VII — L'ANGLETERRE ET L'INDE

 


Conférence faite à la Fabian Society au Memorial Hall, Londres, 26 mai 1911.


Depuis dix-huit ans environ, j'ai passé la plus grande partie de mon temps dans l'Inde, et peut-être est-ce par suite de ce long séjour en Orient, et de la sympathie si vive et si profonde que j'éprouve pour la pensée orientale et les coutumes de cette partie du monde que le Comité Exécutif de votre Société m'a demandé, en cette circonstance, de parler sur l'Angleterre et l'Inde. Comme préambule à ce que j'ai l'intention de vous dire, peut-être me sera-t-il permis de suggérer qu'il y a beaucoup – j'allais dire de sottise, mais cela serait peu courtois – disons donc plutôt qu'un manque de bon sens se fait sentir dans les conversations si fréquemment entendues au sujet des divergences [202] profondes qui existeraient entre l'esprit occidental et l'esprit oriental, de l'impossibilité qu'il y a pour l'Indou de comprendre les Anglaises, la même impossibilité qu'ont ceux-ci de comprendre les Indous ? Il est parfaitement vrai que l'attitude de l'Indou envers la vie et la pensée est très différente de l'attitude de l'Anglais ; mais ceci a pour causes une habitude ancienne, une ambiance, des conditions de vie, plutôt qu'une différence dans l'intelligence et dans la pensée. On dit quelquefois que l'esprit oriental est subtil, tandis que l'esprit occidental est scientifique. Il est très vrai que l'Indou de culture moyenne, même complètement dépourvu de toute éducation, possède une aptitude beaucoup plus grande à comprendre tout ce qui est abstrait, tout ce qui est du domaine spirituel, que l'Occidental de moyenne culture ; mais, d'autre part, il est bon que l'Occident comprenne, – car, je le crois, l'erreur a sa racine dans les fausses conceptions que l'Angleterre et l'Inde se font l'une de l'autre, – que, étant donné des conditions similaires en Orient, l'Indou répond à ces caractéristiques exactement de la même manière que l'Anglais, et que le manque de compréhension de la part des Indous, en ce qui concerne [203] l'influence occidentale, résulte en grande partie des malentendus et de l'agitation qui règnent aujourd'hui. Différence d'attitude envers la vie, oui ! Cela existe certainement ; tendances pour la métaphysique et la pensée abstraite, cela aussi se rencontre continuellement ; mais il n'en est pas moins vrai que cette attitude est susceptible de se modifier rapidement lorsque la mentalité indoue se met en contact avec la pensée et les coutumes occidentales. Ce qui a donné lieu aux troubles qui surgirent ces dernières
années, ici et là-bas, ce qui suscite ce que l'on a appelé l'agitation de l'Inde, ce qui généra cette inutile inquiétude quant aux résultats de cette agitation en Angleterre, tout cela est dû, en grande partie, aux caractéristiques mêmes de l'Inde, à son attitude, à sa réponse, apparemment inattendue. Aussi vais-je essayer ce soir de vous présenter les fruits d'une longue expérience que j'ai de la vie dans l'Inde, et des relations d'amitié et d'intimité très étroite que j'ai eues avec un grand nombre d'Indous appartenant à la classe la plus cultivée. Afin de rendre clair ce que j'entends exposer en disant que l'attitude envers la vie est différente si l'on compare l'Anglais avec l'Indou, mais que la différence n'est pas aussi [204] grande qu'on se plait à le dire, et afin qu'aucune fausse interprétation ne soit donnée à mes paroles, permettez-moi de commencer par vous dire quelques mots sur les conditions de la vie dans l'Inde avant que l'influence de l'Angleterre ne s'y fût répandue et spécialement avant que l'éducation anglaise ne s'y soit frayé un chemin.
Le système des castes dans l'Inde, primitivement intelligent et utile pour le progrès social méthodique, s'est divisé, au cours des derniers siècles, comme le savent la plupart d'entre vous, en un nombre incalculable de subdivisions qui ne sont ni justifiées par la nature, ni utiles quant aux résultats qui peuvent en découler. La division originelle en quatre grandes classes se trouve sous une forme ou sous une autre dans tous les pays civilisés : la classe des penseurs, des instructeurs, des guides de la pensée religieuse ; la classe des législateurs, des gouvernants, des conservateurs de Perdre civil ordinaire ; la classe des organisateurs de l'industrie, des marchands, de ceux qui dirigent l'agriculture, des banquiers, et ainsi de suite ; vient ensuite la grande masse qu'on désignerait ici sous le nom de prolétariat, les laboureurs, les artisans, les ouvriers des arts et [205] métiers divers ; il existe là un système de divisions naturelles qui ne devient néfaste qu'autant qu'il est trop rigide, qu'il perd la flexibilité des anciens jours et que le passage d'un homme d'une de ces classes dans une autre est entravé, non par des conditions naturelles, mais par des conditions artificielles. Lorsque le pouvoir eut graduellement passé d'entre les mains de chefs indous appartenant à la foi indoue, et que les musulmans eurent conquis de grandes portions du territoire indou, on trouva, à côté de cette différence de religion, comparativement peu de désaccord au point de vue social ou civil ; les gouvernants musulmans essayèrent très sagement de se rendre favorables la vaste majorité de leurs sujets appartenant à la foi indoue ; et même, de nos jours, la division entre Musulmans et Indous n'existe pas dans les États de l'Inde comme elle existe sous le Gouvernement britannique. Si vous allez dans les grands territoires du Nizâm, dans la province du Deccan, vous y
trouverez de temps à autre un Indou faisant fonction de premier ministre, des masses d'Indous formant la majorité des sujets du Gouvernement musulman ; mais socialement, civilement, vous n'y trouverez pas de lignes de division vraiment [206] importantes. La même chose se présente en ce qui concerne des Musulmans gouvernés par un chef indou. C'est l'intérêt du chef d'avoir des rapports amicaux avec tous ses sujets, et si vous allez au Cachemire où la majorité du peuple appartient à la religion musulmane et non à l'indoue, mais où le Mahârâja est indou, vous y constaterez que Musulmans et Indous vivent dans la meilleure intelligence et qu'il n'y a pratiquement entre eux aucun, élément de division pouvant donner lieu à des sentiments d'animosité ou de trouble. Il n'en est pas ainsi dans l'Inde britannique. C'est dans l'Inde et là seulement que l'on peut voir grandissant, et se creusant de plus en plus, le gouffre religieux qui divise la nation en deux parties, et ce gouffre s'élargit de plus en plus chaque année ; aussi aujourd'hui les gens qui vous diront que leurs aïeux avaient avec les Musulmans les rapports les plus intimes, qu'ils mangeaient ensemble des vivres d'une certaine espèce, et entretenaient les relations les meilleures, vous diront aussi qu'ils ne peuvent, eux, agir comme le faisaient leurs aïeux et que la ligne de séparation, tant au point de vue social que civil, devient de plus en plus distincte au cours du [207] temps. Or, si on veut bien se rappeler que les Musulmans avaient été dans l'Inde depuis longtemps et qu'ils formaient le quart de la population totale, on en conclura immédiatement que si une nation indoue doit progresser, Musulmans et Indous doivent apprendre à avoir l'esprit national indou, et se convaincre que l'unité de la nation est plus importante que la division en partis religieux. Il s'ensuit qu'il est bien malheureux – autant que je puis moi-même juger la question, et la grande majorité des gens cultivés de l'Inde est, je le crois, en cela d'accord avec moi – il est extrêmement déplorable, dis-je, que le dernier plan de réforme, tendant à l'accord avec un Gouvernement autonome dans l'Inde pour l'avenir, il est déplorable que ce projet ait été entravé par l'introduction d'électorats musulmans. J'allais dire électorats musulmans et indous, mais ces derniers n'ont ni les privilèges ni le droit de vote et d'éligibilité, ce qui est accordé aux Musulmans. Si bien qu'aujourd'hui vous avez dans l'Inde une ligne de démarcation comparable à celle qui existait, il y a un siècle, en Angleterre, et qui divisait en deux camps opposés les catholiques romains et les protestants, deux camps nettement hostiles [208] l'un à l'autre en ce qui touchait les questions politiques.
Or, la vie politique de l'Inde ne peut jamais devenir forte et saine que si l'Indou se considère comme Indou et non comme Musulman ou Indou ; les intérêts des deux partis sont en réalité les mêmes, bien que, superficiellement, ils puissent paraitre momentanément divisés. Ce regrettable état de chose qui fait obstacle à un grand acte de justice rempli de grandes possibilités pour l'avenir, disparaitra graduellement, il faut l'espérer, et espérons aussi que les gouvernants anglais abandonneront désormais cette voie néfaste jusqu'ici poursuivie.
En nous rappelant ce fait c'est-à-dire la différence qui existe en ce moment entre ces deux communautés – considérons certaines choses qui doivent être de la plus grande importance dans l'oeuvre future ; je vais, pour un instant, les exposer avant de reprendre le changement graduel survenu dans la vie indoue et qui, dans une certaine mesure, a provoqué les difficultés flanelles. Le fait que le Musulman a gouverné l'Inde dans une large mesure, qu'il y est venu en qualité d'envahisseur et y est resté comme conquérant, a procuré à la population [209] musulmane un grand avantage en ce qui concerne tous les mouvements qui se produisent actuellement dans l'Inde et qui s'y produiront plus nettement dans l'avenir. Le Musulman possède ce que l'on peut appeler l'instinct de la politique, instinct que ne possède pas l'Indou. On peut voir cet instinct se dégager fortement dans les discussions qui s'élèvent aujourd'hui au sujet des fondations d'universités dans l'Inde. Du jour même où une université musulmane fut proposée, on put voir la population musulmane se lever en masse sans se préoccuper des détails, sans discuter les questions avant que celles-ci fussent mures pour la discussion ; tous adoptèrent l'idée d'une université comme un seul homme eût pu le faire. Mais si, de l'autre côté, on examine les indous, on trouve des avis opposés, tous voulant faire prévaloir leurs vues particulières, celles-ci dussent-elles même faire avorter le projet, et bien longtemps avant que le sujet n'ait été complètement développé, on verra que le camp s'est divisé en un grand nombre de partis divers, personne ne voulant renoncer à ses propres idiosyncrasies pour que l'ensemble des opinions, par un compromis rationnel, puisse mener à bien le but proposé. Et, si l'on considère [210] l'avenir politique de l'Inde, ce point est d'une importance capitale.
Les Indous ont tendance à se diviser par petits groupes se rassemblant autour d'un homme spécial ; il n'y a aucune coopération, aucune tendance à former des combinaisons. L'absence de pouvoir politique qui s'est fait sentir depuis de nombreux siècles semble avoir détruit radicalement tout instinct de la politique, instinct si proéminent chez les Indous du passé, et que l'on
rencontre encore quelquefois individuellement chez les Indous d'aujourd'hui.
Or, avant de revenir à la question que je désire développer plus longuement, permettez-moi d'esquisser brièvement les conditions qui ont rendu la mentalité indoue ce qu'elle est actuellement. J'ai parlé de ces quatre divisions principales qui existent naturellement et pratiquement partout ; mais à mesure que ces divisions devenaient plus strictes, et que le passage d'une caste à une autre devenait impossible on vit des classes s'élever et réclamer des privilèges, oubliant complètement les devoirs sur lesquels ces privilèges reposaient à l'origine. On voit une classe de savants, profondément instruits, les Pandits, versés dans [211] leur propre langue classique, le sanscrit, et ne connaissant rien en dehors de cela sauf leur langue natale, qui n'ont été ni touchés ni influencés par la pensée et par l'esprit occidental, devenir de plus en plus une classe se tenant complètement en dehors de la vie et du mouvement du pays ; la classe qui, de par son savoir, devrait être parmi les leaders de la pensée, mais qui, par suite de l'ignorance dans laquelle elle se trouve des conditions modernes, est entièrement fermée à toute influence provenant du courant de la pensée moderne ; et cependant c'est une classe qui, par sa tradition, par les coutumes, possède sur les masses un pouvoir énorme, presque omnipotent ; et alors qu'elle ne peut rien pratiquement sur la classe cultivée, elle a sur la vaste masse de la population un empire tellement puissant qu'elle la dirige à son gré, tendant toujours à la faire s'opposer à la pensée moderne, ne voulant rien entendre d'une vie ou d'une pensée qui soit en dehors de son sein.
Puis, vous avez cette particularité de la vie indoue que la classe instruite a toujours été pauvre. L'argent et le savoir n'ont jamais marché de pair en Orient. La gloire du savant est tout entière dans son savoir et non dans ses [212] richesses ; vous avez ainsi une classe apte, par hérédité, à apprendre et pouvant réclamer, par tradition, le droit d'apprendre, mais une classe qui, se trouvant en face de conditions auxquelles elle n'est pas accoutumée, trouve impossible de s'y conformer ou de recevoir du Gouvernement anglais l'éducation à laquelle elle pense avoir droit par hérédité.
Or, cette classe, la plus capable, la plus éclairée, la plus apte aux études, n'est pas seulement en grande partie empêchée de s'instruire par suite du prix excessif exigé pour recevoir l'éducation anglaise, mais encore, ceux qui en font partie ont des préjugés contre toute forme d'emploi qui n'est ni une profession libérale, comme la magistrature ou la médecine, ni un poste dans le Gouvernement. Habitués, pendant de longs siècles, à vivre
l'enseignement, n'étant pas rémunérés pour cet enseignement, mais entretenus ils enseignaient gratuitement tout étudiant qui venait à eux pour s'instruire ; ils étaient pourvus de tout ce qui est nécessaire à la vie par les chefs de famille de la population, spécialement par les législateurs et plus encore par la classe des marchands ; ce n'était pas à eux de gagner de l'argent [213] ni de subvenir à leurs besoins matériels ; la science était leur unique richesse, et ils le dispensaient gratuitement à quiconque venait la leur demander. Le système d'éducation consistait en ce qu'un jeune homme pouvait se présenter à un Pandit et attendre de lui, non seulement l'enseignement, mais encore les éléments, la nourriture, le gite, ou un mot tout ce dont il avait besoin pendant le temps que devait durer son éducation. Ce sentiment est encore si fort dans l'Inde que de temps à autre, à notre Collège Central Indou  où toutes les conditions sont modernes, où de nombreux professeurs sont rétribués et où toute l'organisation est inévitablement influencée en grande partie par l'esprit anglais – nous voyons arriver de temps à autre un jeune garçon, venant quelquefois à pied de plusieurs centaines de milles  parce qu'il a entendu dire que nous y donnions l'instruction. Ce jeune garçon vient nous demander de l'instruire, et si l'école est pleine et que nous ne puissions prendre un élève de plus à titre gratuit, s'il n'y a pas de place pour le prendre en pension, nous avons beau lui expliquer toutes nos raisons maintes et maintes fois, il ne comprend pas et se contente de nous regarder, comme la chose m'est [214] souvent arrivée en disant "Mais, mère, je veux apprendre !" Telle était la vieille méthode en ce qui touchait l'enseignement. En conséquence, toute jeune personne qui veut apprendre a le droit d'apprendre et ne s'attend pas à être obligée de payer pour cela.
Or, quand le système d'éducation anglaise se présenta à un peuple nourri de ces idées depuis des siècles, à un peuple qui entretenait la classe entière de ses instructeurs et qui, en retour, attendait d'eux une éducation gratuite, la nourriture, le logement, l'entretien pour tous ceux qui venaient à eux, on comprendra facilement qu'avec une telle tradition, les méthodes anglaises d'enseignement aient tout d'abord paru inintelligibles aux Indous et provoqué un mécontentement général. Une difficulté a surgi en ce sens que l'éducation est doyenne de plus en plus dispendieuse. Les prix, dans les collèges et les écoles, se sont augmentés d'année en année. La classe qui réclame le plus l'instruction se trouve donc exclue de ces établissements, ses moyens ne lui permettant pas de payer les prix qui y sont demandés. Vous avez donc ainsi une classe dont le mécontentement augmente sans cesse par le fait qu'elle ne peut obtenir l'enseignement qu'elle désire et [215] incapable
qu'elle est de se procurer des moyens d'existence dédaignés par les vieilles traditions et les anciennes coutumes. Ceux-là seuls qui ont suivi le régime d'éducation anglais ont pu trouver différentes façons assez restreintes de s'employer, telles qu'un poste dans le Gouvernement – cet emploi étant considéré comme honorable bien que très pauvrement rétribué ; soit encore dans la magistrature – celle-ci, par une perversion des idées anciennes, étant adoptée aussi par un grand nombre des membres de la classe enseignante ; et c'est ainsi que, graduellement les professions de magistrats, de médecins et d'employés au service du Gouvernement se sont trouvées encombrées. Puis, par suite d'une loi économique qui doit ici vous être familière, les émoluments de ces branches de profession se sont abaissés de plus en plus, et de plus en plus nombreux furent ceux qui ne purent même y avoir accès en cherchant à tirer parti de l'instruction qu'ils avaient acquise à un prix si élevé.
C'est là une des causes qui ont suscité un mécontentement qui s'étend toujours davantage. En somme, le système d'éducation n'a pas été élaboré aussi bien qu'il aurait dut l'être. D'abord, on transplanta seulement le système anglais [216] au lieu de créer un nouveau système et d'y faire entrer certains principes pouvant s'adapter au pays étranger auquel ce système devait s'appliquer ; en dressant des hommes pour ces professions spéciales, on n'a fait que provoquer un encombrement laissant subsister le mécontentement au sein de la foule extérieure.
Actuellement, on emploie souvent ici un terme très blessant. On parle de Bâhûs, et ce terme signifie maintenant un commis. Autrefois, il désignait un prince, et ce terme – employé par des Anglais qui n'ont pas la moindre idée du sens qu'il représente et qui le répètent à tour de rôle en lui donnant toujours un sens de mépris – est appliqué à des classes élevées de gentlemen indous qui se sentent insultés et vexés quand ils s'entendent qualifiés de ce terme. Les titres destinés à honorer les gens dans l'inde sont devenus, dans la bouche des Anglais, des termes de mépris ; ceux-ci sont répétés, idiotement répétés, au point de révolter la sensibilité naturelle et légitime de l'homme cultivé, celui-ci souffrant d'une insulte qui lui est faite le plus souvent sans intention de la part des Anglais. On entend souvent des phrases comme "Babu [217] English". Or, si l'anglais parlé par les Indous est mauvais, c'est de la folie de la part des instructeurs de commencer à parler mal eux-mêmes, et non la faute de l'étudiant qui, lui, ne fait qu'appliquer ce que son professeur lui a appris. Vous vous moquez du style ampoulé des Indous, vous insistez pour qu'ils étudient les oeuvres d'Addison et des auteurs
du temps de la Reine Anne au lieu de les encourager à lire les oeuvres populaires actuelles et les journaux qui leur donneraient un style plus naturel. Se moquer d'eux parce qu'ils emploient l'anglais que vous-mêmes leur avez enseigné n'est pas sage de la part d'un peuple fier et ardent. Puis-je dire aussi que, d'un autre côté, si l'Indou ne parle pas aussi haut que l'Anglais, il ne témoigne pas moins de mépris pour la façon dont les Anglais parlent l'Hindoustani, le Bengali, le Tamil, le Telegu et tous les autres idiomes en usage dans l'Inde. En parlant ces langues, les Anglais ne cessent de commettre les plus graves erreurs, d'employer des phrases les plus absurdes, et, bien que l'Indou ait toujours une attitude polie et courtoise et ne rira jamais à la face de l'Anglais qui massacre sa langue, il n'en est pas moins vrai qu'une fois rentré chez [218] lui, il ne se gêne pas pour rire et faire maintes plaisanteries sur la façon dont certains fonctionnaires anglais haut placés parlent sa langue natale, et j'en ai été moi-même témoin de cela.
Il est un fait certain, c'est que l'Indou cultivé – non pas celui qui n'a qu'une demi-culture, – parle un anglais bien plus pur et bien meilleur que l'Anglais de moyenne éducation, Il ne parle pas l'argot, il ne recueille pas toutes les abréviations de langage qui sont de mode pour le moment ; non, il parle un anglais pur, classique et naturel ; et si vous avez la chance d'entendre un orateur indou qui soit éloquent, même en parlant votre langue, vous aurez une idée des capacités de ce peuple, en celte matière, capacités dont certains écrivains ignorants se raillent, car alors vous entendrez parler votre langue, avec une pureté et une beauté qui, si ces qualités pouvaient être transplantées au Parlement anglais, rendraient les débats qu'on y fait moins secs et moins monotones que ceux qu'on y entend actuellement.
Il est vrai qu'il y a dans l'Inde un mécontentement à peu près général, mais ce mécontentement, pleinement justifié, est gros de [219] conséquences. Quelles en sont les causes ? Les Anglais sont allés aux Indes et ont dit au peuple : "Voyez quel beau peuple nous sommes ! Combien nous sommes prospères, combien nous sommes riches, combien nous sommes plus puissants que vous ! Pourquoi ne prenez-vous pas exemple sur nous ?"
Vous leur avez appris votre histoire, y compris la décapitation de Charles Ier. Vous leur avez présenté votre constitution avec tout le jargon usité pour les taxes sans représentation, et tout le reste ; vous avez élevé les jeunes gens, au temps où ceux-ci sont le plus malléables, dans l'idée que la liberté anglaise, la constitution anglaise, les moeurs anglaises, le Gouvernement anglais, pouvaient servir de modèle au monde civilisé tout entier. Eh bien, voici de longues années que vous leur parlez ainsi, et, tout
naturellement, ils se sont tournés vers vous et vous ont dit : "Puisque tout cela est si bon pour vous, pourquoi ne le serait-ce pas pour nous ? Si toutes ces choses ont contribué à vous rendre le peuple superbe que vous êtes, ne pouvons-nous recueillir quelques miettes de ce même pain, de façon à ce que nous, à notre tour, puissions devenir un peuple plus grand que nous ne le sommes aujourd'hui ?" [220] En cela, ils n'ont fait que répéter ce que leur avaient appris leurs instructeurs, et quand un beau jour, ils sont venus demander à être représentés, de participer, dans une faible mesure, aux affaires du Gouvernement de leur pays, quand ils ont demandé que les postes du service exécutif et du service judiciaire leur soient ouverts, qu'il leur soit permis de prendre un intérêt effectif dans les affaires publiques et que leurs avis soient entendus, que leur répond-on ? L'Anglais se lève d'un bond et crie : "Révolte, rébellion, anarchie", et tous les termes susceptibles d'effrayer le peuple chez lui ; et on ne sait pas combien ces termes sont exagérés quand ils arrivent chez vous, après avoir traversé l'Océan, pour frapper les oreilles anglaises. Cependant, personne n'est plus modéré, dans ses revendications, que le nationaliste indou ordinaire. Certes, il y a, parmi les mécontents, des gens qui portent tout à l'extrême ; mais la grande erreur commise depuis bien longtemps déjà dans l'Inde a été de classer dans le même groupe ceux qui sont littéralement des anarchistes et ceux qui ne font que réclamer de légères réformes constitution nettes.
Ce ne fut que lorsque Lord Minto vint, qu'il [221] se refusa de se laisser effrayer par les bombes en différant la faible mesure de justice qui fut accordée, ce ne fut que lorsqu'il rendit possible au parti nationaliste de se séparer des anarchistes, que l'on put enfin constater combien peu important était le parti de la révolte. Mais le mécontentement originel est un de ceux qui méritent d'être considérés ici sérieusement et qui mérite la sympathie, car il n'exprime que le désir d'un grand peuple intellectuel qui veut réaliser sa propre nationalité et ne pas se sentir des étrangers dans leur propre pays. Rappelez-vous que c'est vous qui avez rendu possible aux Indous de se constituer en nation. Il n'y avait pas de nation dans l'Inde avant que les Anglais n'y vinssent, on n'y voyait que des États sans cesse en guerre les uns contre les autres, l'un dominant aujourd'hui, un autre demain ; pas de nation indoue, pas de langue commune, pas d'unité dans le peuple. Aujourd'hui, le sentiment d'une nationalité indoue a surgi graduellement et lentement, et vous ne pouvez l'arrêter ; la langue anglaise est devenue la langue ordinaire dans l'Inde tout entière, si bien que les gens du Nord, dans le Punjab, qui ne pouvaient communiquer avec ceux de Mysore dans le Midi, leurs idiomes [222] étant totalement différents, peuvent aujourd'hui se réunir dans des
congrès et des conférences, la langue anglaise étant devenue celle au moyen de laquelle ils arrivent tous à se comprendre. Et le fait d'avoir un langage commun est un facteur important pour arriver à édifier une nationalité commune, car ce n'est que lorsque les hommes pourront échanger librement leurs idées qu'il leur sera possible de s'ériger ou une nation unie.
Puis, en plus de cela, le fait que vous avez imposé la paix à un certain nombre d'États toujours en guerre a eu, pour conséquence, de faire surgir chez les Indous le sentiment de nationalité et de rendre ce sentiment graduellement stable. Lorsque les peuples sont occupés à combattre les uns contre les autres, ils ne pensent qu'à ce qui les divise et le bien commun est oublié. De tous ceux qui ont gouverné l'Inde, il n'y en a pas un seul, sauf peut-être le grand Akbar, qui ait eu l'idée de faire l'unité de l'Inde et qui ait essayé de poser des bases dans ce but. Cette unité de l'Inde eût pu être réalisée si ses successeurs avaient eu la même largeur de vue ; mais, dans ce pays, le sentiment de séparativité entre provinces est très puissant. Nous avons pu constater le fait dans notre [223] Central Hindu College 6 où les jeunes gens viennent des diverses provinces de l'Inde. Il y a eu pendant longtemps un antagonisme très marqué entre ceux qui venaient du Bengal, des Hautes-Indes, et ceux qui venaient du Panjabi et autres provinces. Depuis bien des années nous nous sommes efforcés de faire comprendre à nos jeunes gens qu'ils sont plutôt indous qu'habitants de telle ou telle province particulière, et, graduellement le sentiment de nationalité a grandi, l'antagonisme tend à disparaitre ; bien que je ne puisse dire qu'il a complètement disparu, on peut néanmoins prévoir que nous n'aurons bientôt plus que des Indous, et non des jeunes gens appartenant aux provinces de Punjab, des Hautes-Indes, du Bengale ou de Madras, et que ce même sentiment naitra dans le coeur de tous les étudiants.
Puis surgit une autre cause à l'agitation soulevée dans le pays, cause qui est la source de toute l'amertume ressentie, comme de l'élément du mal : c'est la façon dont l'Anglais traite l'indou. Vous savez que lorsque l'Indou vient en Angleterre, il est absolument surpris de voir que le peuple anglais est en somme un peuple [224] convenable. Quand il voit par lui-même ce que vous êtes dans vos habitudes, dans votre pays, dans vos homes, il se rend bien vite compte que l'Anglais qu'il a connu est absolument différent de l'Anglais on Angleterre. Les Indous constituent un peuple plein de dignité et de courtoisie. Un Indou ne se permet pas de contredire grossièrement une
6 Voir Le Théosophe Illustré. Décembre 1911. (NDT)
autre personne, il se contente de suggérer que l'affaire en question pourrait être envisagée sous un autre jour. Un jeune homme ne parlera jamais durement à quelqu'un de plus âgé que lui, et gardera le silence si ce dernier n'est pas d'accord avec lui. On peut dire que le type de la nation est essentiellement aristocratique et non démocratique. Et, lorsque, d'après les résultats de vos concours, vous envoyez dans les Indes des jeunes gens qui n'ont jamais de leur vie donné des ordres, même à un serviteur, de façon à apprendre la courtoisie ordinaire du langage que nous employons dans les homes anglais ; quand un jeune homme de ce genre, – grossier dans son attitude, sec dans sa parole,  est placé à la tête d'un grand nombre de gentlemen indous dont l'attitude est toujours digne, courtoise et pleine de déférence, il s'ensuit une source vive de mécontentement, alimentée [225] par l'outrage fait aux sentiments et à la dignité offensés.
Il va sans dire que cela n'est pas général. Il y a, dans l'Inde, des fonctionnaires civils qui commandent la sympathie par leur amabilité, la distinction de leurs manières, et qui sont de vrais gentlemen anglais ; mais il suffit qu'un seul se montre sous un aspect brutal pour que l'oeuvre d'un millier d'autres, qui sont courtois et polis, se trouve compromise.
Il y a aussi une autre chose qui cause une divergence dans les caractères. Un Anglais parlera à un autre Anglais d'un ton bref et rapide, mais s'il parle de même à un Indou, celui-ci suppose de suite qu'on veut l'injurier ; – il y a là une fausse interprétation de la part de l'Indou. L'un de vous, étant pressé, parlera d'un ton qui peut paraitre rude à un Indou, et si vous vous adressez ainsi à celui-ci, il pensera de suite que vous avez l'intention de l'insulter et que c'est l'orgueil qui vous fait agir. En général, je ne crois pas parler moi-même d'un ton rude ; malgré cela, je vous assure que dans l'Inde, je me suis efforcée bien souvent, d'adoucir ma voix beaucoup plus que si je parlais à un Anglais ; j'ai parlé plus lentement, plus doucement, employant plus de [226] circonlocutions dans le but d'effacer le sentiment instinctif de l'Indou, lequel s'imagine que tout Anglais qui lui adresse la parole veut à tout prix le gouverner et le dominer.
Il y a pire que cela encore : il y a non seulement rudesse de ton, mais encore violences. Vous ne pouvez ici vous faire une idée de la brutalité exercée dans l'Inde, par les Anglais. L'autre jour, un professeur éminent d'Amérique, étant venu me voir, me raconta comment il avait été indigné de faits qu'il avait vus clans une rue de Calcutta pendant les quinze minutes qu'il était resté à la fenêtre de l'hôtel où il était descendu. Un policeman frappa plusieurs fois de sa canne un jeune garçon qui ne pouvait se dépêtrer d'un bloc de bois. Deux hommes furent battus parce qu'ils encombraient la voie. Un passant fit tomber un cocher de son siège et lui donna des coups de pied. Ce qui avait donné lieu à ces brutalités, on ne peut le savoir ; mais ce qu'il y a de sûr, c'est qu'aucun Anglais n'oserait jamais se conduire ainsi avec un cocher anglais, tout grossier que puisse être ce dernier, mais il se conduit ainsi avec un Indou et c'est là qu'est le tort. Les domestiques indous, ou ceux qui se trouvent dans une situation inférieure, [227] sont souvent frappés et reçoivent des coups de pied. Il y a quelque temps, à Madras, un Anglais étant sur sa bicyclette, renversa un vieillard qu'il frappa ensuite parce que celui-ci s'était mis sur son chemin. Ce sont là des faits assez rares ici. Il n'y a pas bien longtemps, je rencontrai un gentleman indou, riche propriétaire, qui, passant près d'un officier anglais à cheval, n'avait pas salué celui-ci ; pourquoi l'aurait-il salué puisqu'il ne le connaissait pas ? Eh bien, cet officier descendit de son cheval et cingla l'Indou de sa cravache. Ce sont là des faits qui peuvent vous expliquer ce violent sentiment de mécontentement dont vous avez occasionnellement entendu parler. Pouvons-nous vraiment nous attendre à autre chose ?
Dans mes vieux jours, je suis une amante de la paix ; cependant, j'ai bien souvent dit, dans l'Inde, que l'on devrait, dans toutes les écoles indoues, consacrer une partie du temps à entrainer physiquement les jeunes gens et leur apprendre à se défendre eux-mêmes dans le cas où ils seraient injuriés ou insultés, puisque aucune loi n'intervient et que l'opinion publique n'est pas assez puissante pour modifier cet état de choses ; le seul moyen d'y remédier, c'est que l'Indou apprenne à rendre les coups [228] lorsqu'il est frappé, et c'est là de la bonne moralité pour le citoyen, mais pas pour le saint. Mais le citoyen ordinaire ne peut être un saint, il n'est pas arrivé à un stade de l'évolution où la sainteté lui est accessible ; et il est nécessaire que, dans l'Inde, l'Indou montre bien qu'il ne veut pas se soumettre aux outrages auxquels il est sans cesse exposé. La chose est pire encore dans le Sud que dans le Nord du pays, les habitants du Sud étant de moeurs plus douces. Un Panjabi ne serait pas traité aussi durement, car on sait qu'il saurait bien riposter.
Quand vous entendez parler d'agitation et de violence, il est bon, avant de pouvoir juger, que vous connaissiez les conditions dans lesquelles vivent ces peuples. Il n'y a pas de coeur plus facile à gagner que le coeur de l'Indou ; il montre la plus vive gratitude pour le moindre service rendu et qui, souvent, ne le mérite pas. Tout fonctionnaire dont la conduite est humanitaire, est aimé et honoré de tous ceux au milieu desquels il vit. Le fait que ces fonctionnaires sont nombreux devrait faire que le Gouvernement anglais soit possible dans les Indes. Il n'y a vraiment aucune difficulté dans ce pays, sauf celles que nous nous créons à nous-mêmes ; et si l'Angleterre devait perdre l'Inde [229] mais j'ai bon espoir qu'elles seront encore ensemble pendant bien des siècles, convaincue que je suis qu'elles ne peuvent se passer l'une de l'autre dans l'avenir – si donc l'Angleterre devait perdre l'Inde un jour, ce sera la faute de l'Angleterre, parce qu'elle n'aura pas su comment gagner le coeur de l'Indou.
Prenez Lord Mato. Ici, cet homme n'est pas apprécié à sa juste valeur. Et pourtant, il a fait, pour détruire les mauvais effets de la vice-royauté de Lord Curzon, plus qu'on n'aurait eu le droit d'attendre de lui pendant le court espace de temps de son gouvernement. Génial, sympa. ; Unique, accueillant pour tous, son attitude était exactement la même, soit qu'il eût affaire à un Anglais ou à un Indou. Et il y a quelques hommes comme cela dans l'Inde, des hommes occupant une situation élevée, bien qu'aucun ne soit réellement aussi éminent que lui. S'il était possible de trouver ici un moyen de faire suivre à vos jeunes gens des cours de bonnes manières avant de les envoyer dans l'Inde, ce serait là un facteur important pour éteindre la haine provoquée bien souvent par le manque de réflexion et de courtoisie. Car, en général ces jeunes gens ont le sentiment de justice et d'équité, sauf quand il s'agit de leurs compatriotes. [230] Même dans les Hautes Cours de justice cela serait une exception injuste. Dans les Cours inférieures, on se débarrasse en général bien vite d'une affaire lorsqu'il s'agit d'une plainte faite par un Indou contre un Anglais, il n'en est pas ainsi dans les Hautes Cours. Les juges attachés à celles-ci sont rigoureusement justes, même s'ils ont affaire à des gens de race différente ; et c'est la justice anglaise qui est l'arcboutant du Gouvernement dans l'Inde.
Une autre difficulté qui se pose dans ce pays, c'est de savoir si le peuple arrivera à participer à l'oeuvre gouvernementale en ce qui concerne les questions de moindre importance. Les municipalités, par exemple, sont loin d'être satisfaisantes. Là, le peuple a le droit d'élection. Les membres du Conseil municipal sont élus. Le percepteur, qui est un Anglais, est président
du Conseil, et ceci offre l'inconvénient que toujours et toujours l'Indou sera de l'avis de l'Anglais, non pas qu'il soit d'accord avec lui, mais parce qu'il n'ose pas lui faire opposition. Mais, ne direz-vous, ceci est une lâcheté I C'est là un terme bien dur si on veut approfondir les choses. Oui, c'est de la lâcheté dans un certain sens ; mais être brave dans les conditions telles qu'elles existent, ce serait de l'héroïsme. [231] Car si vous faites de l'opposition à l'homme qui est immédiatement au-dessus de vous, c'est vous créer toutes sortes de difficultés dans votre vie journalière, dans votre confort, dans vos allées et venues ordinaires. Avoir une marque noire, en marge de votre nom, dans les registres d'un fonctionnaire public, c'est une chose très, très sérieuse dans l'Inde. C'est risquer de passer comme faux témoin dans le monde de la police ; ce sont des bruits mensongers qui peuvent causer la ruine d'un homme. C'est chose facile que de qualifier un homme de lâche, mais il faut connaitre les conditions dans lesquelles vit cet homme avant de le juger sous ce jour ; et lorsque je parle à des Indous, je leur dis : "Vous devez apprendre à maintenir votre opinion, à vous tenir sur votre propre terrain ; pourquoi vingt hommes s'inclineraient-ils devant la volonté d'un seul ?" Quand je parle ici à des Anglais et non à des Indous, je dis que leur devoir est de comprendre que le franc-parler ne doit pas entrainer pour ceux qui en usent, la ruine sociale et commerciale, et que, jusqu'au jour où ce danger sera évité, il ne faut pas blâmer le silence que garde l'Indou là où son devoir serait de parler.
Il y a, du côté des Indous, une autre [232] difficulté. Celle-ci consiste en ce qu'ils n'ont pas l'habitude de la liberté. Ils n'ont pas été élevés, comme vous, durant des siècles et des siècles, devenant un peu plus libres à mesure que chaque siècle s'écoulait ; non ! Ils ont été mis soudainement en face de cette liberté et ils n'ont pas encore eu le temps de distinguer et de comprendre que, si un homme doit être citoyen, il doit se livrer à un travail pénible, et que, remplir des fonctions publiques, c'est le sacrifice de soi-même, donner tout son temps, tout son travail et sa pensée à des affaires qui ne peuvent lui rapporter aucun bénéfice. Il nous faut donc persuader nos jeunes Indous qu'ils doivent assumer le travail de la vie municipale, saisir les affaires intéressant la municipalité et s'entrainer ainsi dans la voie plus élevée de la vie politique. Il leur faut se précipiter subitement dans l'état de citoyen, et ils n'en connaissent pas encore les devoirs, bien qu'ils en réclament les droits. Mais les plus sages d'entre eux, les plus instruits, ceux qui sont remplis de bonne volonté, ceux-là sont tout prêts et anxieux de connaitre les moyens de rendre service à leur pays. Vous avez dans l'Inde un certain nombre d'hommes d'une intelligence remarquable, ayant toutes
[233] les capacités de l'homme d'État et ayant gagné toutes les sympathies, et si l'Angleterre voulait seulement les faire entrer demi ses délibérations et les traiter en amis et en égaux, et non pas en des inférieurs, vous verriez bientôt le mécontentement disparaitre, car ils se rendent bien compte qu'ils ont encore besoin de l'Angleterre, et qu'il est de leur intérêt de rester avec elle.
En dehors de cela, la question économique est, dans l'Inde, d'une importance capitale. Les enfants des classes élevées commencent lentement et graduellement à comprendre qu'il n'y a rien de dégradant à entrer dans la vie industrielle et manufacturière. Lentement et graduellement aussi, ils commencent à voir qu'il n'est pas absolument nécessaire d'être avocat ou médecin, qu'un homme peut être manufacturier, ou travailler de ses mains, sans rien perdre de son savoir-vivre, sans déchoir dans l'opinion sociale. Il y a eu dans l'Inde de grands préjugés contre le travail manuel. On croyait qu'il ne convenait qu'aux classes les plus basses de la population. Mais cette idée tend à s'effacer, et s'il est possible – comme cela semble le devenir  d'orienter lentement et graduellement les esprits éclairés de l'Inde [234] dans la voie économique, de façon à ce qu'ils puissent comprendre, non pas votre économie politique telle qu'elle est appliquée en Angleterre, mais les vrais principes de l'offre et de la demande adaptés à l'Inde ; – si cette opinion peut s'étendre, et si le mouvement pour créer des manufactures dans le pays pouvait être séparé de la politique et considéré seulement comme relevant purement du domaine économique, comme cela devrait être, cela ferait peut-être plus pour développer la prospérité de l'Inde que toute autre chose. L'opposition faite au "Svadeschi"  ce qui signifie le propre pays de chacun, fabriquer tout ce que l'on peut fabriquer sur son propre terrain – devient inutile en tant qu'arme politique employée par des anarchistes peu scrupuleux. Le progrès commercial de l'Inde est vivement désiré par les fonctionnaires anglais de l'Inde et il est franchement admis qu'il y a, sous ce rapport, grandement matière à mécontenter l'Inde. L'Inde récolte du coton, l'exporte en Angleterre d'où il lui revient en tissu. Si elle était justement traitée, nu point de vue économique, si elle n'était pas sacrifiée à Manchester et au comté de Lancastre, comme elle l'est aujourd'hui en ce [235] qui concerne la question de manufacture, là encore vous toucheriez à l'une des sources du mécontentement provoqué chez les Indous, mécontentement né de leur pauvreté. Instruction, liberté politique, liberté économique, telles sont les choses que l'Inde réclame aujourd'hui. L'Angleterre peut les lui donner, et, seule, elle peut les lui donner quant à présent, et, ce faisant, s'attacher le coeur des Indous pour de nombreux siècles à venir.
Un point qu'il convient de rappeler, bien que ceci puisse provoquer vos moqueries, c'est que, dans l'Inde, l'attraction personnelle joue un très grand rôle dans la vie et la mentalité du peuple. Une fois déjà, parlant en Angleterre il y a de nombreuses années, je me risquai à dire que le mode actuel de nommer un vice-roi, de le changer tous les cinq ans, de désigner pour ce poste celui qu'un parti politique veut récompenser et envoyer cet homme dans l'Inde, n'était pas précisément un moyen de s'assurer la fidélité des Indous. L'Indou est naturellement fidèle à une personne, et c'est cela qu'on a malheureusement oublié ici ; pour lui, un vice-roi que l'on change constamment n'est plus qu'un commis principal attaché au mécanisme gouvernemental qui vient [236] et s'en va tous les cinq ans. Si vous envoyiez là-bas un des membres de la famille royale, vous verriez combien ce fait entrerait en ligne de compte pour vous attirer le coeur des Indous. On ne peut pas s'imaginer quelle influence la Royauté exerce dans l'Inde et quel amour suscite la personnalité du gouvernant. L'Inde n'est pas encore assez anglicisée, bien que quelques-uns de ses enfants le soient profondément, pour avoir perdu ses anciennes croyances dans le droit divin des rois ; et si, au lieu de vous poser en doctrinaires, vous consentiez à être des hommes d'État et que vous utilisiez les qualités qui y sont afférentes, vous enverriez là-bas un de vos Princes qui attirerait autour de lui les princes indous et ferait sentir au peuple qu'il a un Gouvernement auquel participent leurs anciens chefs. Ces princes indous ne s'inclinent devant un vice-roi qu'extérieurement ; au fond d'eux-mêmes, eux dont les générations remontent à des milliers d'années en arrière, se trouvent blessés de voir au-dessus d'eux un Anglais quelconque dont ils n'ont jamais peut-être entendu parler auparavant. Une des choses qui ont le plus offensé au Durbar de Delhi, fut que le duc de Connaught devait jouer le second violon avec Lord [237] Curzon. Pour les Anglais, la chose était toute naturelle, Lord Curzon étant le représentant de la Couronne Impériale ; mais pour les Indous, c'était là une faute grave, car un sang royal coulait dans les veines du Duc alors que Lord Curzon n'était qu'un noble. Le résultat fut que quelques-uns des chefs indous, les plus fiers, se dirent gravement malades au n'ornent où devait avoir lieu le Durbar de Delhi ; l'un d'eux, que je connais, et qui y fut emmené de force, fut pris d'une fièvre maligne le jour où il devait aller rendre hommage à Lord Curzon. Des hommes qui peuvent remonter au-delà des archives historiques, à une lignée ininterrompue de Rois, éprouvent un sentiment qui les empêche de s'incliner devant un représentant du Gouvernement anglais qui leur arrive un beau jour et qui les quitte quelques années ensuite. Vous manquez de bon sens et de sympathie comme nation ;
vous croyez que ce qui vous convient, à vous, doit convenir à tout le monde. Mais il n'en est pas ainsi. Vous croyez aussi que les autres doivent aimer ce que vous, vous aimez ; mais cela non plus n'est pas vrai. Si vous pouviez comprendre la mentalité indoue, il vous serait alors facile de gouverner l'Inde, mais jusqu'ici vous n'y avez guère [238] réussi. Là encore Lord Mintu a bien manoeuvré. Il a demandé l'avis des Princes ; il leur a demandé conseil sur des questions qui les intéressaient eux et leur peuple ; il leur a fait sentir que leur voix avait du poids dans les décisions du Gouvernement. Leur pouvoir est beaucoup plus grand que vous ne pensez. Un homme d'État doit utiliser toutes les particularités du peuple, si vous le voulez, mais se rappeler en même temps que celui-ci change très rapidement ; que si vous n'essayez pas d'angliciser trop rapidement, que si vous donnez ce que vous avez à donner, sans imposer vos moeurs et vos coutumes, qui ne sont pas toujours dignes d'admiration, vous pouvez alors édifier une Angleterre plus forte, une Inde plus forte, car l'Inde a beaucoup à enseigner aussi bien qu'à apprendre.
Notre président a parlé de l'âme de l'Inde ; or c'est par elle que vous atteindrez facilement son peuple. Dans l'Inde, ignorer la religion est une faute. Il existe bien un faible parti d'hommes n'ayant aucune idée religieuse, mais il est comme un grain de sable au sein des millions incalculables que compte le peuple indou. Pénétrer l'Inde tout entière de sympathie religieuse serait d'un grand appoint pour attire [239] l'Inde plus près de vous. Il ne faut pas songer à la christianiser, vous n'y arriverez jamais ; le rêve que fait le missionnaire de vouloir rendre l'Inde chrétienne est un rêve dont les hommes reviennent lentement ; mais on devrait insister sur les points de contact existant entre les diverses religions, et ceci devrait entrer dans les programmes d'éducation des collèges et des écoles. Je sais qu'ici on est plutôt favorable à l'éducation séculaire que vous n'avez jamais eue et dont vous ne connaissez pas les résultats. Elle existe en Nouvelle-Zélande et l'éducation de la jeunesse de ce pays est un problème à résoudre : courses, jeu, absence de contrôle et de soumission. Si la démocratie doit vivre, il faut qu'elle soit édifiée par des citoyens qui savent se contrôler eux-mêmes, et ce n'est que lorsque les hommes auront appris cette leçon qu'ils seront aptes à user de la liberté. C'est une leçon que l'Angleterre doit apprendre aussi bien que ses colonies. Elles sont grandes et fortes, mais les jeunes sont chez elles ce qu'il y a de moins satisfaisant.
L'Australie a donné droit de vote à chaque homme ou chaque femme âgé de vingt et un ans, en ce qui concerne le Parlement fédéral, mais ces jeunes gens se préoccupent bien plus [240] du football d'un côté, et des
chapeaux de l'autre, que des problèmes d'économie et de politique sur lesquels repose un bon Gouvernement. Jusqu'à ce que la jeunesse ait acquis le sentiment de responsabilité, elle n'est pas apte à gouverner. Dans l'Inde, l'idée de dresser la jeunesse avant qu'un pouvoir lui soit conféré commence à disparaitre, et elle ne reliera qu'au moyen de la religion et de la moralité scientifique.
L'Inde a beaucoup à vous donner dans le domaine religieux. Elle peut vous donner une religion scientifique telle que vous avez à peine pu la rêver. Ici la religion n'est bien souvent qu'une croyance aveugle ou une extase émotionnelle. Dans l'Inde, la religion est intellectuelle et scientifique. La psychologie indoue fait partie de la religion indoue. L'Inde comprend le mental et l'esprit et sait comment ceux-ci peuvent dire développés et entrainés. De ce que l'Orient et l'Occident diffèrent en cela, de ce que la science occidentale est concrète, une science limitée au monde physique, et que l'Inde est scientifique dans sa religion et porte sa science dans le domaine de la psychologie, plutôt que dans le domaine de la physique : à cause de tout cela, l'Angleterre et l'Inde peuvent [241] être les deux parties d'un seul tout, chacune pouvant donner ce qui manque à l'autre. L'Inde peut faire ici, de la religion, une puissance devant laquelle s'inclinera l'intellect ; terre peut enseigner à l'Inde la science pouvant procurer la prospérité matérielle, le bienêtre matériel. L'un de ces pays séparé de l'autre serait semblable à l'homme qui a perdu un bras. Un peuple qui n'a qu'un bras ne s'élèvera jamais à la hauteur de la destinée réservée, je le crois, à l'Angleterre et à l'Inde réunies en affection et sympathie. L'Inde vous était nécessaire comme vous êtes nécessaires à l'Inde ; vous pouvez apprendre d'elle tout autant qu'elle peut apprendre de vous. Mais la première chose dont il faut bien se rendre compte, c'est qu'il n'y a ni conquérants, ni conquis, mais que tous sont les citoyens d'un Empire commun, tous faisant partie d'un peuple impérial. Et lorsque l'Angleterre aura reconnu cela dans l'Inde, et que l'Inde aura senti qu'elle est une amie et non pas seulement une sujette, alors le peuple indien sera pour vous un rempart, tandis qu'autrement il sera toujours un sujet de danger. Au jour de péril, l'Inde sera votre meilleure amie si vous lui donnez votre sympathie, si vous la laissez grandir aujourd'hui en toute [242] liberté. Mais si vous la maintenez trop longtemps en arrière, si vous ne voulez pas entendre ses raisons, et que vous méprisiez ses appels à la liberté, alors, à l'heure du danger elle sera votre plus grande ennemie ; et la nation qui, justement traitée, aurait constitué le rempart de votre futur, deviendra une mine remplie de poudre sous les fondations de votre Empire. Car la puissance est entre vos mains et, par conséquent, la responsabilité.
FIN DU LIVRE