CHAPITRE IV
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LE CHRIST HISTORIQUE
Nous avons déjà montré, dans le chapitre Ier, les points identiques communs à toutes les religions de ce monde. Nous avons vu que l'étude de ces croyances, symboles, rites, cérémonies, histoires et fêtes commémoratives identiques a fait naitre une école moderne qui leur donne une source commune : l'ignorance humaine, et une interprétation naïve de phénomènes naturels. Ces identités ont fourni des armes pour frapper tour à tour chaque religion, et les attaques les plus effectives portées contre le Christianisme et l'existence historique de son Fondateur ont puisé leur force à cette source. Au moment d'aborder maintenant l'étude de la vie du Christ – l'étude du Christianisme, de ses sacrements, de ses doctrines – il serait dangereux d'ignorer les faits rassemblés par la Mythologie Comparée ; compris comme ils doivent l'être, ces faits cesseront d'être des adversaires et deviendront des alliés. Comme nous l'avons vu, les Apôtres et leurs successeurs n'hésitaient pas à voir, dans l'Ancien Testament, un sens [94] allégorique et mystique beaucoup plus important que le sens historique – sans cependant nier celui-ci – et ils ne se faisaient aucun scrupule d'enseigner aux fidèles instruits, que certains de ces récits, historiques en apparence, étaient au fond purement allégoriques. La nécessité de bien comprendre ce fait n'est peut-être jamais plus grande qu'en étudiant l'histoire de Jésus surnommé le Christ – car, en négligeant de démêler les fils embrouillés et de chercher où les symboles ont été pris pour des évènements et les allégories pour de l'histoire, le récit perd pour nous ce qu'il offre de plus instructif, et sa beauté ce qu'elle a de plus rare. Nous ne saurions trop insister sur ce fait que le Christianisme gagne – au lieu de perdre – quand, suivant l'exhortation de l'Apôtre, la science vient s'ajouter à la foi et à la vertu 154. Certaines personnes ont peur d'affaiblir le Christianisme en laissant la raison l'étudier et trouvent "dangereux" de reconnaitre à des évènements, considérés jusqu'ici comme historiques, un sens plus profond – mythique ou mystique. Or, ce serait, au contraire, fortifier le Christianisme, et l'étudiant découvre avec joie que la perle de grand prix luit d'un orient plus pur et plus éclatant quand la couche d'ignorance disparait et en laisse voir les couleurs.
154 II, S. Pierre, 1, 5.
Aujourd'hui deux écoles sont en présence, dont la rivalité acharnée a pour sujet l'histoire du grand Instructeur Hébreu. Pour la première, il n'y a dans les relations de Sa vie que des mythes et des légendes [95] ayant pour objet d'expliquer certains phénomènes naturels, vestiges d'une manière pittoresque de présenter certains faits – d'inculquer aux esprits ignorants certaines grandes classifications d'évènements naturels qui, par leur importance propre, se prêtaient à des enseignements moraux. Les partisans de cette manière de voir forment une école bien définie, comptant parmi ses membres beaucoup d'hommes très cultivés et fort intelligents ; une foule de personnes moins instruites leur font cortège et insistent avec une ardeur immodérée sur leurs vues les plus subversives. Cette école a pour rivaux ceux dont la foi est le Christianisme orthodoxe ; pour ceux-ci, toute la vie de Jésus est de l'histoire, sans mélange d'éléments légendaires ou mythiques ; ils affirment qu'il faut y voir uniquement la biographie d'un homme né en Palestine il y a environ dix-neuf siècles, auquel il est arrivé tout ce que les Évangiles rapportent ; ces récits ne sont, pour eux, que les annales d'une vie à la fois divine et humaine. Les deux écoles sont donc irréconciliables – l'une affirmant que tout est légende – l'autre maintenant que tout est histoire. De nombreuses opinions intermédiaires, recevant la dénomination générale de "libre-pensée", regardent le récit des Évangiles comme un mélange de légende et d'histoire, mais n'offrent aucun mode d'interprétation précis et rationnel – aucune explication satisfaisante de cet ensemble complexe. Nous trouvons, en outre, dans le sein de l'Église Chrétienne, un nombre considérable et toujours croissant de Chrétiens fidèles, pieux et cultivés, d'hommes et de femmes doués d'une foi sincère et d'aspirations religieuses, mais [96] qui voient dans les Évangiles plus que l'histoire d'un Homme Divin. S'appuyant sur les Écritures, ils affirment que l'histoire de Jésus renferme un sens plus profond et plus important que le sens superficiel et – sans nier le caractère historique de Jésus – soutiennent que LE CHRIST est plus que Jésus homme et qu'Il a un sens mystique. Ils basent leur opinion sur des paroles comme celles de saint Paul:
Mes chers enfants, pour qui je ressens de nouveau les douleurs de l'enfantement jusqu'à ce que Christ soit formé en vous 155. Saint Paul ne parle évidemment pas ici d'un Jésus historique – mais bien d'une manifestation de l'âme humaine, où il voit la formation de Christ. Ailleurs le même Instructeur déclare que, même s'il a connu Christ selon la chair, il ne le connait plus de cette manière 156 ; il nous donne forcément à conclure que, tout en reconnaissant le Christ selon la chair – Jésus – il s'est élevé à une conception supérieure qui éclipse celle du Christ historique. Beaucoup de nos contemporains penchent vers cette manière de voir et, en présence des faits réunis par la Religion Comparée, déroutés par les contradictions des Évangiles, se heurtent à des problèmes qu'ils ne pourront résoudre tant qu'ils resteront liés au sens superficiel des Écritures, ils s'écrient, désespérés, que la lettre tue, mais que l'esprit vivifie et cherchent à découvrir un sens vaste et profond dans un récit aussi ancien que les religions de la terre et qui toujours a été le centre et l'âme de [97] chacune des religions où il a reparu. Ces penseurs qui cherchent leur voie – trop isolés les uns des autres et trop indécis encore pour qu'on puisse les regarder comme une école – semblent, d'une part, tendre la main à ceux qui voient partout des légendes, en leur demandant d'accepter une base historique ; de l'autre, ils mettent leurs frères Chrétiens en garde contre un danger sans cesse grandissant – celui de perdre entièrement le sens spirituel, en voulant se cramponner au sens littéral et unique que les progrès de la science contemporaine ne permettent plus de défendre. Oui – nous risquons de perdre "l'histoire du Christ" avec cette conception du Christ qui a soutenu et inspiré des millions de belles âmes, en Orient et en Occident. Peu importe que le Christ reçoive des noms différents ou qu'il soit adoré sous d'autres formes ; nous risquons de laisser échapper la perle de grand prix et d'être appauvris à jamais.
155 II, Gal., IV, 19.
Ce qui est nécessaire, pour détourner ce danger, c'est de démêler les différents fils de l'histoire du Christ et de les ranger côte à côte – le fil historique, le fil légendaire, le fil mystique. Ces fils ont été réunis en un seul, et c'est un grand malheur pour les esprits sérieux ; en les démêlant, nous découvrirons que le savoir, loin de le déprécier, rend plus précieux le récit évangélique et que, pour ce récit comme pour tout ce qui est basé sur la vérité, plus la lumière est vive, plus elle révèle de beautés.
Nous étudierons d'abord le Christ historique, puis le Christ mythique, en troisième lieu le Christ mystique – et nous constaterons que la fusion d'éléments tirés de ces trois aspects nous donne le Jésus-Christ [98] des Églises. Tous trois contribuent à constituer la Figure grandiose et pathétique qui règne souverainement sur les émotions et sur la pensée des Chrétiens – l'Homme de Douleur, le Sauveur, Celui qui aime les hommes, leur Seigneur.
156 2 Cor., V, 16.