toi à [91] Moi" (XVIII, 65). "C'est à ceux, toujours harmonieux, qui M'adorent d'une façon exclusive, que Je donne pleine sécurité" (IX, 22). "Lui, l'Esprit suprême, ô Pârtha, peut être atteint par une dévotion inébranlable à Lui seul" (VIII, 22). Tel est le Bhakti Mârga, où le Yoga approprié est celui du Renoncement. C'est une dévotion désintéressée et parfaite pour le Seigneur, centre unique de l'amour et du service, c'est l'espoir de l'union avec le Seigneur comme seul motif de tout ce qui est accompli. Dans le coeur d'un tel dévot, la sagesse surgit au cours du temps. "À ceux-là, toujours harmonieux, Me rendant hommage avec amour, J'accorde le Yoga du discernement, par lequel ils viennent en Moi" (X, 10). "L'homme qui est plein de foi… obtient la sagesse" (IV, 39).
Naturellement la sagesse doit venir où il y a une dévotion parfaite, car qu'est-ce qui masque la sagesse ? C'est le désir. L'homme est aveuglé dans sa pensée, confus, à cause des attractions et des répulsions dont il est entouré ; ses pensées sont colorées par le désir ; il voit toute chose à travers l'atmosphère colorée dont l'entoure le désir. Il croit que les choses sont bonnes quand il les désire, et il croit que les choses sont mauvaises quand elles le repoussent ; et c'est seulement quand toute cette coloration du désir a été détruite, que la claire lumière blanche de la sagesse du Soi peut briller librement pour l'homme, sans altération ni obscurcissement. En l'homme d'une dévotion parfaite la sagesse viendra inévitablement, et également une activité juste ; car que peut être sa volonté dans l'action, sinon la volonté du Seigneur qu'il aime ? Il s'unit lui-même en pensée avec l'Objet de sa dévotion ; tout ce qu'il fait ne l'est pas [92] par lui mais par son Seigneur à travers lui, et il n'est que le canal par où la puissance du Seigneur descend dans le monde de l'action ; il est constamment fixé dans la méditation, pensant dans son coeur uniquement à Lui, et à travers ce coeur, ouvert au Suprême, descendent des flots de bénédiction sur le monde des hommes, car le dévot est un canal pour son Seigneur. À un tel homme, toute autre chose devient indifférente ; il n'a plus besoin de penser à ce que les hommes appellent les devoirs : "Abandonnant tous les devoirs, prends refuge en Moi seul pour ta protection" (XVIII, 66). "Il va par le renoncement à la suprême perfection de la libération de toute obligation" (XVIII, 49). C'est là le message au dévot. Et il abandonne le devoir, parce que, par son coeur purifié de tout désir, son Seigneur à travers lui accomplit toute action qui est un devoir, et il n'y participe plus d'aucune façon ; il peut abandonner le devoir parce qu'il n'a aucun désir, et parce que la puissance du Seigneur s'écoule à travers lui comme dans un canal vers le monde. Tel est l'homme qui est un vrai dévot : "Celui dont le monde n'a rien à craindre, qui ne redoute pas le monde", qui est "pur, expert, sans passion, plein de sérénité", "accueillant de même la louange et le blâme, silencieux, pleinement satisfait de tout ce qui arrive" (XII, 15, 16, 19). Sur un homme qui reste égal dans le plaisir et dans la peine, ignorant le désir ou la répulsion, qui regarde toutes les qualités comme mouvantes, restant lui-même immobile, uni au coeur du Seigneur, sur un tel homme il est écrit : il est "le meilleur dans le Yoga" (XII, 2), "lui, Mon disciple tendrement dévoué, M'est cher" (XII, 16). [93]