II — LE YOGA
Il est avéré que depuis les temps les plus reculés et à travers les nombreuses civilisations qui se sont succédé, l'homme, à quelque religion qu'il appartînt, a toujours aspiré aux régions supérieures, l'Esprit qui est en lui n'a cessé de rechercher l'union avec la Divinité. Peu importe la forme de la religion à laquelle appartient le croyant, peu importe le nom sous lequel il adore la Déité, peu importe, en ce qui concerne la lutte intérieure, la voie par laquelle il cherche à exprimer ou à manifester ses aspirations, le fait capital est l'existence de cette aspiration. Elle est pour le monde un témoignage constant de la réalité de l'Esprit et de la vie spirituelle, le seul témoignage, puis-je dire, de l'existence de la Divinité dans l'univers et dans l'homme. Et de même que l'eau se fraie un passage à travers tous les obstacles pour atteindre le niveau de sa source, de même l'Esprit de l'homme s'efforce sans cesse de s'élever jusqu'à la source d'où il émane. S'il ne venait pas de la Divinité, il ne tenterait pas de l'atteindre ; s'il n'était pas issu de la Déité il ne s'efforcerait pas de s'y réunir. Et ce qui témoigne de façon certaine et persistante de la divine origine de [80] l'homme, c'est la tendance irréfutable de cette aspiration incessante vers le Divin, de ces efforts continus pour y arriver. Ce ne sont encore que des tâtonnements : nous y trouvons néanmoins la preuve incontestable de ce que nous avons avancé déjà, car cette preuve a été continuellement fournie. Oui, nous le répétons aujourd'hui, l'étincelle peut redevenir flamme. Flamme à son origine, de nouveau elle s'épanouira dans la Flamme, quelques entraves qu'elle ait eu à subir dans le cours de l'évolution.
Le terme "Yoga", connu de tous, signifie "union". En un seul mot il exprime tout ce que l'Esprit peut désirer, car dans ce mot "union" sont comprises toutes choses, puisque toutes choses viennent de la Divinité. Ainsi l'union avec la Divinité comprend la possession de tout ; elle veut dire toute connaissance, toute force, toute pureté, tout amour ; et le mot unique qui exprime cette union désigne l'aspiration la plus élevée qu'un homme soit susceptible d'éprouver.
Je vous l'ai dit, toutes les religions renferment cette aspiration. Si nous prenons pour exemple la plus connue en Occident, la religion chrétienne, nous y trouvons les mêmes aspirations vers l'union, aspirations pratiquées avec tant de méthode dans la plus ancienne de toutes, la religion indoue. La différence entre ces deux religions réside surtout dans la méthode. Dans toute l'étendue de la Chrétienté les aspirations se font jour, mais, en règle générale l'entrainement y est à peu près inconnu. La religion catholique a fourni, il est [81] vrai, un certain nombre d'individualités ayant quelque connaissance de la façon dont l'union doit être sollicitée, mais en considérant la Chrétienté dans son ensemble on y voit l'aspiration plutôt que l'effort soutenu et délibéré. Néanmoins dans la Vie des Saints on trouve parfois la description d'un état que l'on peut atteindre, et ceux d'entre vous qui ont étudié le sujet, en reconnaitront l'identité avec celui de Samâdhi, cet état bien connu de nous, où la conscience s'élève ou plutôt se concentre à l'intérieur et sort de l'état normal pour entrer dans l'état divin. Bien qu'il ait été atteint dans ce cas par la pure force de la dévotion, ce n'est pas moins une preuve que dans chaque religion la possibilité de l'union existe. À cela en vérité il n'est rien d'étonnant, puisque toutes les âmes sont une dans leur essence ; peu importent donc les divisions extérieures produites par les différences d'origine et de religion. Ce témoignage persistant de l'unité cachée sous les différentes croyances me semble avoir son importance parce qu'il tend à renverser ce mur de la séparativité qui constitue une barrière si réelle en ce qui concerne la spiritualité ; séparation qui à un certain point de vue est cependant inévitable, tant que nous restons dans la sphère purement intellectuelle.
Mais ce que je voudrais établir et ce qui peut être établi par le raisonnement et l'expérience, c'est l'immense avantage que possède la religion indoue, parce que le Yoga y est compris dans sa méthode tout aussi bien que dans son objet. Ce [82] n'est pas seulement parce qu'il aspire à ce que les Chrétiens appellent la "Vision béatifique", c'est encore parce qu'il enseigne une méthode par laquelle cette vision peut être obtenue ; de telle sorte que l'homme du monde peut apprendre, dans une large mesure, à employer dès cette vie les moyens qui le rendront capable, en une future incarnation, d'avancer dans le Yoga, tandis que ceux qui sont déjà prêts pour un plus grand progrès peuvent, en recevant quelques instructions spéciales, apprendre graduellement la manière d'arriver jusqu'au Divin.
Il est clair que dans une conférence publique comme celle-ci le côté intérieur du Yoga doit être absolument passé sous silence. Dans le sens le plus strict le Yoga n'est jamais enseigné autrement que de bouche à bouche, ou de Gourou à shishya 18, car ce n'est pas un sujet à traiter à la tribune et à discuter publiquement. La discussion ne trouve pas place dans le vrai Yoga, car elle est du domaine de l'intelligence, et non de celui de l'Esprit ; par contre, c'est à l'Esprit qu'est dû le Yoga, et non à l'intelligence. Nous pouvons traiter à la tribune ses phases préliminaires ; mais tout ce qui touche au coeur intérieur du Yoga est réservé à ceux qui, ayant compris que l'on peut atteindre à la vie spirituelle, la cherchent de toute leur âme. Ils ne font pas comme des dialecticiens dans l'arène intellectuelle, ni comme des raisonneurs qui se croient aussi avancés que celui qu'ils [83] se donnent pour maitre ; mais ils s'attachent à leurs frères plus avancés dans les questions spirituelles, pour s'instruire en silence et avec soumission, pleins de reconnaissance pour chaque rayon de lumière qui leur arrive ; ils ne discutent pas la lumière, parce que l'Esprit en eux a entrevu la source d'où elle émane.
18 Disciple.
Je vais m'efforcer de vous montrer les stades préliminaires qui graduellement qualifient un homme cherchant à s'instruire dans le Yoga. Et pour cela je vous indiquerai ce que vous pouvez trouver vous-même dans vos propres Shastras : les degrés qui conduisent à la porte du temple ont été révélés au public, si je puis m'exprimer ainsi ; mais à l'intérieur du Temple vous devrez vous diriger seul pour y rencontrer votre Maitre. On ne peut vous montrer que le sentier conduisant à la porte, mais dès que vous avez résolu de le parcourir vous pouvez vous y engager.
Poux comprendre le côté intellectuel du processus de l'union, il vous faut connaitre votre propre constitution. C'est le premier pas. La constitution de l'homme, à vrai dire, consiste en très grande partie dans les instruments au moyen desquels il peut se trouver lui-même. Nul cependant ne peut franchir les degrés préliminaires s'il ne sait se servir de ces instruments, car avant de pénétrer dans le sentier il y a certains obstacles à surmonter. Et ces obstacles sont dans votre nature, dans votre constitution. Ces obstacles extérieurs doivent être détruits avant qu'un progrès réel ne puisse être fait vers le Yoga. Le premier [84] pas à faire, c'est de comprendre intellectuellement votre constitution, de l'étudier et la connaitre au point de vue de la théorie, puis de la pratique.
La constitution de l'homme peut être envisagée, en effet, dans ses relations avec les différentes régions de l'univers, ou selon la manière pratique dont l'homme peut utiliser ses véhicules quand il désire explorer ces régions. Ces deux sortes d'analyses peuvent être différentes, et nous devrons en étudier les relations réciproques.
Je vous ai dit que les divisions sont d'abord théoriques, puis pratiques. La division théorique la plus complète que vous puissiez connaitre est la division septuple de l'homme que donnent tous les livres usuels de Théosophie. Vous la retrouverez dans vos Shastras, mais non sans quelque difficulté, parce qu'ils insistent particulièrement sur la quintuple division qui est celle du développement actuel de l'homme ; les deux stades les plus élevés y sont laissés de côté, parce que l'homme ne peut pas encore les atteindre, étant donné sa condition ordinaire actuelle ; on a jugé alors qu'il n'était pas désirable de créer une confusion dans le mental en donnant une division que la pensée ne pourrait concevoir. On y a semé cependant des allusions permettant à ceux qui ont dépassé l'humanité ordinaire de saisir la connaissance qu'ils peuvent assimiler. Vous y trouverez ainsi des allusions telles que les "sept langues de feu", les sept voyelles, Agni trainé dans un charriot par sept chevaux ; le grand serpent, celui que l'on représente généralement avec cinq têtes, [85] y est parfois dépeint comme en ayant sept. En cherchant toujours, vous trouverez de temps à autre une allusion à quelque chose au-delà des cinq, au-delà de la quintuple constitution de l'homme symbolisée par le pentacle, la lettre M, le signe Makara du zodiaque, le crocodile. Si vos facultés intuitives vous permettent de saisir ces allusions dans vos Shastras, vous y verrez que les symboles sont donnés comme réalités pratiques à étudier, mais qu'il y a quelque chose au-delà.
Dans la septuple constitution nous avons Atmâ désigné par le Soi, qui, par un développement graduel, s'épanouit à travers les enveloppes successives qui ne sont que ses propres différenciations. Puis on nous parle de Bouddhi comme de l'âme spirituelle ; de Manas comme de l'âme rationnelle ou humaine ; de Kâma comme de l'âme animale, renfermant les désirs et les passions ; de Prâna comme du principe de vie circulant à travers le corps éthérique que, malheureusement, on a appelé Linga Sharîra, terme ayant une signification différente dans les Écritures Indoues – et en dernier lieu du corps lui-même, Sthûla Sharîra, la portion physique et matérielle de l'homme. Voilà la division septuple de l'homme, ou les six avec Atmâ comme septième : Atmâ étant réellement le tout, mais se différenciant lui-même dans sa manifestation. "Cela voulu, je me multiplierai."
Mais arrivons à la division la plus familière à la plupart d'entre vous, celle qui considère l'homme comme Atmâ s'entourant de cinq enveloppes différentes. [86] Cette classification est extrêmement lumineuse, parce qu'elle permet dans chaque cas de concevoir l'enveloppe comme un voile du vrai Soi, de sorte que le processus du Yoga consistera à débarrasser le Soi de ses enveloppes l'une après l'autre jusqu'à ce qu'il reste seul comme il l'était primitivement.
D'après cette classification, le corps est l'enveloppe de nourriture, l'Annamaya Kosha. Le Prânamaya Kosha est représenté dans la nomenclature théosophique par le corps éthérique et par Prâna, parce que le corps éthérique n'est que le véhicule de Prâna. Ensuite vient une double division qui corrobore la dualité de Manas démontrée dans les livres théosophiques : elle réunit le Manas inférieur et Kâma, éléments qui périssent après la mort et passent plus tard en Dévaloka : la Mânomaya Kosha comprend donc, outre le Manas inférieur, certains éléments kâmiques, tels que les passions et les désirs, concourant à former un corps qui persiste durant l'existence en Kamaloka. L'enveloppe qui contient les pouvoirs de discernement mental est la Vignyânamaya Kosha ; ce terme est extrait de Gnyânam, connaissance, avec le préfixe Vi qui signifie le discernement, l'analyse, l'opération qui consiste à découper et détacher toutes les parties subdivisibles de la connaissance, celle-ci devenant essentiellement une connaissance de discernement ; aussi ce terme est-il à l'occasion employé pour désigner les soixante-quatre sciences. Ce Kosha représente donc ce que les Théosophes appellent Manas, la faculté de discernement dans [87] l'homme, mais dépourvue de l'aspect raisonnement qui appartient au Manas inférieur. La dernière des enveloppes, le véhicule de béatitude, l'Anandamaya Kosha, est Bouddhi, car Bouddhi est essentiellement la félicité suprême.
Supposons qu'au lieu de cette classification qui envisage l'homme comme une entité sextuple, vous vouliez connaitre comment l'homme s'envisage lui-même quand il veut porter ses investigations dans les différentes régions de l'univers, vous ne pouvez y arriver par une division sextuple ou septuple. Les enveloppes ne sont pas toutes séparables et il faut recourir à la division triple ; aussi les pratiques du Yoga ne comprennent-elles que trois divisions. Les Upâdhis dans lesquels les différents véhicules ou principes peuvent agir sont au nombre de trois. Le plus inférieur est le Sthûlopâdhi ; il comprend le corps physique, mais c'est essentiellement un corps éthérique, car le corps physique peut être laissé de côté, n'ayant d'autre rôle à jouer, dans l'opération qui nous préoccupe, que celui d'un obstacle à supprimer. Les organes véritables des sens résident dans le corps éthérique, et leurs revêtements extérieurs, qui nous semblent si réels, apparaissent seuls dans le corps physique. Vient ensuite le Sûkshmopâdhi ou le subtil Upâdhi, qui est quelquefois appelé le Linga Sharîra, ou Linga Deha ; je trouve fâcheux que la nomenclature théosophique applique ce terme à un Upâdhi inférieur, le corps astral ou éthérique. Ce Sûkshmopâdhi est, en effet, le véhicule des principes kâmiques et manasiques, et c'est en lui [88] que la conscience peut acquérir la connaissance pratique de tout le plan psychique. Enfin le Kâranôpâdhi, l'enveloppe réelle d'Atmâ dans Bouddhi-Manas, correspond à l'Anandamaya Kosha, au corps permanent dans lequel vit, durant tout le Manvantara, ce que nous appelons l'immortelle Triade. Telles sont les trois divisions pratiques du Yoga ; elles correspondent aux trois plans de l'Univers manifesté :
– Le plan astral dont le plan physique n'est pour ainsi dire que la manifestation extérieure, de sorte qu'au point de vue pratique le physique et l'astral peuvent être regardés-comme un seul plan. C'est à ce plan qu'appartient le Sthûlopâdhi.
– Puis le plan physique de l'univers, comprenant les passions, les désirs et aussi l'intellect. À ce plan appartient le Sûkshmopâdhi.
– Enfin la région supérieure ou plan spirituel auquel appartient le Kâranôpâdhi.
Ainsi les trois Upâdhis correspondent aux trois régions de l'univers : la région astrale et physique, les deux en un ; la région psychique supérieure et inférieure ; et la région spirituelle, la plus élevée. Le Yoga emploie cette division pratique parce que la conscience peut séjourner sur l'un ou l'autre de ces trois plans, et sur chacun elle doit, pour ainsi dire, avoir un corps – véhicule serait un terme préférable – dans lequel elle puisse habiter. Le Yoga n'est possible que par l'existence des Upâdhis ; la conscience s'en enveloppe pour agir sur les trois grands plans du Cosmos manifesté. Le Yoga développe ces Upâdhis et les soumet au contrôle du Soi. Il peut alors séjourner dans l'un [89] ou l'autre, chercher l'expérience sur les différents plans, et unifier le tout car le processus de manifestation de l'univers n'a d'autre but que le développement de cette unité de conscience. C'est pour l'Âme seule, disent les écritures, que l'univers existe. Un bon Karma est tout ce qui plaît à Ishvara, le mauvais est tout ce qui lui déplait, car Ishvara, l'Esprit Suprême, est un avec l'Esprit dans l'homme. Le développement de ces Upâdhis assure donc l'union parfaite, permet à l'Esprit de traverser à volonté tous les plans de l'univers et de posséder sur chaque plan de conscience la connaissance qui lui appartient particulièrement.
Ici une question se pose : Comment ces plans et ces Upâdhis sont-ils en corrélation avec ce que l'on appelle les états de conscience, ou les conditions d'Atmâ ? Les Shâstras emploient différents termes selon que le sujet est envisagé au point de vue d'Atmâ et des conditions qu'il assume, ou selon qu'il est étudié au point de vue extérieur, sous forme d'états de conscience. Les états de conscience sont au nombre de trois : la veille, le rêve, le sommeil profond ; en employant les termes techniques, nous dirons : Jâgrat, la conscience normale dans la vie éveillée ordinaire ; – Svapna, l'état de conscience dans ce que nous appelons le rêve ; – Sushupti, le sommeil au-delà du rêve. Il existe encore un quatrième état, celui de Turîya, mais ce n'est pas un état de conscience dans la manifestation : c'est l'extension dans le tout de la conscience limitée. Aussi reste-t-il en dehors de [90] cette question des véhicules, car dans cet état Atmâ existe en tant qu'Atmâ : il a rejeté chaque enveloppe successivement jusqu'à ce qu'enfin il se soit retrouvé lui-même. Donc, aussi longtemps que nous nous occupons des Upâdhis et des enveloppes, nous nous trouvons en présence des trois Upâdhis seulement, et l'état de Turîya, où aucune limitation n'existe, se trouve écarté. L'homme peut l'atteindre, mais il n'y porte aucun véhicule ! C'est l'état de la libération. C'est le stade que franchit le Jîvanmukta ; mais alors, de deux choses l'une : ou le Jîva passe définitivement en dehors de tous les véhicules, ou bien, passant dans cet état en tant que Jîva pur et simple, il retourne au véhicule en quittant cet état : le véhicule ne peut y être emporté, car il est au-delà de toute limitation, il est le Un et le Tout. Mais retournons à la Mândûkyopanishad, si courte et pourtant si précieuse pour celui qui la médite et en cherche le sens intérieur, et nous verrons qu'il n'y est pas question des états de conscience, mais des conditions d'Atmâ. D'abord vient l'état de Vaishvânara, qui correspond à l'état de veille dans lequel Atmâ connait le monde extérieur. On dit qu'il est alors en contact avec les corps extérieurs, et c'est la caractéristique de cet état. Naturellement Atmâ se trouve là dans le Sthûlopâdhi, le plus inférieur des trois véhicules. Il sort de cet état pour passer dans celui de la splendeur ; c'est la condition de Taijasa. Atmâ y étudie le côté intérieur des objets ; dans ce cas son Upâdhi est le Sûkshmopâdhi, il habite le monde intérieur. Il passe de là dans [91] l'état de la connaissance, Pragnyâ. Là on dit que la conscience est uniforme, que sa nature est la félicité et sa bouche la connaissance.
Voici une explication lumineuse et digne de votre plus sérieuse attention. Sa nature est la félicité, ce qui implique la présence de l'Anandamaya Kosha. Sa bouche est la connaissance, ce qui suggère, si vous voulez y réfléchir, la présence de ce qui n'est pas, mais peut devenir le mot parlé, la potentialité de la parole, car la parole appartient au plan inférieur. Sa bouche est la connaissance : la bouche existe, mais sa nature est la félicité. Quand Atmâ sort de cet état, il descend dans le royaume de la parole et la bouche peut articuler le son, mais sur ce plan il n'y a pas de langage. Là se trouve la potentialité du son, mais non le son lui-même. Puis il y a le quatrième état, dont on ne dit rien, sinon des négations, car il est indescriptible. C'est Atmâ en lui-même, c'est Brahman en lui-même. C'est le Mot sacré, en une seule syllabe, non plus en tant que lettres séparées. Vous connaissez les trois lettres A. U. M. ; chacune d'elles est en corrélation avec une des conditions d'Atmâ ; mais à la fin le mot est prononcé en un seul son ; car Atmâ est redevenu le Un, et aucune séparation de lettres ne peut plus exister. Rien que par cette explication extérieure vous pouvez voir combien l'on peut apprendre dans ce livre. Et ce n'est qu'une explication extérieure. Il vous faut découvrir vous-même le sens caché dans ces suggestions successives. En le considérant sous cet aspect, il vous placera sur le [92] chemin du Yoga. Car il vous donne les trois états, les trois degrés, les trois conditions d'Atmâ :
Quelle est la voie pratique pour arriver à ce résultat ? Nous pouvons nous en former quelques notions, bien vagues cependant, quand elles sont présentées d'une façon si imparfaite. Examinons les stades préparatoires où toute cette connaissance théorique peut prendre une certaine extension pratique ; assez du moins pour permettre, comme je le disais en commençant, à l'homme de ce monde, astreint à des devoirs familiaux, à des obligations sociales et nationales, de se préparer lui-même à la vie réelle. Ainsi limité, le problème est à la portée de notre examen, et nous pourrons même y joindre des allusions à ce qui existe au-delà, car il est de toute impossibilité pour un homme de se lancer de la vie ordinaire dans la pratique du vrai Yoga. Le tenter serait s'exposer à des chutes inévitables, car, en commençant, quelle que puisse être l'intensité de son désir, l'homme n'aura jamais la résistance nécessaire pour soutenir les chocs qui suivent l'enthousiasme du premier bond sur la voie qui mène à la vie spirituelle. Nous ne pouvons faire un pas soudain sans qu'une réaction également soudaine se produise, nous ne pouvons faire un saut en hauteur sans ressentir une secousse en retombant.
C'est pourquoi la prudence des anciens Sages ne leur permettait pas d'autoriser un homme à entrer tout d'un coup dans la voie ascétique. La défense était formelle, sauf exceptionnellement pour une âme avancée qui, en se réincarnant, [93] montrait dès sa naissance des capacités rares. La vie ordinaire était à cette époque une vie sagement graduée, l'homme pouvait prendre juste la somme de religion que l'impulsion intérieure lui dictait. La vie était pieuse et les cérémonies religieuses l'accompagnaient durant tout son cours, aussi un homme pouvait-il dépenser dans les cérémonies la quantité d'énergie spirituelle qu'il voulait. Il pouvait les répéter comme de simples devoirs de forme ayant pour but de lui rappeler la vie de l'au-delà ; il pouvait les accomplir avec quelque dévotion, et être ainsi conduit à faire un pas en avant, ou enfin il pouvait s'y livrer de tout coeur, et elles devenaient alors une véritable préparation à la vie postérieure. Quand la vie de Grihastha était passée et que chaque devoir avait été accompli, le père de famille pouvait franchir un nouveau degré et vivre en ermite ou en ascète, parce que par des pratiques de plus en plus graduées, il s'était lui-même préparé à trouver un Gourou et à mener une vie vraiment spirituelle.
Les premiers pas dans la voie du Yoga exigeaient l'abandon des chemins du vice. C'est une étape rebattue, une vérité banale dans toutes les religions, mais le fait qu'elle est banale ne la rend pas moins vraie. Et puisque nul Yoga n'est possible sans cela, sauf le Yoga qui conduit à la destruction, pour faire le premier pas il faut purifier sa vie, ne plus commettre de mauvaises actions. Quiconque n'a pas abandonné ses mauvaises habitudes et n'arrive pas à subjuguer ses sens et son intelligence, ne pourra pas trouver Atmâ. Telle [94] est donc la première étape et la plus ordinaire ; tous ceux à qui vous direz que c'est une nécessité préliminaire diront en haussant les épaules : "Naturellement" mais ils ne la pratiqueront pas. Sans cela cependant aucune pratique du Yoga n'est Possible.
Rien n'est possible, sinon en paroles, tant que l'homme n'a pas commencé à purifier sa vie ; tant qu'il n'est pas sincère dans ses pensées et dans ses paroles ; tant qu'une tentation étrangère peut l'entrainer à s'écarter du sentier de la droiture ; tant que toutes ses pensées et ses désirs ne seront pas tournés vers la justice, et qu'après chaque chute il ne cherchera pas à se relever ; tant qu'il n'aura pas fait au moins un effort pour se former un idéal de vertu et n'aura pas cherché à mettre cet idéal en pratique. Tout cela, dis-je, est un lieu commun qui fait partie des enseignements de toutes les religions, mais c'est ce qu'il y a de plus difficile à mettre en pratique au début. Pour la grande majorité des hommes qui ne veulent pas admettre cette règle, le Yoga est et ne peut être qu'un mot ; essayer de le pratiquer équivaudrait à essayer de courir avant d'avoir appris à marcher, et le seul résultat possible est celui qu'obtient un enfant trop pressé de courir ; il tombe et retombe jusqu'à ce qu'il ait appris à être prudent.
J'ai fait ces observations parce qu'il y a bien des pratiques que l'on peut remplir sans s'assujettir à une vie pure, mais elles produisent plus de mal que de bien. Il est beaucoup plus facile d'ouvrir un livre sur le Yoga et de mettre en pratique [95] pendant quelques minutes, une heure ou deux, et même un jour, une règle quelconque qui s'y trouve recommandée, que de s'observer journellement et de purifier sa vie à tous les instants. C'est beaucoup plus facile mais bien moins utile, car la discipline du corps et du mental est le premier stade dans la pratique du Yoga. La vie peut fournir différentes méthodes de discipline et lorsqu'un homme est vraiment résolu à discipliner son corps et son mental, il se tracera des règles définitives d'après les exigences de sa vie journalière. Peu importe quelles sont ces règles pourvu qu'elles soient inoffensives ; mais une fois ces règles tracées il devra les observer scrupuleusement. Il systématisera sa vie pour ainsi dire, il fixera certains moments pour l'accomplissement des choses qu'il a décidées et il les fera au moment précis et à l'heure dite. Par exemple il fixera une heure pour son lever : mais quand cette, heure sonne, peut-être négligera-t-il d'obtempérer à l'ordre ; il se sent paresseux, mal réveillé, que sais-je ? Il est en soi-même indifférent qu'il se lève un quart d'heure plus tôt ou plus tard, mais ce qui importe c'est que, du moment qu'il s'est tracé une règle, il la suive. La volonté se fortifie à exécuter ce que l'on s'est proposé de faire, surtout lorsque l'on n'y est pas disposé et nul progrès n'est possible dans le Yoga, si la volonté n'est pas forte, si le corps et le mental ne lui obéissent pas. Ce pouvoir de la volonté peut être considérablement accru dans la pratique de la vie quotidienne. Une fois le mental et le corps soumis, assouplis à l'obéissance, peu [96] importent les tentations de paresse ou autres qui peuvent se présenter, le premier pas sur la voie est accompli : tous deux sont soumis à quelque chose qui est au-dessus d'eux.
En fortifiant sa volonté l'homme prépare l'instrument de son futur progrès. Il y a aussi la question de nourriture, elle n'est pas vitale, mais elle a une grande importance. Certains aliments sont défendus à ceux qui mènent une vie spirituelle. La nourriture doit être en rapport avec le but poursuivi. Il ne peut être donné de règles générales, elles sont différentes selon le but que la vie se propose et différents aussi doivent être les aliments que l'on prend pour nourrir et conserver le corps. Ainsi un Brahmine de jadis, c'est-à-dire un homme qui, ayant fait des progrès dans la vie spirituelle, désirait aller plus vite et plus loin, devait suivre des règles très sévères en ce qu'il devait faire et ne pas faire. On lui prescrivait de n'absorber que des aliments possédant la qualité sattvique, parce que dans ce corps qu'il cherchait à purifier, il ne devait pas introduire des aliments de qualités râjasique ou tâmasique, qui l'auraient entrainé vers la matière au lieu de l'élever au-dessus. Il est vrai que le corps est la partie la plus inférieure de notre être, mais ce n'est pas une raison pour le négliger. Si l'on veut monter il est important d'alléger son poids. Il est certain que le poids ne nous aide pas à monter, mais son allègement rend l'ascension moins difficile. C'est la seule règle à observer vis-à-vis du corps ; il ne peut pas nous aider dans notre vie spirituelle, mais il peut nous retenir [97] en bas. Aussi est-il nécessaire d'atténuer autant que possible son influence, de là l'utilité des observances extérieures. S'il n'y a pas autre chose que cette extériorité, s'il n'est pas question de monter plus haut, il est absolument indifférent que le corps soit lourd ou léger, puisqu'il doit toujours rester sur la terre et qu'il ne retient rien sur le terrain qui le porte. Attachez une pierre à un poteau, peu importe le poids de cette pierre, puisque le poteau n'a pas de tendance à s'élever ; mais fixez un quartier de roche à un ballon, à mesure que vous diminuez le poids de la pierre le ballon tend à s'élever jusqu'au moment où la force ascensionnelle étant la plus forte, l'aérostat s'élance dans l'espace entrainant le rocher dont il est parvenu à vaincre la résistance. C'est ainsi que doivent être envisagés le corps et les observances extérieures. C'est pourquoi lorsque l'esprit est libre, toutes les formes extérieures deviennent indifférentes. Les rites et les cérémonies de la religion qui lient l'âme encore esclave, deviennent inutiles dès qu'elle a atteint la libération, car alors rien ne peut plus la tenir. Les rites de la religion, semblables à des ailes, veulent, en dépit du poids, enlever l'âme vers les hautes régions, mais que le poids s'évanouisse, l'âme est libre et n'a plus besoin d'ailes, elle est dans sa propre atmosphère, elle y trouve l'équilibre ; descendre et s'élever sont pour elle dépourvus de sens, car elle est au centre de ce qui est le Tout.
Je dis cela pour guider le jugement de ceux qui veulent juger leur prochain. Il serait bien [98] préférable de ne pas songer à le juger. De quel droit l'un de vous porterait-il un jugement sur l'un de ses frères ? Que connaissez-vous de son Karma ? Que savez-vous de son passé, des conditions de sa vie, de ses luttes intérieures, de ses aspirations et de ses fautes ? Jugez-vous vous-mêmes, mais ne jugez pas les autres, car lorsque vous condamnez quelqu'un sur les apparences et d'après son observance ou sa négligence des règles extérieures, vous vous faites plus de mal personnellement que vous ne pouvez lui en faire. Vous jugez dans la sphère la plus inférieure et vous dégradez, vous obscurcissez votre propre sphère par cette tendance au manque de bonté et de compassion.
Un grand nombre de règles extérieures ont été ordonnées et pratiquées pour cet entrainement du corps : quelques-unes sont utiles, les autres très dangereuses. Prenons, par exemple, une pratique très utile, quand elle est observée modérément, surtout dans un pays comme celui-ci où des milliers de générations l'ont exercée, ce qui constitue une longue hérédité physique ; elle est connue sous le nom de Prânâyâma, le contrôle du souffle, et aucun Brahmane ne l'ignore. Cette pratique a pour but bien défini d'éloigner tous les objets extérieurs et de retirer l'âme des sens pour la porter vers l'Esprit, résultat qui est le premier degré de la pratique du Yoga. Le contrôle physique des sens et l'arrêt du souffle sont réellement des allègements de poids, ils facilitent au mental la possibilité de se retirer du monde physique. Si cependant ces conseils, qui ont été publiés jusqu'à un [99] certain point, sont mis subitement en pratique par des étudiants non préparés par l'hérédité physique, ou suivis avec la persistance et l'énergie occidentales, sans guide, la pratique en peut devenir très dangereuse, car poussée au-delà d'un certain point, elle peut affecter sérieusement les organes et occasionner des maladies et la mort. Il n'est jamais prudent de la poursuivre très loin ; même pour vous, Asiatiques, elle est dangereuse, à moins que vous ne soyez entrainés par quelqu'un qui la connaisse et puisse vous indiquer le moment où elle devient pernicieuse ; mais, pour l'Européen, il est toujours imprudent de s'y livrer, parce que son hérédité physique ne s'y prête pas, et que son entourage physique et psychique ne l'a pas préparé à une pratique qui agit sur la vie physico-psychique ; elle peut être extrêmement dangereuse pour lui et s'il veut commencer l'entrainement physique il doit débuter d'une façon différente. Voilà encore un cas où il serait injuste de porter un jugement sans prendre ces circonstances en considération. Pouvez-vous blâmer un homme parce qu'il s'abstient d'une chose qui peut produire chez lui un dangereux épanchement de sang aux poumons ? Voudriez-vous donc le priver du revêtement physique dans lequel, plus sagement entrainé, il aurait conservé la possibilité de progresser ?
Cette pratique est poussée plus loin encore dans le Hatha Yoga, elle est portée à sa plus extrême limite par certains ascètes qui adoptent certaines postures particulières, comme d'étendre le bras [100] et de le tenir immobile jusqu'à ce qu'il se dessèche, ou de fermer la main jusqu'à ce que les ongles croissent dans la chair, ou de regarder le soleil, ou de plier le corps en deux, etc. Ces pratiques ont-elles, ou non, quelque valeur ? Pourquoi sont-elles adoptées ? Quel est leur but et vers quoi tendent-elles ? Il serait injuste de dire qu'elles n'ont aucune valeur. À une époque comme la nôtre, elles ont au moins l'utilité de témoigner de façon constante et permanente de la force d'une aspiration intérieure qui domine toute passion charnelle, toute tentation physique, pour chercher quelque chose de supérieur. En jugeant ces actes, il serait juste de ne pas perdre de vue le service qu'ils rendent à l'humanité : dans un monde où la plupart courent après les biens terrestres, ambitionnent l'argent, les places, la puissance, la renommée, il n'est pas sans utilité que quelques-uns méprisent ce que les autres hommes ont la folie de rechercher ; il est bon qu'ils proclament, par leur existence toute de tortures, la réalité de l'Âme humaine et la grandeur de ce quelque chose qui est au-dessus des angoisses physiques. Aussi je ne crois pas qu'il soit permis de parler légèrement de la folie de ces hommes, alors même que l'on ne partage pas leurs idées, qu'on les désapprouve. Dans tous les cas, il faut reconnaitre combien forte est cette dévotion qui permet de meurtrir le corps pour rechercher l'âme. Cette méthode fait fausse route, je le crois, mais toute trompeuse qu'elle est, elle est encore plus noble que la soif vulgaire des objets fugitifs ; il [101] vaut mieux graviter vers un but élevé, quitte à tomber en route, que de courir après les choses purement terrestres et de tout perdre pour des biens éphémères.
Un autre côté de la question reste à envisager, le fruit que cette pratique produira dans une future incarnation. Il est vrai que, par cette méthode, ils n'atteindront jamais le plan spirituel, ni les plus hautes sphères de l'existence, mais il est également vrai qu'ils lui doivent d'avoir développé une puissance de volonté qui, à leur prochaine incarnation, les portera loin sur la voie. Et combien ne devons-nous pas être frappés de la force de volonté déployée par ces hommes surtout à l'époque où cette posture n'était pas encore devenue automatique, durant cette première période où la torture était de tous les instants. C'est alors que l'âme se développe, c'est alors qu'ayant payé son tribut à la souffrance elle a droit d'en réclamer le prix. Ceux qui ont ainsi peiné pour acquérir la force de la volonté, verront cette force redescendre en eux dans leurs vies futures. Il se peut que, cette force de volonté étant alors éclairée par la dévotion qui leur avait fait choisir un tel genre de vie, l'union des deux leur ouvre la voie qui conduit à la Connaissance. Si dans la présente incarnation ils ne réussissent pas à atteindre l'Esprit, dans une autre incarnation la dévotion combinée avec la volonté les portera bien plus loin que ceux qui se croient sages parce qu'ils ne sont pas fanatiques. Eh ! oui, je le crois franchement, ce sont des fanatiques. Et si vous me demandez : 102] "Devons-nous les imiter ?" Je vous répondrai : "Non". Si j'ai fait mention de leurs pratiques, c'est pour faire justice des frivoles moqueries et des futiles railleries de gens qui restent bien loin derrière eux et qui n'ont pas encore reconnu la possibilité même d'une vie spirituelle, ni essayé de la vivre.
Je veux maintenant dire un mot d'un autre genre de vie qui, sans tortures corporelles, éloigne l'homme de la société de ses semblables et le pousse à se retirer dans les forêts. On a prétendu que c'était là une vie égoïste : cela peut être vrai dans bien des cas, mais pas toujours. Ces existences qui ont un but spirituel ont leur côté utile pour la masse ; elles maintiennent dans le pays une atmosphère spirituelle et l'empêchent de tomber aussi bas qu'il eût pu le faire sans elles. Ces solitaires entretiennent la tradition d'une vie spirituelle, ils en démontrent la réalité qui, un jour, se manifestera par des actes. Si l'Inde possède encore des facultés qui permettent d'espérer une renaissance, elle le doit surtout à ces reclus des forêts et des jungles ; ils ont entretenu une atmosphère spirituelle dans laquelle se produisent des vibrations destinées à entrer en contact avec les sens externes de l'homme.
Quelle est la vérité cachée dans le Hatha Yoga ? C'est que le corps sera l'obéissant serviteur de l'Esprit dès que la croissance sera complète. Le corps se sera développé selon certaines lignes particulières pour mettre à la disposition de l'Esprit les organes par lesquels il pourra agir sur le monde [103] de la matière ; ces pratiques entrainent le corps, elles mettent en activité certains centres, certains Chakrams, et ces centres serviront d'organes à la vie intérieure. Ce sont les organes par lesquels la vie intérieure peut agir sur l'univers matériel et produire ce que nous appelons des phénomènes. Ceux-ci ne peuvent être produits par l'Esprit agissant directement du plan suprême sur le plan infime que nous connaissons comme matière, par l'Atmâ agissant directement sur l'univers matériel ; l'abime est trop profond, il doit être comblé. Si l'on veut diriger l'univers physique et ses lois, il est nécessaire de développer certains organes matériels ainsi que des organes astraux en rapport avec le corps, qui, mis en contact, en bas avec l'univers physique, en haut avec le mental et l'Esprit, permettra à celui-ci d'agir de là-haut sur les plans inférieurs, de produire les résultats physiques qu'il désire.
Le Hatha Yoga est la reconnaissance de cette vérité et sa mise en pratique sur le plan inférieur. Il agit sur le corps et développe un grand nombre de ces organes qui commandent à ces forces intérieures. Il maitrise le corps et le rend plus apte à répondre aux vibrations subtiles. Le Hatha Yoga permet à celui qui le pratique d'obtenir, assez facilement, certains pouvoirs sur les forces de l'univers. Il réveille le corps astral et met en vibration les centres astraux de façon à permettre, là aussi, l'acquisition de pouvoirs d'un caractère encore plus extraordinaire au point de vue du monde.
Mais ces pouvoirs sont mauvais en ce sens [104] qu'ils commencent par les plans inférieurs et stimulent les organes physiques et astraux sans produire une action correspondante sur le mental et l'Esprit. La limite de leur action est bientôt atteinte. C'est un stimulant artificiel au lieu d'une évolution naturelle. Pour persister d'une vie à une autre, ces organes doivent être excités par en haut et non par en bas ; et les pratiques du Hatha Yoga stimulent par en bas ; il en est de même dans l'hypnotisme ; on commence par paralyser les sens extérieurs et on aboutit à une atrophie, à une paralysie permanente. Pratiqué longtemps, le Hatha Yoga rend le Raja Yoga impossible en cette incarnation. C'est pour cela que les plus sages de nos livres s'élèvent contre lui. Il faut donc rechercher le Raja Yoga et rejeter le Hatha Yoga : je ne veux pas dire qu'il faille renoncer absolument aux pratiques physiques, ni que ces pouvoirs psychiques ne doivent pas être évolués à un moment donné ; mais ils doivent être évolués comme résultat naturel du développement de l'Esprit et non comme résultat excité artificiellement, par le corps d'abord, et dans la suite par la forme astrale. Commencer par cette fin, c'est se limiter au plan psychique ; commencer par les moyens spirituels c'est réunir tous les plans en un. Telle est la différence essentielle entre les deux Yogas. Le Râja Yoga est plus difficile et plus lent, mais il est certain, ses pouvoirs se transmettent d'incarnation en incarnation, tandis que par le Hatha Yoga on ne peut progresser au-delà du plan psychique. [105]
Je veux vous exposer une ou deux données générales qui se rapportent à ces pratiques et dont on peut faire usage dans la vie quotidienne. Il est dit dans l'Aitareyopanishad que l'homme, après avoir été formé, a été vitalisé par les Dévas. Et alors l'Âme suprême posa cette question : "Comment y entrerai-je ?" Et elle y entra à l'endroit où les cheveux se partagent sur la tête, c'est-à-dire par le Brahmarandra, au sommet du crâne. Elle s'établit à demeure dans trois places, l'oeil droit, l'organe intérieur, et le coeur ; l'oeil droit, pour les sens ; l'organe intérieur pour le cerveau et la pensée ; le coeur, pour le soi intérieur ; – et elle y pénétra successivement, dans l'oeil d'abord, c'est-à-dire dans les sens, puis dans l'organe intérieur, c'est-à-dire dans le mental, et enfin dans le coeur où elle habite définitivement.
Voilà la tonique de toutes les triples divisions que je vous ai données au début. Et chacune de ces divisions appartient à l'une ou à l'autre des différentes phases et conditions dont je vous ai parlé. Lorsque nous commençons à pratiquer le Yoga, ces divisions forment les étapes à parcourir dans ce monde, avant de trouver le Gourou. Ces premières étapes, tous ici vous pouvez les franchir, et cet entrainement vous facilitera les suivantes. En cherchant l'Âme, occupez-vous d'abord des sens ; créez une image mentale sur laquelle vous vous concentrerez jusqu'à ce qu'aucune excitation ne puisse vous en détourner. C'est concentrer le mental en lui-même et le libérer du joug des sens. Pourquoi l'homme ne se livrerait-il pas [106] journellement à cette pratique ? Pourquoi ne s'appliquerait-il pas à retirer à volonté son mental des sens, à le replier et à le limiter ainsi en lui-même ? Tous les grands penseurs le font d'instinct. Lisez la vie des intellectuels qui ont donné au monde les grandes oeuvres littéraires, vous verrez que lorsqu'ils étaient absorbés par les grands problèmes intellectuels, ils oubliaient leur corps ; ils passaient des journées entières à penser, négligeant de prendre leurs repas ; les nuits même s'écoulaient dans l'oubli des besoins du corps, dans l'oubli du sommeil, et cela parce qu'ils avaient détaché le mental des sens pour le concentrer en lui-même.
C'est ainsi que procède toute pensée fructueuse, toute méditation sérieuse. La méditation cependant est quelque chose de plus élevé encore. Mais c'est là le premier pas à faire pour détacher l'Âme des sens ; autrement elle se répand sans cesse à l'extérieur. Si vous voulez la ramener vers son centre intérieur, commencez par maitriser les sens, ou vous ne pourrez aller plus loin. Au point de vue de la vie journalière même, cette concentration, qui est recommandée par les livres anciens comme stade préliminaire du Yoga, est également une condition indispensable à l'efficacité de tout travail d'esprit. L'homme qui a le don de se concentrer peut dominer le monde intellectuel ; l'homme qui est capable de ramener toutes ses pensées au même point devient pénétrant, a dit Patanjali ; celui-là fera de réels progrès intellectuels. Il ne vous est pas possible de faire passer [107] un large objet à travers un obstacle ; taillez-le en pointe, il le traversera aisément. Il en est de même pour le mental : éparpillé à travers les sens, il est diffus, et aucune force de propulsion ne peut lui faire franchir les obstacles ; aiguisez-le, sa force inhérente le poussera à travers l'obstacle. Ainsi la concentration est une condition de succès, même pour les questions intellectuelles ordinaires.
Ce résultat obtenu, nous arrivons à la seconde phase, celle de Svapna. La condition du mental est ici de se fixer sur les objets internes, c'est-à-dire que l'attention est fixée sur les concepts et non sur les objets qui leur donnent naissance. Vous ne vous arrêtez plus sur ce qui est du corps physique, mais sur ce que vous en avez retiré dans votre mental, et vous étudiez les objets intérieurs, qui sont les concepts, les idées, les déductions et les pensées abstraites recueillis dans le monde extérieur. Plus l'exécution de ce qui précède vous est facile, plus vous approchez du stade complet, de Svapna, et lorsque vous l'accomplirez réellement bien, vous aurez parcouru une étape sérieuse dans le Yoga. Car vous aurez acquis le pouvoir d'amener l'âme dans l'organe intérieur, et dès lors de nouveaux progrès sont possibles. Le degré suivant, qui est encore dans les limites de Svapna, consiste non seulement à pouvoir retirer le mental en lui-même, mais encore à l'y maintenir en empêchant l'intrusion des pensées que vous ne désirez pas. En admettant que vous ayez garanti le mental contre l'intrusion des excitations extérieures et que les sens ne puissent plus [108] vous faire sortir de cet état de concentration, les pensées le pourraient peut-être encore : le mental n'est peut-être pas complètement garanti contre cette intrusion ; il est à l'abri de toutes les excitations venant de l'extérieur ; il peut même être assez fort pour qu'un homme vous touche sans arriver à vous faire sortir de votre état d'abstraction parfaite ; mais peut-être n'est-il pas assez ferme en lui-même pour échapper à l'atteinte d'une idée, alors qu'une sensation ne peut plus rien sur lui. Une pensée peut le déranger sur son propre plan. À ce degré de concentration il faut que vous soyez capables de tuer les pensées. Au moment où vient une pensée inutile, elle doit être rejetée. Vous la tuerez par une action délibérée, c'est-à-dire que vous la repousserez quand elle se présentera. Mais comprendre sa présence prouve déjà une lacune dans la concentration : et ce seul fait prouve qu'elle est encore susceptible de faire une impression sur vous. Vous devez apprendre à rejeter toute pensée qui se présente. Vous obtiendrez ce résultat par un long exercice, et si vous faites cela durant des mois et même des années, à la fin l'effort deviendra automatique, vous aurez ainsi formé dans votre esprit un pouvoir répulsif, et ce pouvoir agira de lui-même dès que vous vous retirerez dans le centre de votre être ; alors les pensées venant de l'extérieur se heurteront contre ce pouvoir et se retireront d'elles-mêmes.
Une roue tournant très rapidement est une figure frappante de ce pouvoir ; quand elle tourne lentement, tout objet lancé contre elle peut l'arrêter, [109] si au contraire elle tourne vite, elle rejette l'objet, et la force de répulsion est proportionnelle à la rapidité de sa révolution. Ce pouvoir devient automatique, et de même que vous vous êtes affranchi des excitations des sens, vous vous libérez de l'atteinte du mental ; c'est-à-dire que le mental se concentrant en lui-même rejette automatiquement tout ce qui voudrait y pénétrer. Telle est la situation que vous vous êtes maintenant assurée. Il y à là encore un avantage temporel, car le mental, lorsqu'il est pleinement concentré, ne s'use pas, ne laisse pas pénétrer les pensées inutiles. Il ne les prend pas en considération, ne leur permet pas de gaspiller son énergie et d'éparpiller ses pouvoirs. Lorsqu'il n'a pas à agir, il reste vide de pensées. Au lieu de remplir le rôle d'une machine toujours en mouvement et soumise à l'usure, c'est une machine qui travaille et s'arrête, absolument à volonté, exactement selon les désirs du Soi.
Au-delà de cette étape aucun progrès n'est possible sans l'aide d'un Maitre ; j'entends un progrès conscient, car il peut y en avoir d'inconscients, le Maitre peut être là sans que vous le sachiez. Tout en ignorant que quelqu'un vous aide, vous pouvez encore faire un progrès d'un certain genre, mais par un autre moyen que par la connaissance.
Si vous désirez parcourir le sentier de la connaissance, il vous faut trouver votre Maitre. Mais il est au monde quelque chose de plus fort que la connaissance, c'est la dévotion. Car la dévotion c'est l'esprit lui-même. Je vous ai indiqué tout ce [110] qui est faisable consciemment, mais vous pouvez faire autre chose encore qui peut vous aider. C'est d'ouvrir à deux battants les portes de votre Âme, afin que le soleil de l'Esprit y puisse pénétrer, la purifier et l'illuminer sans que le moi inférieur s'en mêle. La dévotion, c'est l'ouverture des fenêtres de l'Âme. Ce n'est pas une action, c'est une attitude. Posséder la dévotion, c'est comprendre qu'il existe quelque chose de plus grand que nous, de plus élevé, de plus sublime, et que notre attitude vis-à-vis de "Cela" ne doit pas être une attitude de critique ou d'étude, mais simplement une prosternation. Nous tombons en adoration et nous restons silencieux, écoutant si une voix ne se fera pas entendre. Par ce moyen le progrès est possible dans la profondeur la plus intime de l'Esprit, car la dévotion ouvre la voie à la lumière.
Les exercices dont je vous ai parlé consistent à déchirer une enveloppe après l'autre, jusqu'à ce que nous puissions consciemment reconnaitre la lumière. Au fur et à mesure que les voiles sont enlevés celle-ci semble plus brillante. En réalité elle ne brille pas davantage ; la lumière est là ; c'est nous qui, de l'extérieur, ne savons pas la reconnaitre à l'intérieur. Venant du dedans, la dévotion brise toutes les enveloppes et la lumière alors resplendit ; elle ne peut en effet que resplendir car la splendeur est sa qualité ; c'est nous qui l'obscurcissons et l'empêchons de briller. C'est pourquoi nous trouvons quelquefois chez un homme ignorant une connaissance spirituelle bien supérieure [111] à la connaissance intellectuelle acquise par un homme de génie. Le dévot voit le coeur des choses. Pourquoi ? Parce que la lumière intérieure a jailli au-dehors ; la dévotion lui ayant ouvert les yeux, la lumière y pénètre, et son regard plonge avec le rayon jusqu'au fond du sanctuaire. Seule, la connaissance ne pourrait ouvrir les enveloppes l'une après l'autre. Pour que l'homme puisse se trouver lui-même, l'amour aussi est nécessaire ; il brise alors successivement les enveloppes, et à la fin il peut dégager la voie qui conduit aux Pieds du Seigneur.
Ce résultat est possible partout pour peu que l'homme arrive à se séparer lui-même des choses terrestres, et pour cela point n'est besoin de se réfugier au désert, ou dans la jungle. Aucun renoncement extérieur n'est exigé : ce qu'il faut, c'est le renoncement plus intime de l'Âme à tous les objets des sens et du monde. C'est à cet éloignement de toutes les jouissances d'ici-bas que Shrî Krishna fait allusion quand il parle de la dévotion. La méditation c'est l'Âme tout entière ouverte au Divin, laissant pénétrer la lumière divine en dépit des obstacles accumulés par le moi. Aussi signifie-t-elle renoncement, détachement de tout ce que l'on possède, attente de la lumière qui va Surgir dans ce vide ; elle signifie encore qu'il ne faut pas s'attacher aux fruits des actions. Tout ce que vous faites, faites-le parce que vous êtes dans le monde et que votre devoir est d'y accomplir des actes. Shrî Krishna a dit : "J'agis toujours". Pourquoi ? Parce que s'il n'agissait pas, la révolution [112] de la roue s'arrêterait. Il en est de même pour le dévot. Il doit accomplir ses actions extérieures parce qu'elles servent d'exemples aux autres hommes, parce que son Karma l'a placé dans le monde où leur accomplissement s'impose. Mais ce n'est pas lui qui les accomplit. Une fois la dévotion atteinte, les sens et le mental se tournent vers leur but, mais les sens et le mental, pas le dévot. Celui-ci est le Soi, reconnu comme Seigneur. Il est en adoration perpétuelle, tandis que ses sens et son intelligence travaillent dans le monde extérieur et intérieur. Il n'est attaché à aucune des actions qu'exécutent ses sens, et lorsque ceux-ci accomplissent leur travail, c'est avec la plus grande perfection. Quand son mental agit dans le monde extérieur et y remplit sa tâche, dans le travail humain, ce n'est pas lui qui agit, car il est toujours prosterné aux Pieds de son Seigneur ; tandis qu'il est en adoration les choses extérieures peuvent suivre leur cours, elles n'ont pas le pouvoir de l'enchainer à leurs oeuvres. Pour atteindre ce résultat, il faut pratiquer avec fermeté le détachement, l'indifférence aux résultats, pourvu que le devoir soit accompli. Il faut faire abandon de l'avenir entre les mains des puissantes forces qui opèrent dans l'univers. Elles demandent simplement que nous leur donnions les matériaux dont elles pourront se servir tandis que nous restons un avec elles. Pour arriver à cela, il faut être pur et avoir toujours le coeur fixé sur la seule réalité. Le dévot est toujours à l'intérieur, dans le coeur, dans le tabernacle, tandis que le mental [113] et les sens sont occupés dans le monde extérieur. Tel est le véritable Yoga, il n'a point d'autre secret.
Il est vrai, cependant, qu'à un certain moment la connaissance est à nouveau requise et le disciple doit alors apprendre de son Gourou à devenir le coopérateur conscient des forces spirituelles. La dévotion rend cette coopération possible avant qu'il en ait conscience, mais la coopération consciente implique la connaissance. Elle signifie que le Gourou prend le shishya 19 par la main et lui apprend à se purifier de plus en plus, à rester sans tache malgré le contact des actions qu'il accomplit. La coopération consciente est une joie absolue, elle seule rend la vie digne d'être vécue.
Je ne croirais pas devoir vous retenir sur un pareil sujet, si je n'espérais communiquer à certains d'entre vous quelques pensées de dévotion qui leur rendront plus accessible et plus praticable la voie qui mène au sanctuaire intérieur. Après avoir traité le côté intellectuel des enveloppes de l'Âme, des régions de l'univers, des états de conscience et des méthodes de progrès, je ne croirais pas avoir rempli mon devoir, si je vous laissais sur ce plan intellectuel. C'est pourquoi je hasarderai quelques mots sur ce que peut être le Yoga, indépendamment de sa forme extérieure, et dans son essence même. Je me laisse entrainer à vous dire, – au risque d'entendre quelques-uns d'entre [114] vous m'accuser de folie ou de fanatisme, – que la dévotion est la seule chose qui donne la sécurité, la force, qu'elle seule ouvre la voie de cet être intérieur où la Divinité est manifestée. Il vaut mieux adorer dévotement, même dans l'ignorance, que de refuser toute adoration.
Il est préférable d'offrir une fleur, ou une simple feuille à quelque dieu de village, comme le plus pauvre des ignorants, que d'être un grand génie intellectuel, que le monde honore, mais trop orgueilleux pour se courber devant rien de plus haut et de plus grand que son intelligence, – trop convaincu de sa force intellectuelle pour plier le genou devant la vie spirituelle. L'Esprit, cependant, est au-dessus de l'intelligence, autant que l'intelligence est au-dessus des sens. La vie spirituelle est une vie supérieure à toutes et nous pouvons tous la pratiquer, car l'Esprit est au plus profond du coeur de chacun de nous, et nul ne peut nier sa présence en tout homme. Cultivez donc en vous le respect pour tout ce qui est noble, cultivez l'adoration, l'adoration pour tout ce qui est divin. Quand le corps et les sens viendront à vous manquer, quand le mental se brisera et n'aura plus rien à vous donner, alors l'Esprit éternel, qui est la vie de votre vie, l'Âme de votre âme, se fortifiera de plus en plus, parce que le corps et le mental auront péri ; alors il s'élèvera pour se retrouver lui-même. Que dis-je ! Il n'a pas besoin de s'élever, il est là-haut, déjà et toujours. Il se retrouvera devant les Pieds de son Seigneur là où n'existent ni illusion, ni séparation, [115] ni peine, là où tout est félicité. Car l'essence vraie de la Divinité est amour et joie et c'est là l'héritage de l'Esprit ; héritage plus grand que toutes les choses que peut donner le monde transitoire.
19 Disciple.