V — PROBLÈMES RELIGIEUX — DOGMATISME OU MYSTICISME

 


Nous voici arrivés aujourd'hui à la dernière des conférences commencées depuis quelques semaines, de même que, dimanche dernier, j'ai tenté d'esquisser, en quelques mots, le choix qui s'offre pour la société en ce qui concerne les difficultés sociales, de mérite m'efforcerai-je, ce soir, de vous résumer, également en quelques mots, les problèmes qui se posent au monde religieux, problèmes exigeant une solution immédiate ; de cette solution même semble dépendre ce que sera pour nous l'avenir de la religion
Ce n'est pas que nous devions éprouver quelque inquiétude sur la permanence de la religion, – c'est-à-dire la recherche de Dieu et la réponse donnée à cette recherche, – car celle-ci est aussi éternelle que l'humanité et ne peut [138] cesser d'exister aussi longtemps que l'homme vivra sur terre. Mais il survient pourtant dans certaines parties du monde du moins, ce qui a été justement appelé : l'éclipse de la foi. Un nuage apparait quelquefois qui voile, pour un certain temps, la lumière du grand soleil de vérité ; ce soleil ne peut cesser de briller et peu importe la façon dont les nuages s'amoncèlent autour de nous et le cachent à notre vue. La chose arrive de temps à autre et se reproduira sans doute encore, mais bien que la religion soit impérissable, il n'en est pas moins à craindre qu'une grande partie de l'angoisse et de la misère humaine vienne s'interposer entre l'homme et la connaissance de la vie qu'il cherche. En tenant compte de nombreux indices, il semble que notre monde, depuis plusieurs années, se trouve en présence d'une crise qui l'oblige à choisir entre telle chose ou telle autre ; choix dont les conséquences peuvent être terribles.
Le doute concernant les vérités religieuses, les questions posées sur le but et le sens réel de la vie, – questions qui, en l'état actuel de progrès scientifique, ont à ce point préoccupé l'esprit humain qu'elles ont été posées par les exégètes eux-mêmes durant ces trente ou quarante [139] dernières années environ – font, que l'intellectuel doit, semble-t-il, devenir fatalement sceptique et l'émotionnel superstitieux. Incrédulité d'un côté, superstition de l'autre menacent donc la religion humaine et peuvent faire craindre que celle-ci ne subisse une éclipse, temporaire pour le moins. Si, aujourd'hui, l'horizon est plus clair, si les tendances du monde religieux font prévoir une
foi plus complète, une connaissance plus approfondie, nous ne pouvons néanmoins nous dissimuler que, pour certains côtés du christianisme, le grand problème est loin d'être réalisé ; celte solution est pourtant des plus urgentes.
Si nous envisageons l'Église catholique Romaine, l'organisme chrétien le plus puissant que la chrétienté ait jamais connu, nous pouvons constater que le dogme est imposé à la masse de ses adhérents et cela, presque sous sa forme la plus grossière. Du trône papal émanent des encycliques si désespérément en contradiction avec la pensée moderne et condamnant sans merci le progrès, qu'il peut sembler que le danger venant de Rome menace de faire oublier complètement la valeur inestimable de l'occultisme et la discipline qui occupent une si grande place dans le Christianisme. [140] Aujourd'hui même, cette Église si puissante se trouve en présence d'un choix à faire : accordera-t-elle une plus grande liberté de pensée ou continuera-t-elle d'imposer au peuple les entraves du dogme, entraves que l'esprit actuel ne saurait accepter ?
En dehors de Rome, la perspective est moins sombre, car, graduellement, on commence, dans les Églises, à voir toutes choses sous un jour plus profond, plus spirituel, non seulement dans ce que l'on désigne, techniquement parlant, sous le nom d'Églises, mais encore dans les grandes communautés non conformistes. La façon de comprendre la doctrine chrétienne est plus spirituelle, l'interprétation mystique se répand de plus en plus et, avec elle, l'idée qu'une vérité spirituelle ne peut rester confinée dans les limites d'une théorie intellectuelle. Je me suis laissé dire, bien que je ne le sache pas par expérience personnelle, que dans l'Église grecque, aussi, une transformation s'opère dans les façons de voir, que son ancien mysticisme renait, qu'il s'y élève une aspiration des coeurs vers les hauteurs sublimes que, seuls, les mystiques peuvent gravir. Il en résulte que, dans toute la Chrétienté, hormis le danger que j'ai signalé, la lumière semble [141] près d'éclairer l'horizon ; un espoir nait, voire même une certitude qui nous fait croire qu'une vue plus profonde, plus mystique, du Christianisme, prévaudra sur le dogme, plus grossier. Pour mieux mettre les choses au point, permettez-moi de définir ce que j'entends par dogme et par mysticisme.
J'entends par dogme, une déclaration de principe élaborée par la raison et contenant une vérité, – ou ce que l'on croit être une vérité,  et qu'une autorité extérieure à soi nous impose. Je crois que si vous appliquez cette définition aux dogmes des Églises, vous vous apercevrez qu'elle répond aux
faits et qu'elle est exacte. Le dogme est nécessairement intellectuel, il n'est pas spirituel ; c'est une théorie raisonnée, contenant une certaine vérité imposée d'autorité à la masse, quelle que soit cette autorité. Celle-ci peut être celle d'une ancienne Église, de quelque Écriture Sainte ou d'un homme considéré comme infaillible ; dans tous les cas, c'est toujours une autorité extérieure à l'homme que l'on oblige à croire ; l'homme doit accepter la théorie qu'il reçoit au nom de l'autorité à laquelle il lui faut se soumettre ; il doit s'incliner et admettre cette théorie comme étant la vérité. [142]
Le Mysticisme, lui, c'est la reconnaissance intérieure d'une vérité spirituelle que l'homme accepte parce qu'il voit qu'elle est fondée, qu'elle est vraie, qu'il la sait vraie par le témoignage que lui en donne le divin en lui. Il ne se préoccupe pas d'une autorité extérieure, il ne reconnait que l'autorité du Dieu en lui. Il n'éprouve pas le besoin de faire intervenir la raison spéculative, il voit la vérité à la lumière de l'esprit, lequel domine l'intellect ; la seule autorité devant laquelle il s'incline, dont il accepte la vérité, c'est l'autorité du Divin en lui qui voit et fait que l'homme voit. Peu lui importent les arguments extérieurs ou l'approbation. Des foules peuvent nier la vérité qu'il connait, il n'en demeure pas moins convaincu qu'il marche sur un roc solide, que la vérité est en lui, qu'elle éclaire sa raison ; le ciel, la terre et l'enfer dussent-ils proclamer le contraire, il maintiendrait cette vérité qu'il connait, s'y cramponnerait de toutes ses forces en dépit de tout ce qui pourrait être tenté contre lui pour l'en séparer.
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Nous avons donc ainsi deux lignes nettement distinctes l'une de l'autre : une autorité externe [143] et une autorité interne. L'une offre le dogme, l'autre est cette lumière grâce à laquelle le mystique perçoit la vérité.
Ce sont ces deux caractères distinctifs qui dirigeront ce soir notre pensée.
En considérant le passé concernant le développement des religions, nous constaterons que celles-ci passent par des stades successifs. Tout d'abord, quand l'Instructeur, fondateur de la religion, prêche une doctrine et la proclame pour la première fois, cette doctrine est acceptée par un grand nombre de ceux qui l'écoutent, elle est accueillie grâce à une pensée spirituelle provoquée par Son pouvoir spirituel sur les auditeurs. Un tel Instructeur enseigne avec une réelle autorité, celle de L'Esprit s'adressant à l'Esprit ; il ne s'agit plus là d'un enseignement tel que le donneraient scribes
ou docteurs jurisconsultes. C'est la réponse de l'esprit en soi à l'esprit de l'Instructeur ; l'on admet alors sans faire intervenir le raisonnement ni l'argumentation. Partout où, sur la terre, se manifeste un Instructeur spirituel qui parle avec la force de l'Esprit, les esprits préparés, éveillés, vibrent en réponse à l'enseignement qu'ils entendent et acceptent avec joie, non parce qu'ils considèrent cet enseignement [144] comme émanant d'une autorité extérieure, mais bien parce que le soi intérieur approuve ce que l'Instructeur affirme, C'est ainsi que lorsqu'on lit les enseignements d'un Bouddha ou d'un Christ, on constate qu'Il parle avec une puissance et une illumination telles que l'esprit répond, de l'intérieur, reconnaissant la vérité de leur parole.
Lorsque, plus tard, l'Instructeur a quitté la terre, que les grandes vérités spirituelles exprimées par lui ont été recueillies par des hommes de moindre importance, par des esprits moins spiritualisés, nous arrivons alors à l'ère de l'intellect, du dogme, ère durant laquelle les vérités sont cristallisées dans les mots ; ces vérités sont alors présentées au monde, tranchantes et sèches, comme un système plutôt que comme vie inspiratrice. Plus tard, lorsque l'ère de la foi a disparu, époque pendant laquelle les paroles sont acceptées comme dogmes, on en arrive à l'excitation de l'intellect, aux restrictions du mental. Celui-ci a évolué, progressé, depuis le temps où les dogmes furent formulés ; devenu plus fort, plus large, plus pénétrant, il réclame quelque chose de plus que ce que le dogme contient. C'est à une semblable époque que nous arrivons actuellement ; c'est un souffle de cette [145] nature qui a passé sur la Chrétienté et, selon la solution que nous donnerons au problème, dépend le sort immédiat de la grande religion d l'Occident.
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Tout en ne perdant pas de vue les grands stades que nous venons d'établir, avant de considérer le stade mystique qui succède au dogme et au doute, essayons d'estimer la valeur du dogme dans l'enseignement religieux et dans la vie religieuse.
Le dogme joue un rôle important, chose que nous avons trop tendance à oublier de nos jours. Il a une réelle valeur et il est nécessaire à un certain degré de l'évolution intellectuelle, à un certain niveau de la pensée humaine. De même que dans l'exposé de toute science on trouve invariablement certains dogmes contenant des vérités ayant été reconnues, de même, dans les faits de l'expérience religieuse, dans ce qui tombe aux grandes et immuables vérités, on passe inévitablement par une période où celles-ci
doivent être enseignées sous la forme dogmatique ; elles ne sauraient être saisies s'il en était autrement. L'emploi du dogme, dans [146] l'enseignement religieux, est analogue à celui que fait, de l'affirmation, l'homme de science dans son cours à ses élèves. Il y a, eu religion, aussi bien qu'en science, des hommes qui peuvent professer ex-cathedra, et ils ont leur place indiquée en tant qu'instructeurs. L'erreur consiste simplement, comme peut-être aussi pour les sciences, et croire que lorsque l'élève a appris sa leçon il lui est dès lors interdit d'approfondir ou de vérifier par lui-même, – en se livrant à des expériences nouvelles, – les déclarations de son instructeur. Le dogme est utile sur les premiers degrés de l'échelle de la connaissance pour faire apprendre la vérité ; mais, si au lieu d'être une aide, un soutien, il devient une limitation, un obstacle à l'avancement, au progrès ; si l'instructeur s'oppose à ce que son élève gravisse l'échelle de la connaissance en lui imposant soumission et crédulité constantes, tout progrès religieux est restreint, toute croissance spirituelle entravée : le dogme doit alors être mis en pièces car il devient un obstacle sur la voie de la vérité.
Il en est de même avec la science. L'homme de science donne une formule, montre quelles sont les expériences à faire : mais que penseriez-vous [147] de lui s'il vous interdisait tout contrôle expérimental que vous désireriez tenter pour vous rendre compte de la valeur de sa formule ? C'est là qu'est le danger et ce danger ne surgit que lorsque celui qui établit un dogme commence à douter lui-même et qu'il cherche alors à empêcher ce doute dans l'esprit de son élève ; le dogmatiste, quand il doute de la valeur de son affirmation, s'efforce d'imposer le dogme. Si vous pénétrez la pensée du persécuteur, vous vous apercevrez que sa persécution nait du doute dont il est la proie et nullement de sa foi. Il feint d'observer le silence par crainte des questions auxquelles il serait incapable de répondre ; il s'oppose aux investigations de peur que celles-ci ne donnent lieu à un aspect de la vérité tout autre que celui qu'il présente. Bien souvent, un doute inconscient, un doute qu'il ignore, est à la racine de sa foi quand il interdit toute investigation personnelle et recule devant le contrôle expérimental. D'où l'importance de bien comprendre le rôle que joue le dogme, d'où l'importance qu'il y a de savoir qu'il doit être pour nous comme une béquille qui nous aide et non pas une barrière qui nous empêche d'avancer. Il jouera alors, dans l'évolution de la pensée religieuse [148] le rôle qu'il doit jouer, il aura son utilité et cessera désormais d'être nuisible au progrès humain.
Le dogme est forcément incomplet ; il est, pour le mystique, ce qu'est le toucher comparativement au sens de la vue. Le dogme pressent une vérité, en exprime la partie qu'il peut saisir, la pétrit, s'efforce d'en comprendre la forme et la structure ; mais de même que l'homme qui cherche à reconnaitre un objet par le toucher et ouvre ensuite les yeux en constatant la différence qu'il y a entre le toucher et la vue, de même en est-il avec le dogmatiste et le mystique ; il y a la même différence. Le dogme montre un aspect de la vérité ; le dogmatiste ne peut voir la vérité que sous un jour particulier, ne peut en exprimer toute la portée ni toute la perfection quant à sa profondeur et à sa supériorité. C'est ainsi, par conséquent, que ceux qui, pour le moment, s'attachent au dogme, doivent se rappeler que celui-ci ne présente qu'un côté des faces nombreuses de la vérité, une vérité spirituelle ne pouvant jamais être entièrement saisie par la raison car tout ce qui ressort du domaine de l'esprit domine les pouvoirs de l'intellect.
Mais si nous voulons progresser, si nous désirons [149] parvenir à la stature de l'homme spirituellement développé, il nous faut alors nous élever au-dessus du dogme, monter dans l'atmosphère spirituelle ; ouvrir les yeux de l'esprit.
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Examinons maintenant quelques-uns des dogmes principaux du Christianisme et voyons ce qu'ils gagnent, – car ils n'y perdent rien,  à être considérés selon le point de vue du mystique, à être vus à la lumière de l'esprit. Il importe en effet d'en étudier quelques-uns et de voir la différence qui existe, selon qu'ils sont envisagés du point de vue dogmatique ou mystique, étant admis qu'une vérité est toujours cachée dans le dogme et  que le mystique perçoit cette vérité sous le voile qui, bien souvent, l'obscurcit. Le mystique vous donne toujours plus que vous n'avez, il ne vous dépossède réellement de rien, il ne prend rien à votre inestimable trésor, il vous découvre au contraire les nouveaux aspects de la beauté, qui jusqu'ici avaient échappé à votre vue. Possédant un joyau renfermé dans un écrin, vous êtes fasciné par l'éclat de la seule facette que [150] vous en voyez ; le mystique lui, sort le joyau de son écrin, le fait briller à la lumière du soleil de telle façon que toutes les facettes jettent des feux et rayonnent avec un éclat qu'elles n'avaient jamais eu auparavant. Lorsque vous prenez ce joyau, ne croyez pas que l'écrin soit absolument nécessaire à la sécurité de la pierre précieuse ; exposée aux feux du soleil, celle-ci aura des clartés plus splendides que laissée dans l'obscurité de son écrin ; vous n'y perdrez rien,
au contraire ! Vous aurez mille fois plus de joie à voir ainsi votre joyau resplendir, dans toute sa beauté, à la lumière du jour.
Essayons de nous rendre compte jusqu'à quel point la chose est vraie, et, pour cela, prenons tout d'abord, – parce que c'est ce qui nous touche de plus près, – la question relative à la nature du Christ 5, ses rapports avec le croyant, la place qu'Il occupe dans le coeur de l'homme.
Il y a, quant à celte question, de nombreuses déclarations relevant du dogme ; la chose est plus ou moins définie dans les principaux crédos chrétiens rédigés par des mystiques et [151] répétés par des dogmatistes ; ces crédos sont pris pour des dogmes alors qu'ils sont simplement des efforts tentés dans le but d'exprimer une vérité trop élevée pour être formulée en termes humains dans toute sa perfection. Et pourtant, par la noblesse de leur langage, l'élévation de leur sentiment, – si vous voulez bien prendre la peine de les méditer,  vous y trouverez de profondes vérités qui vous émerveilleront presque, tant leur splendeur éclatera à vos yeux. Lorsque vous entendez réciter sans cesse ces crédos, ou que vous les récitez vous-mêmes sans chercher à pénétrer le sens qu'ils cachent, vous n'y voyez que le dogme et non la vérité qu'ils contiennent, vous éprouvez même certaine répulsion pour ce que vous comprenez mal, la lumière de l'esprit vous faisant défaut. Vous trouvez là pourtant le Christ dont on fait le vrai Dieu du vrai Dieu, le Fils unique du Père.
Comment le mystique interprète-t-il cette vérité ?
Qu'est le Christ ainsi défini pour lui ?
Il voit en Lui la véritable image de Dieu ; c'est vraiment le Fils de Dieu, Fils dont l'Esprit procède du Père, Esprit qui descend sans cesse pour s'incarner dans la matière, pour souffrir, pour s'élever de nouveau triomphant en trainant [152] l'humanité avec Lui, vers Dieu. Dans cet exposé de la splendeur du Christ, le mystique ne voit pas une figure isolée, il voit l'humanité dans son ensemble, dans tout l'éclat de son unité, dans toute la divinité qui lui échoit en partage en vertu de sa naissance divine, il voit l'humanité comme étant Dieu parfait et homme parfait, la race humaine procédant de Dieu et revenant au Père du sein duquel elle émane. Il ne nie pas le Christ ; le mystique ne nie jamais ; il voit en Christ l'humanité tout entière dont le Christ est le symbole et l'espoir, de ce que l'humanité s'est
5 Lire La Nature du Christ, par Annie Besant. (1909).
élevée, triomphante, en Christ, tous les hommes s'élèveront vers Lui et connaitront la réalité du Divin incarné en Lui.
De même qu'Il est vraiment divin, de même aussi sont ses frères en humanité, lesquels n'ont pas encore atteint la divinité et, à la proclamation de cette grandiose figure, l'humanité tout entière s'élève triomphante et sent enfin qu'elle est réellement d'essence divine. "Le Premier-Né d'entre ses frères" est le nom qui fut donné au Christ, mais il ne pourrait exister de fraternité s'Il était séparé de nous par le gouffre immense qui, selon certaines théories, sépare l'homme de Dieu. Dieu étant en Christ, Christ est aussi en nous ; Dieu s'étant fait homme dans [153] le Christ, ainsi le Christ se fait homme en chacun de nous. Nous en arrivons ainsi aux paroles profondes que le Christ prononça durant sa vie sur terre un jour qu'on l'accusait de blasphémer :
"N'ai-je pas dit qu'il est écrit dans votre loi que vous êtes des dieux." S'il les a appelés des dieux, celui qui apporte la parole de Dieu,  et les Écritures ne peuvent être mises en doute, – comment pouvez-vous dire de Lui, Lui que le Père a sanctifié et envoyé au monde : "Tu blasphèmes", parce que j'ai dit : "Je suis le Fils de Dieu."
Parce que Ses frères sont divins, Il n'en est pas moins divin.
On dit que nous rabaissons Dieu ; non, nous élevons l'humanité vers lui. Ce n'est pas un abaissement, mais une ascension glorieuse, une ascension de toute la race humaine vers le ciel.
Le mystique voit encore dans la vie terrestre du Christ, non seulement le récit d'une vie parfaite, bien que la chose soit vraie, mais encore l'histoire de l'humanité. Né faible, il s'élève à la puissance ; passant par tous les stades des grandes initiations ; né sous l'étoile qui brillait au-dessus de l'étable ; baptisé dans la vie divine quand l'Esprit de Dieu descend sur [154] lui ; transfiguré sur la montagne quand la divinité s'est réalisée en lui, agonisant dans le jardin ; crucifié sur la croix dans l'angoisse qui précède le triomphe de tout esprit ayant conscience de sa nature divine ; et alors, dans l'élévation triomphante, dans la glorieuse ascension, l'homme devient l'Homme Divin et conscient de sa propre divinité, l'histoire merveilleuse de la croix se répétant dans la vie de tout homme qui voit grandir la divinité en lui-même ; selon les paroles de saint Paul ; Christ est né en lui et en lui il grandit à la stature parfaite du Christ.
La chose nous parait si merveilleuse, si splendide, que nous n'osons croire qu'elle puisse s'appliquer à nous, avec toute notre faiblesse, nos fautes et nos limitations. Et cependant, à quel sentiment Dieu a-t-il obéi en voulant que le suprême Fils de Dieu se fit homme, si ce n'est de nous montrer que l'homme peut s'élever à la Divinité ? Et rien moins que l'accomplissement de ses paroles pourra satisfaire l'aspiration qui est en nous, laquelle se fera jour un moment ou l'autre, et sera vraie pour vous comme pour moi : "Donc, soyez parfaits, comme votre Père au ciel est parfait." [155]
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Passons maintenant à un autre dogme relatif aux rapports du Christ avec l'âme humaine et dont il est question dans la doctrine de l'expiation, et qui se rattachent aussi aux nombreuses phases à travers lesquelles cette doctrine chrétienne a passé au sens historique. Je n'ai pas le temps de m'arrêter sur chacune de ces phases, bien qu'elles méritent une sérieuse étude et toute votre attention, chaque stade ayant une leçon à présenter, un sens profond. Prenons donc cette doctrine dans le sens le plus large, à savoir que le Christ, comme Sauveur, se rapproche de l'être humain et, pour employer l'expression d'une génération plus ancienne, paie la dette que l'homme a contractée envers Dieu, et revêt le pécheur de sa droiture. Or, cette doctrine nous fut enseignée, à moi et à vous, hommes et femmes quiètes à peu près de mon âge, sous une forme grossière que l'on a quelquefois qualifiée de forme légale. Il y a très peu de temps encore on nous parlait d'un contrat passé entre Dieu et l'homme, du Christ se substituant au pécheur, d'une expiation par substitution, d'une droiture concédée. Et beaucoup [156] d'entre nous peuvent se rappeler que nous commençâmes à poser des questions à ce sujet et que la révolte qui commençait à se faire sentir contre la forme donnée à ce dogme n'était pas seulement une révolte de l'intelligence, mais aussi une révolte de la conscience et du coeur, nous sentions au plus profond de nous-mêmes que nous n'avions pas besoin que l'on nous concède la droiture ; nous voulions être droits de nous-mêmes et non passer pour droits devant Dieu.
Nous sentions que ce qui nous était offert n'était pas ce à quoi nos âmes aspiraient, et que, alors que nous demandions du pain, l'Église ne nous donnait qu'une pierre. Et pourtant, il y a, dans cette doctrine, quelque chose qui gagna le coeur humain, attira l'amour de l'homme, inspira aux hommes et aux femmes l'esprit de sacrifice le plus élevé ; étrange paradoxe que l'on trouve souvent dans la religion, malgré la défectuosité avec laquelle elle est
présentée, la vérité intérieure a nourri la vie de l'homme. Et en quoi consiste cette vérité intérieure ? C'est que le Christ peut nous aider, non pas en se substituant à des personnes extérieures, mais par son identité de nature avec nous ; le Christ qui sauve n'est pas un [157] Christ extérieur apaisant la vengeance d'un Dieu courroucé, mais un Christ intérieur qui transmue la nature humaine en nature divine, qui réveille la vie du Christ dans le coeur, proportionnellement aux limitations du croyant. Nous apprenons que, lorsqu'on s'élève dans la vie spirituelle aussi haut que le Christ l'a fait, Il peut, comme le soleil qui brille au-dessus de nous, déverser sa lumière, sa vie, son amour, dans les vaisseaux chargés de vies humaines qui partent de la terre pour aller vers lui, que malgré les barrières qui, ici, séparent un endroit d'un autre, comme celles qui séparent la lumière du soleil dans votre jardin de celle qui éclaire le mien, il n'y a cependant pas pour le soleil, ni barrières, ni murs de séparation ; toute la surface de la terre étant sienne sa lumière se déverse partout en donnant la vie ; de même, la lumière et la vie du Christ tombent sur nos faibles limitations humaines sans souci des divisions, mais réalisant en nous-mêmes l'unité qu'il représente ; c'est ainsi que cette vie s'infiltre en nous et devient nôtre à mesure que nous nous l'approprions. Et de même que la lumière du soleil donne la vie à la terre, de même le soleil de vie donne la vie à l'esprit. [158]
Nous comprenons alors que c'est en nous faisant participer à sa nature que le Christ nous aide à nous élever vers lui. En déversant sa force dans notre faiblesse, sa sagesse dans notre ignorance, il nous élève vers Lui. C'est en cela que consiste la gloire de la nature du Christ, partout où cette nature se développe ; elle ignore les différences et réalise l'unité, et le pécheur le plus vil peut être illuminé par la vie d'un Christ et transformé ainsi à l'égal de l'image divine, grâce à la vie et l'amour qui émanent de ce triomphant Fils de Dieu. C'est pourquoi les apôtres ont dit qu'ils étaient en lui et parlent de son aide et de sa rédemption. Mais ce n'est que lorsque vous commencerez à vivre la vie du Christ que vous pourrez connaitre la gloire de cette rédemption, car l'esprit humain ne peut être satisfait que lorsqu'il arrive à voir que sa propre nature est divine et à avoir conscience qu'il est un avec Dieu.
Il en est ainsi pour beaucoup d'autres dogmes chrétiens.
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Certaines difficultés sont soulevées par la doctrine de la Trinité, sur le sens que comporte cette phrase : trois personnes en un seul Dieu. [159] Et pourtant, si vous considérez votre propre nature, la difficulté est vite résolue quand elle passe du dogme aux faits de l'expérience humaine, en examinant votre propre conscience, qui est l'image du divin, en vous rendant compte de votre propre nature qui participe à la nature de Dieu. Vous trouvez en effet en vous-mêmes le pouvoir de vouloir, le pouvoir de connaitre, le pouvoir d'agir. Et cette trinité qui est en vous, c'est le Père qui est la volonté, le Fils qui est la sagesse, l'Esprit qui est l'activité créatrice. Et comme, dans la nature, l'esprit se voile toujours de matière, il s'ensuit que les trois aspects deviennent trois personnes, bien qu'il n'y ait qu'une seule conscience divine se manifestant sous trois aspects. En comprenant ce que vous êtes vous-mêmes, vous arrivez à comprendre la Divinité ; vous faites tomber les difficultés du problème et vous vous élevez à la réalité de la vie qui vous est montrée comme étant le modèle que suit la vôtre ; vous arrivez enfin à comprendre que si l'on trouve ce problème difficile à saisir, c'est parce qu'on n'a pas encore pu approfondir sa propre nature. Car de même que l'eau réfléchit la planète qui brille au-dessus de nous, de même la conscience, dans l'homme, reflète la conscience [160] suprême qui est Dieu. Ainsi vous arrivez à saisir peu à peu que ce dont vous avez besoin, c'est une vision spirituelle ; il faut que les yeux de l'esprit s'ouvrent, facultés propres à la Divinité même.
Mais, me direz-vous comment l'esprit pourra-t-il s'incorporer ? Comment pourrons-nous devenir des mystiques ? Comment pourrons-nous briser les entraves du dogme et arriver à l'état de fils de Dieu ? Il n'y a qu'un seul moyen, celui d'entrer sur l'antique Sentier. Étroite en est la porte, étroit est le chemin, car on ne peut en franchir le portail que lorsqu'on a rejeté tout ce qui a quelque valeur aux yeux du monde. On ne peut en vérité suivre cette voie que lorsque la connaissance de Dieu est devenue le seul mobile de la vie qui soit digne d'être poursuivi. Voyons comment ce Sentier peut s'élargir, comment on peut s'approcher de cette porte si étroite. Quelles sont les méthodes, préparatoires et actuelles ? La méthode préparatoire est la purification de la vie, du coeur, de la nature tout entière. Dans les anciennes Upanishads, il est dit de l'homme qui désirerait contempler le soi : "qu'il se détourne d'abord des sentiers du mal" sans cela tout est inutile, tout est futile ; la loi que seul le coeur pur verra est immuable. [161] Aussi longtemps que l'on suit la voie du mal, on ne peut entrer dans celle qui conduit à la vie. Mais nous ne devons pas seulement nous détourner de la voie du mal, il nous faut encore parcourir la voie du bien. "Cesse de faire le mal et cherche à
faire le bien" est une sentence des Écritures, familière à tous, semblable à celle des Upanishads que je viens de citer, car dès que l'on a quitté la voie du mal la course se poursuit, rapide, sur la voie du bien.
Le premier pas à faire, c'est la purification, une purification constante, persévérante, bien déterminée. Vient ensuite, ce que vous connaissez tous au moins de nom : la méditation. Il n'existe pas d'autres moyens. En quoi consiste-t-elle ? À vous efforcer d'élever votre conscience dans des régions supérieures à celles au milieu desquelles vous vivez et fonctionnez dans la vie de tous les jours ; à élever votre individualité, votre sentiment du moi, au-dessus du mental qui vous sert à raisonner, à diriger toutes les affaires de la terre, tous les plaisirs de la vie. Cette conscience vous la connaissez et l'appelez du nom de "Je", mais il vous faut vous élever au-dessus d'elle, la dominer, bien savoir qu'elle n'est pas vous. Et comment [162] atteindre cette conscience et la réaliser comme étant le vrai soi, alors que l'esprit n'est préoccupé que des affaires et des plaisirs terrestres au milieu desquels la conscience ne trouve ni à s'occuper ni à se connaitre ? Le pas suivant à prendre est donc bien précis ; il faut apprendre à contrôler les émotions, à contrôler le mental ; le tourbillon des émotions dans lequel un grand nombre d'entre vous vivent. Il est impossible de vivre dans ce tourbillon et vivre, en même temps, dans les calmes sphères de l'éternel où réside l'esprit qui est vous-mêmes. Votre mental tendant continuellement au changement, d'humeur instable, flottant sans cesse d'une chose à une autre, s'occupant un jour d'une chose pour l'abandonner le lendemain au profit d'une autre, et cela jour et nuit, que peut avoir de commun cette façon de faire avec la sérénité du mental dont les yeux sont fixés sur Dieu, qui sait discerner le réel de l'illusoire, l'éternel du transitoire ?
Lorsque vous voulez vous livrer à l'étude d'une science, vous y consacrerez bien quelques heures tous les jours, et vous voudriez apprendre la science de l'esprit pendant les quelques instants que vous pouvez distraire de vos occupations et de vos plaisirs terrestres ! Non, [163] ce n'est pas ainsi que l'on peut conquérir le royaume du ciel qui est en vous, et il faut bien se rendre compte que cette conquête exige autant d'attention et de travail que s'il s'agissait de surmonter les difficultés que présentent les mathématiques ou la chimie. Et cependant, par quelque raison mystérieuse, vous qui savez qu'il faut consacrer un certain temps et donner toute votre attention pour vous rendre maitres des choses terrestres, vous vous imaginez qu'on peut obtenir les choses du ciel par quelques simples sollicitations, par les désirs passagers d'un instant. Des émotions paisibles, un mental calme, telles sont
les conditions requises pour l'éclosion de la conscience supérieure. Dans les Upanishads, il est dit encore : "C'est dans la tranquillité des sens, dans la sérénité du mental que tu peux contempler la gloire du soi." Tel est le travail qui vient ensuite : faire le vide dans le mental, dans le siège des émotions, et alors, dans le silence et dans le calme brille l'aurore d'une nouvelle lumière ; le murmure d'une voix, muette jusqu'alors, se fait entendre ; les premières notes de l'esprit tintent doucement au sein de la quiétude de sens et du calme du mental ; vous entendez et c'est à peine si vous vous en rendez [164] compte ; vous voyez, et à peine pouvez-vous discerner si c'est la vue ou l'imagination qui commence à briller sur votre mental. Et lentement, paisiblement, mais avec assurance, jour après jour, semaine après semaine, la musique se perçoit de plus en plus nette et claire, la vision se fait de plus en plus radieuse et réelle jusqu'au grand jour de l'éveil où, soudain, la conscience suprême qui est vous-mêmes brille dans tout son éclat et qu'à sa lumière toutes choses sont vues et connues. Alors, aucun doute n'est plus possible, aucune question n'a plus lieu de se poser. Comme la gloire du soleil levant empourpre l'horizon et jette sur la terre ses lots de lumière, ainsi en est-il de la gloire du soleil spirituel quand il commence à se lever sur le mental et le coeur de l'homme. C'est alors que l'on peut apprécier la méditation et saisir la réalité du Sentier qui nous a conduits au but cherché ; la méditation devient alors un moyen que l'on peut employer pour avancer plus loin sur le Sentier.
Vous pouvez, à votre choix, prendre la voie de la connaissance, et, par cette grande illumination, arriver à connaitre ce que vous désirez savoir. Vous pouvez encore prendre le sentier de la dévotion, et, dans l'extase de l'amour du [165] mystique, vous élever à l'union avec la Divinité. Si c'est par la voie de la connaissance que vous voulez vous élever, la solution des problèmes qui, autrement restent obscurs, vous sera donnée par l'illumination ; ce sera là la récompense et le prix de vos efforts ; vous reconnaitrez la vérité à première vue, vous la discernerez du mensonge, sans erreur possible, non pas par le raisonnement mais par la vue intérieure, non par l'argumentation mais par l'intuition. Aussi surement qu'un musicien entend la moindre discordance dans une harmonie, vous saurez discerner la vérité du mensonge, car votre soi le plus intime est toute vérité et non mensonge ; votre soi infini qui est divin est la vérité, base sur laquelle l'univers est construit ; et, en présence de cette vérité, un mensonge est reconnu comme mensonge ; vous n'argumentez plus, vous vous contentez de constater.
Si vous voulez suivre le Sentier de la Dévotion vous vous rendrez compte que la divinité n'est pas seulement la vérité, mais aussi une félicité, car en s'élevant sur les ailes de l'amour et du service, on entre dans le sein même de cette vie qui est Amour éternel et infini. Le ravissement du mystique est un fait aussi réel [166] que la vue intérieure dont il jouit ; celle-ci satisfait l'intellect, l'autre réjouit le coeur. Suivez le sentier qui convient à votre tempérament, le but est le même pour tous. Ce qui est vérité n'est pas autre chose que ce qui est amour. Vérité et Amour telles sont les deux expressions de la vie divine ; la connaissance parfaite se change en amour parfait, et l'amour parfait en connaissance parfaite. Sur la terre, ces deux principes peuvent présenter des différences, mais le but est le même pour tous. Nous séparons la connaissance de l'amour, et pourtant, ils ne sont que les deux aspects d'une seule vie.
Pour chacun de vous, cette vision est possible, elle est à votre portée, mais seulement au moyen des anciennes règles, des anciennes conditions. Le coeur rempli des choses terrestres n'offre pas de place pour la naissance du Christ-Enfant ; les mains qui s'agrippent à la terre ne peuvent s'élever vers le ciel. Ainsi, quelle que soit votre vie, pleine d'intérêts, de devoirs, d'occupations, si vous voulez être un mystique, votre trésor ne doit pas être là où votre devoir est susceptible de restreindre vos activités, car ce n'est pas la forme extérieure, mais la vie intérieure qui est nécessaire [167] au vrai mystique. Peu importe que vous soyez placés en haut ou en bas de l'échelle, que vous soyez riches ou pauvres, roi ou paysan, votre coeur doit être fixé sur un seul but ; votre vie doit être aussi pure que l'air des montagnes ; alors, quelles que soient les circonstances qui vous entourent, l'esprit qui est en vous peut s'élever au-dessus d'elles, et vous constaterez qu'en vous ouvrant à votre propre divinité, vous verrez, mieux que jamais auparavant, la fraternité qui relie entre elles toutes choses.