CHAPITRE II
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LES FONCTIONS DES DIEUX
Ceux d'entre vous à qui est familière votre littérature sacrée savent le grand rôle qu'y jouent les intelligences spirituelles appelées "Dévas" ou "Dieux". Ainsi que je vous le disais hier, l'existence de ces Intelligences, leur présence et leur opération dans l'administration de la Nature et dans l'accomplissement de la Volonté d'Ishvara sont reconnues par toutes les grandes religions du monde. Les Indous les appellent tantôt Souras, tantôt Dévas ; les Hébreux, les Chrétiens et les Musulmans leur donnent les noms d'Anges et d'Archanges et distinguent parmi eux des hiérarchies plus ou moins élevées ; les zoroastriens reconnaissent également leur opération et les appellent Feristhas. Ainsi, dans chacune des grandes religions, nous voyons la présence de ces agents dans le Cosmos reconnue et leurs fonctions définies 25. Eh bien ! Il est d'une extrême importance – tout [52] spécialement peut-être pour les Indous – de comprendre combien vaste est le champ de leur activité et combien générales leurs fonctions, car il n'est peut-être pas de sujet dont les détracteurs de la religion ancienne de l'Inde se fassent plus souvent une arme contre elle que les actions des Dieux, telles que les livres sacrés en relatent le détail. En effet vous verrez constamment ces actions incomprises ou représentées sous un faux jour ! Les inexactitudes de ceux qui les relatent ne sont – il faut du moins l'espérer, – ni délibérément commises, ni conscientes. Elles sont imputables au matérialisme général de notre époque, elles proviennent de ce que beaucoup d'hommes, tout en appartenant de nom à une religion, n'ont jamais pris conscience des conséquences de cette religion, en sorte que tout en professant la croyance aux Anges, aux Archanges, etc., ils mènent exactement la même vie que s'ils n'existaient pas. Il y a une divergence d'opinion considérable, entre nos frères chrétiens, au sujet des Anges. Parmi les différentes sections de la vaste communauté chrétienne, la grande majorité de ceux qui professent le Christianisme a maintenu et maintient indemne et complète la croyance antique au ministère des Anges ; cette majorité comprend les fidèles de l'ancienne Église grecque, appelée parfois l'Église chrétienne d'Orient, et ceux de la communion romaine, l'Église catholique romaine, c'est-à-dire les deux antiques Églises qui se rattachent directement aux origines du Christianisme et qui ont conservé d'une manière continue les [53] traditions datant de l'époque du Christ et des apôtres. Dans leur vie quotidienne, leurs fidèles tiennent réellement compte de la part que les légions angéliques jouent dans le monde ; ils ne se bornent pas à voir dans les Archanges des intelligences supérieures qui gouvernent la nature animée, – les sept principaux Archanges prenant la place que d'autres religions attribuent à sept Dieux, – ils admettent en outre des légions subalternes d'Anges, dont la charge permanente est de régir les lois naturelles et de guider l'évolution humaine. Ils vont même jusqu'à dire que chaque homme est individuellement placé sous la tutelle d'un Ange gardien, qui prend soin de lui du berceau à la tombe, qui s'efforce de le secourir dans le danger, de le conseiller au milieu des tentations, de le protéger contre les périls, d'écarter tous les maux déchainés contre lui et qui, après l'avoir assisté quand il passe le seuil de la Mort, l'accompagne dans l'au-delà, à travers le monde invisible, jusqu'à ce qu'il ait remis entre les mains du Christ lui-même celui dont il avait la charge. Par contre, les communautés protestantes, en rompant comme elles l'ont fait, d'une manière brusque et rude, avec les traditions antiques tout imprégnées de vérités occultes, ont perdu, entre bien d'autres legs précieux, cette croyance à l'opération des Anges. Beaucoup de membres des communautés protestantes, tout en admettant l'existence des Anges qu'ils reconnaissent vaguement comme des "Ministres de Dieu", n'ont pas idée du rôle qu'ils jouent dans le monde. Ils ne s'adressent point [54] à eux comme font les catholiques romains et grecs, ils ne leur rendent pas l'hommage journalier de leur vénération, ils ne les considèrent pas comme des aides, comme des intelligences supérieures à eux-mêmes et toujours disposées à prêter assistance. En fait, les Anges sont sortis de leur vie, en ce sens au moins qu'ils ont perdu la conscience, la conception de leur présence. Je ne puis m'empêcher de penser que c'est une perte très sérieuse quand il s'agit d'évolution spirituelle ; l'idée de l'Être Suprême tout entière tend à être ravalée et anthropomorphisée quand les agents intermédiaires tombent dans l'oubli, quand chacune des mesquines affaires d'une vie humaine est pour ainsi dire placée sous la direction immédiate de l'Être Suprême. Tout en reconnaissant l'action des Dieux ou des Dévas (nous leur conserverons cette dénomination pour le reste de cette conférence), nous ne devons évidemment pas perdre de vue l'Unité de la Divinité Suprême. Dans l'Indouisme, nous ne nions pas l'existence d'Ishvara, nous ne l'ignorons pas quand nous reconnaissons les légions des Dévas ; nous n'obscurcissons nullement notre croyance dans l'Être unique par le fait de reconnaitre la multitude innombrable des Ministres de Sa Volonté. Admettre les hiérarchies des Dévas n'est pas plus contraire à l'Unité de Dieu que de constater les dissemblances entre les hommes ; or nul n'oserait prétendre que nous obscurcissons l'Unité de l'Existence divine en reconnaissant la multitude des individus qui composent l'humanité totale ! Seuls les préjugés et l'ignorance peuvent [55] donner à penser que, par le fait de leur croyance aux Dévas, les Indous aient perdu la notion de l'Existence Unique supérieure à Ishvara Lui-même, de l'Unité fondamentale que voile la diversité. Il n'en est rien, mais, au lieu de regarder le monde comme gouverné par un Dieu extracosmique, qu'un abime sépare en quelque sorte de Son Univers, les Indous voient en Ishvara la manifestation de la Vie Unique qui pénètre tout et forme la substance de toutes choses. Ils voient en Ishvara l'unique racine d'où procèdent toutes les existences distinctes ; l'Indou croit en d'innombrables légions d'intelligences qui, degré après degré, rang après rang, s'étagent entre lui et l'Être Suprême, et sa perspective est de gravir à son tour l'échelle céleste et d'en atteindre lui aussi le sommet. Il sait en effet qu'il est divin lui-même, quoiqu'il en soit encore aux premiers degrés de l'évolution ; au-dessus de lui, il reconnait la Divinité plus hautement évoluée, de même qu'il sait reconnaitre la Divinité encore dans la pierre sous ses pieds et dans tout ce que renferme l'Univers de Dieu !
25 Le moyen âge dans sa Pneumatologie, comprenait l'étude de la Psychologie et, en outre, spéculait sur la connaissance des anges. (NDT)
Ces préliminaires établis, en sorte que notre étude ne puisse causer aucune méprise, nous passerons maintenant à cette question : "Quelles sont les fonctions de ces Dévas, de ces Intelligences qui sont à l'oeuvre dans le monde ?" Vous vous rendez immédiatement compte que ces fonctions doivent présenter une grande diversité, suivant le grade des Dévas que l'on considère. Ils sont à l'oeuvre dans l'Immensité tout entière du Cosmos : les uns ont atteint de sublimes hauteurs, [56] d'autres ont dépassé de bien peu dans leur évolution le niveau de l'humanité. La grande différence entre eux et nous est que normalement ils ne font pas usage d'un corps physique, quel que soit leur degré de vie mentale, émotionnelle et spirituelle. Ce fait suffit à établir une démarcation bien nette. L'être qui fonctionne en tant qu'homme, étant à la fois intellectuel, émotionnel et spirituel, fait emploi d'un corps physique, de manière à mettre en oeuvre les activités en corrélation avec le monde physique. Les Dévas, multitude innombrable, sont tous dépourvus de ce revêtement ou véhicule physique ; ils emploient normalement comme véhicule un corps dont les éléments appartiennent à la région spéciale de l'univers où s'exerce leur activité normale. Supposez par exemple qu'un Déva appartienne essentiellement au monde spirituel, il emploiera normalement un corps spirituel ; s'il veut agir sur le plan mânasique, il créera pour son usage un corps mânasique temporaire en amassant, à cette fin, de la matière de ce plan et en la retenant pour lui servir de véhicule aussi longtemps qu'il agira sur ce plan ; s'il désire fonctionner dans la région kâmique, il amassera de la matière kâmique et s'en formera un corps temporaire ; s'il désire agir visiblement dans le monde des hommes, il s'enveloppera de matière du plan physique et s'en fera un corps approprié à l'objet immédiat qu'il se propose, et ainsi de suite pour chacun des autres grades.
Les Dévas du monde mânasique emploient normalement [57] le corps mânasique et se façonnent des corps kâmique et physique s'ils désirent parfois un véhicule temporaire sur ces plans ; ceux de la région kâmique emploient normalement le corps kâmique et créent un véhicule physique quand il leur est nécessaire. Ainsi, d'une manière générale, tout Déva emploie normalement un corps composé de matière tirée de la région de l'univers à laquelle il appartient, mais il a toujours le pouvoir de créer le véhicule quel qu'il soit dont il a besoin pour accomplir toute mission dont il peut avoir charge sur un plan différent. Ceci vous suggèrera peut-être une explication de la grande variété de formes qu'un même Déva peut revêtir. Ceux dont la vision intérieure est développée, ceux qui peuvent voir dans les régions invisibles à l'homme ordinaire disent que les Dévas font usage d'un grand nombre de formes ; parmi ces formes, quelques-unes nous ont été transmises par la tradition, décrites à l'origine par quelque grand Rishi 26 peut-être conservées par ses disciples, puis exprimées dans des figures de terre, de pierre ou de métal, peintes ou sculptées suivant les cas ; une telle image est alors transmise de génération en génération, et cette forme particulière personnifie ce Déva aux yeux de ses adorateurs. Si parfois nous rencontrons plusieurs formes attribuées à un même Déva, c'est précisément parce qu'il façonne la forme dont il a besoin pour l'ouvrage [58] spécial qu'il a entrepris, sans qu'aucune de ces formes le conditionne ; ce sont des véhicules purement transitoires, créés en vue d'une oeuvre définie ; cependant certaines de ces formes sont relativement permanentes, en partie à cause du culte qui s'adresse à elles. Souvent en effet le Déva daignera reprendre une forme déterminée pour se rendre accessible à la pensée de ses adorateurs. Supposons par exemple, – et c'est un exemple très élevé que nous prenons – que Shrî Krishna veuille se manifester à quelque sien Bhakta 27 de telle sorte que ce serviteur dévoué ait la joie d'être pleinement conscient de la présence de son Seigneur. Il revêtira très certainement la forme que ce Bhakta a la coutume d'adorer, celle qui éveille les plus profondes émotions dans son coeur ; ces formes sont en effet employées dans l'intention expresse de stimuler la dévotion, d'attirer le coeur en lui présentant la Divinité illimitable sous une forme conditionnée que l'intelligence concrète de l'homme est plus ou moins capable de saisir, de comprendre, d'admirer et d'adorer. Vous ne pouvez aimer le vide de l'espace, vous ne sauriez fixer votre coeur sur les abimes de l'infini, vous vous faites illusion si vous pensez pouvoir comprendre Brahman, l'Être Suprême, avec votre intelligence limitée, mal exercée aux pratiques les plus élémentaires du Yoga. Trop souvent, quand nous parlons de Lui, aucune pensée effective ne répond à nos paroles ; les lèvres parlent, le coeur [59] et l'intelligence demeurent muets. Degré par degré, il faut que nous nous élevions du manifesté au non-manifesté et Dieu Lui-même, le Dieu d'amour et de compassion, revêt des formes pleines de beauté pour attirer le coeur humain, pour que l'adoration exalte ce coeur humain jusqu'à ses pieds, pour qu'il puisse recueillir quelques parcelles de Sa Vie qui apportent au Moi de l'adorateur la compréhension même partielle de son unité avec Lui.
Ainsi les Dévas, à tous les degrés de leur innombrable hiérarchie, remplissent des fonctions en rapport avec leur grade ; en termes généraux, leur ouvrage dans le monde consiste à guider l'évolution conformément à la volonté d'Ishvara. Cette définition résume réellement toutes leurs fonctions que nous allons cependant étudier dans leur détail. Je ne parle pas ici des vastes fonctions des Dévas supérieurs, fonctions qui dépassent notre savoir et l'enseignement que les Rishis ont donné ; je m'occupe seulement des fonctions inférieures qui concernent notre monde et le système solaire dont notre monde fait partie ; limitant ainsi notre étude à des proportions qui conviennent à notre ignorance, nous allons pouvoir étudier quelques-unes des fonctions des Dieux dans notre système solaire.
26 Un sage par l'intermédiaire de qui de grandes vérités sont transmises à l'humanité par des intelligences plus élevées. (NDT)
27 Disciple.
D'une manière générale, ces fonctions consistent, comme je vous l'ai dit, à guider l'évolution, à l'adapter à la volonté vivante de l'Être Suprême, à la mettre en corrélation avec elle, à accomplir enfin cette volonté en faisant coïncider dans le [60] temps et dans l'espace tous les agents et conditions nécessaires à cette fin. Une Volonté Suprême, l'Unique, gouverne l'Univers et cette Volonté tend constamment vers le progrès, vers le but assigné à l'évolution de cet Univers ; immuable, constante et perpétuelle, cette Volonté ne connait pas de déviation ; selon l'expression chrétienne, "il n'y a pas l'ombre d'un changement" dans cette invariable Volonté ! L'Univers suit sa course le long de la voie que lui trace la Volonté Divine ; il n'en peut être dévié, il ne peut changer sa route. Telle est la loi de l'Univers, la loi sur laquelle nous nous reposons avec une foi inébranlable ; mais tandis que la loi s'accomplit dans cet Univers où l'homme est en voie d'évolution, – l'homme en qui existe le germe de la volonté souveraine de Dieu, l'homme qui, créé à l'image de Dieu, possède en germe des pouvoirs divins ! – dans cet Univers, dis-je, à mesure que l'homme évolue, des volontés apparaissent et évoluent elles aussi, volontés distinctes, personnelles, individuelles. Toute la confusion qui se manifeste dans le monde humain est due à cette évolution de volontés distinctes qui ne savent pas reconnaitre en Dieu leur origine commune, qui cherchent au contraire à suivre chacune sa propre voie et prétendent aller chacune à sa façon. C'est pourquoi, dans le monde humain et nulle part ailleurs dans la nature, nous voyons le désaccord au lieu de l'harmonie, des conflits au lieu de la tranquillité, la guerre au lieu de la paix ! Le règne minéral obéit à la loi universelle, le règne végétal se conforme [61] à cette loi, le règne animal obéit à sa contrainte. L'homme apparait, l'homme en qui doivent se développer plus tard les attributs supérieurs, quand il aura franchi les stades inférieurs, le germe de la volonté s'éveille en lui et la compétition des volontés séparées amène des discordes d'où sortira pour l'humanité une condition plus haute et plus riche que l'harmonie des règnes minéral, végétal et animal ! En effet, quand l'évolution humaine sera accomplie, des millions de volontés distinctes s'uniront dans un accord harmonieux et grandiose et cette union de volontés qui volontairement se donnent est plus puissante, plus belle dans son expression que ne pourrait l'être jamais l'obéissance contrainte. La musique que l'humanité exhale vers Dieu, avec son harmonie infiniment variée, est une expression de la Divinité incomparablement plus parfaite que celle qui peut être rendue par les règnes inférieurs de la nature en qui nous trouvons de simples monocordes ; mais vous comprendrez facilement que toutes ces volontés antagonistes, quand elles se manifestent, rendent indispensable quelque chose, quelqu'un qui adapte, qui maintienne les corrélations, qui rétablisse l'équilibre entre toutes ces forces en jeu, de telle sorte que l'unité du plan soit constamment respectée !
Prenons un exemple concret : supposons que je tienne une balle et que je désire la mettre en mouvement ; cette balle peut se déplacer en ligne droite suivant une infinité de directions ; je pourrais lui imprimer une impulsion unique dans la [62] direction que je veux lui voir prendre et, obéissant à cette impulsion originale, elle suivrait exactement cette direction ; c'est ainsi que se mouvrait l'univers, s'il contenait seulement des minéraux, des végétaux et des animaux, s'il ne renfermait pas des volontés antagonistes, s'il était livré à l'étreinte de fer de la nécessité qui jamais, en aucune façon, n'admet de résistance. Mais si je connais assez de mécanique, je puis également déplacer notre balle suivant une ligne droite en lui appliquant deux forces divergentes et même opposées ; je peux en effet lui appliquer deux forces sous un angle déterminé et, si cet angle est correctement mesuré, en fonction de l'intensité des deux forces, sous l'action de leur résultante, la balle se déplacera dans la même direction que quand elle subissait une impulsion unique ; je pourrais de même appliquer à cette balle et composer trois, quatre, cinq, un million de forces et, si elles sont exactement calculées et équilibrées à cet effet, leur résultante prendra toujours la direction primitivement fixée. Le maintien de l'équilibre est une des fonctions des Dévas ! Ils prennent les volontés distinctes, toutes ces forces divergentes imprimées pour ainsi dire à notre monde, tandis qu'il roule dans l'espace et poursuit le cours de son évolution. Ils équilibrent, ils adaptent, ils composent ces forces et c'est ainsi qu'ils maintiennent le monde constamment dans la même direction, qu'ils conservent identique la résultante qui tend à l'accomplissement de la volonté de l'Être Suprême. Sans Eux, [63] nos volontés produiraient une confusion infinie et ce monde ne complèterait jamais son évolution, il n'atteindrait jamais le couronnement de cette évolution à la place marquée pour lui aux pieds de Dieu.
Nous voyons les Dévas remplir d'autres fonctions encore qui concourent au même but ! Ils moulent les formes nécessaires pour que la vie, à mesure qu'elle progresse, trouve à s'exprimer. L'évolution dépend en effet du pouvoir croissant de la vie qui s'épanouit, mais elle nécessite des formes au moyen desquelles cette croissance puisse se poursuivre. Les Dévas moulent ces formes en sorte que la vie, après avoir brisé par son expansion la forme qui la contenait et qu'elle a usée, puisse trouver une forme nouvelle qui s'adapte aux capacités évoluées dans la forme qu'elle vient d'abandonner parce qu'elle n'était plus à sa taille. Nous voyons également que les Dévas brisent les formes, de même qu'ils les façonnent, toujours attentifs à leur unique objet qui est de servir l'évolution de la vie.
Ils agissent encore en qualité d'instructeurs, de guides ; de conseillers auprès de ceux qui ont devancé l'évolution normale, fruits hâtifs de la race humaine ; ils n'adressent pas directement leur enseignement aux masses, ils se chargent des êtres humains les plus avancés, ils les instruisent directement, les mettent à l'essai et les éprouvent comme nous le verrons plus loin ; en résumé, le plan général consiste à favoriser les progrès de l'évolution et, dans l'application, cette aide s'effectue [64] de mille manières selon les besoins du monde.
Autrefois l'action des Dévas était un fait reconnu, elle remplit les livres saints ; ils se montraient continuellement au milieu des hommes, ils accomplissaient leur oeuvre en plein jour, pour ainsi dire. Mais maintenant, ils ne se montrent plus au commun des hommes ; parmi ceux-ci, beaucoup ont oublié jusqu'à leur existence et, même dans l'Inde, sous l'influence des idées matérialistes auxquelles ils ont été entrainés, bien des gens rougissent de dire qu'ils croient à l'existence des Dévas et à leur action. L'incrédulité n'y change rien, elle n'a d'effet que sur ceux qui nient. L'action des Dévas demeure toujours la même, ils n'en sont pas moins occupés à l'accomplissement de la Volonté suprême ; seulement ils ne se montrent plus, ils ne veulent plus se manifester qu'à ceux qui reconnaissent leur existence et leur oeuvre ; s'ils ne se font plus voir maintenant comme ils faisaient aux temps anciens, c'est parce que les hommes d'alors étaient remplis de respect et d'amour, prêts à s'incliner devant les êtres plus sages et plus grands qu'eux-mêmes, parce que la démagogie n'était pas souveraine alors, parce que les ignorants ne se croyaient pas les égaux des savants, pas plus que l'homme ne songeait à s'égaler aux Dieux ; en ce temps-là, comme l'aide leur était rendue possible, les Dévas venaient à l'aide des hommes, mais ils ne reviendront jamais plus visibles sur cette terre jusqu'à ce que l'homme ait appris de nouveau à révérer ce qui le dépasse, à comprendre quelle est sa place [65] dans le Cosmos, à adorer aussi bien qu'à commander. Les Dévas sont à l'oeuvre malgré tout ; notre folie, notre vanité, notre ignorance ne leur retirent rien de leurs fonctions ; seulement ils agissent invisibles et nous avons perdu le doux privilège et le réconfort de leur présence visible, la force et la joie des temps héroïques, la dignité de la collaboration consciente avec les Immortels, l'assurance toujours renouvelée de la vie superphysique. Pas une mort ne se produit sur notre terre, sans qu'un Dieu ait lui-même marqué pour la destruction le corps dont la tâche est achevée, pas une "catastrophe naturelle" dont un Dieu n'ait guidé le déchainement ; pas un secours n'arrive au besogneux dont un Dieu ne soit l'agent véritable derrière l'auxiliaire visible ; pas une réponse au cri de détresse de l'homme qui ne soit la réponse d'un Dieu à la douleur humaine. Partout ils sont à l'oeuvre, partout ils produisent ce que nous attribuons au fonctionnement automatique d'une nature sans vie ; chaque phénomène est le voile d'un Dieu et rien n'a lieu sans qu'une Intelligence y prenne part.
Il y a sept grands Dieux au-dessus de la Trinité, de la Trimôurti. Toutes les religions reconnaissent l'existence de ces sept grands Êtres ; le Chrétien parle des "sept Esprits qui se tiennent devant le trône de Dieu" ; le Zoroastrien nous parle des sept Ameshaspendas qui gouvernent le monde ; les Chaldéens distinguaient sept grands Dieux : cinq seulement de ces sept Dieux sont à l'oeuvre et deux sont encore cachés, car [66] l'univers est en cours d'évolution et n'en a traversé encore que les cinq premiers stades, c'est pourquoi nous ne pouvons parler avec précision des "fonctions des Dieux" que pour cinq de ces grands Dévas. Les deux Dévas encore cachés dépassent notre connaissance ; ils sont en corrélation avec des stades futurs de l'évolution du Cosmos. Examinons les cinq autres : vous connaissez suffisamment les noms dont on les nomme par rapport à leurs fonctions ; ils sont en rapport avec les tattvas dont nous parlions hier ; le Seigneur d'Akâsha, Indra ; le Seigneur de l'Air, Vâyou ; le Seigneur du Feu, Agni ; le Seigneur de l'Eau, Varouna ; le Seigneur de la Terre, appelé parfois Kshiti (on le désigne sous plusieurs noms différents). Chacun de ces grands Dévas a ce que nous pourrions appeler une région assignée à son activité et la matière dont est composée cette région est la matière dans laquelle il agit, mais, en outre de la région qui lui est propre, chacun d'eux est représenté dans le domaine de tous les autres Dévas par une subdivision de région sur laquelle son influence s'exerce plus spécialement. Ces régions sont les grands plans cosmiques dont je vous ai parlé, plans que les tattvas différencient les uns des autres, mais si nous descendons au plan physique et considérons exclusivement le tattva Prithivî, nous nous apercevrons qu'il présente lui-même une division septénaire et qu'il renferme des solides physiques, la terre physique ou Prithivî, l'eau physique ou Apas, le feu physique ou Agni, l'air physique ou Vâyou, l'éther physique ou Akâsha ; chacun des [67] grands Dévas agit donc sur chaque plan à travers le médium correspondant à la région qui lui appartient dans l'ensemble du Cosmos.
Combien souvent nous retrouvons ces correspondances imprimées en quelque sorte dans la nature ! Nous voyons la lumière avec ses sept subdivisions, les sept couleurs du spectre solaire, et la gamme avec ses sept notes : sons et couleurs sont produits par des vibrations, les uns comme les autres, et chacun d'eux est déterminé par le nombre de vibrations émises dans l'unité de temps. Comme l'univers est édifié par l'opération de vibrations, les sons et les couleurs sont des facteurs de l'univers d'une manière générale et chaque région de l'univers est dite avoir sa couleur propre, ou plutôt le Déva de cette région a une couleur propre qui dépend de sa puissance de vibration, couleur qu'il imprime à la région qu'il gouverne,
si bien qu'un Rishi qui d'un plan supérieur regarde le système solaire, ne perçoit pas seulement les sept notes fondamentales de la musique composant "l'harmonie des sphères". Il voit en outre un somptueux déploiement de couleurs, car les sphères des grands Dévas, chacune avec sa couleur propre, s'interpénètrent les unes les autres, produisant par le mélange de leurs rayonnements un chatoiement splendide, le merveilleux "arc-en-ciel qui entoure le trône de Dieu". Aujourd'hui les expressions mystiques de ce genre ont perdu toute signification pour la masse, parce que la vision de ceux qui les écrivirent est très peu développée de nos jours et que bien, peu sont [68] capables de voir comme les voyants d'autrefois.
Chacun de ces grands Dévas a au-dessous de lui une légion de Dévas subordonnés qui exécutent ses décrets ; l'organisation d'un État quelconque vous donnera une image très exacte du gouvernement du système solaire 28. Nous y voyons à la tête un empereur ou une impératrice, puis, au-dessous, des personnages pourvus d'offices qui représentent l'autorité suprême dans les diverses subdivisions du royaume, soit une autorité centrale, unique, régissant l'ensemble et ses délégués qui exercent le pouvoir direct dans les divers départements de l'empire ; tous ces personnages sont classés en une hiérarchie, si bien que nous voyons des ministres, des juges, des magistrats aux postes suprêmes, puis d'autres qui leur sont subordonnés à des degrés de moins en moins élevés, dont chacun administre une région de plus en plus restreinte dont les fonctions deviennent de plus en plus limitées, à mesure que nous descendons l'échelle officielle, mais dont chacun est toujours responsable vis-à-vis de son supérieur hiérarchique. C'est vraiment là une fort bonne image du gouvernement du système solaire : la tête de tout est Ishvara Lui-même ; ses vice-rois sont les grands Dévas ayant chacun un vaste domaine qu'il régit spécialement et une hiérarchie sous ses ordres, hiérarchie qui s'étend jusqu'aux Dévas les plus inférieurs, qui accomplissent leur ouvrage dans le champ limité d'un "village" du système solaire. [69]
Voilà donc un aperçu des fonctions des Dieux, et maintenant la première idée qu'il importe de saisir est celle-ci : toutes les fois que nous voyons l'une quelconque de ces formes Fondamentales de manifestation sur le plan où notre conscience est à l'oeuvre, le plan physique, nous devrions essayer de prendre conscience de la présence du Dieu derrière le phénomène matériel. Que ce soit le feu d'un volcan, ou l'incendie qui dévaste des forêts immenses, ou encore la flamme qui brule au foyer domestique ou sur l'autel des sacrifices, pas un feu ne brule sur cette terre qui ne soit Agni manifesté, avec ses pouvoirs possibles rendus visibles. Ce n'étaient pas de vains rêveurs ceux qui, aux temps anciens, ordonnaient à vos pères d'entretenir le feu, le feu du foyer que les époux allumaient le jour de leur union, et qu'ils emportaient dans la forêt quand leur vie en commun avait atteint son terme. Ils emportaient ce feu avec eux et ce feu conservait auprès d'eux la présence du Dieu qui, tout au long de l'existence qu'ils avaient partagée, avait béni, avait guidé, avait donné la prospérité et rendu possible et désirable le retrait final de la vie en commun. C'est une de ces vérités nombreuses que l'Inde moderne est en train de perdre !
28 Cf. IZOULET, la Cité moderne, p. 305. – : "Dieu, c'est le gouvernement de l'Univers…" (NDT)
Au temps où l'homme avait foi en ces vérités, où il s'acquittait des cérémonies dont elles impliquent le devoir, la nature agissait pour sa part suivant un ordre bien défini et on ne voyait pas se produire les irrégularités continuelles qui ont lieu de nos jours. Dans cette collaboration harmonieuse [70] des hommes avec les Dieux, la nature répondait à l'homme comme l'homme répondait à la nature ; aussi longtemps que l'homme s'acquittait de son devoir, la nature à son tour accomplissait le sien ; la sècheresse, la famine, le manque de soleil, la peste, toutes les formes enfin de la misère humaine étaient regardées comme ayant leur origine dans les fautes de l'humanité ; l'homme retournait avec soumission aux devoirs qu'il avait négligés et rétablissait ainsi l'équilibre rompu par sa propre irrégularité.
Essayons de voir comme exemple concret l'ouvrage des Dieux dans ce que nous appelons l'évolution de la nature : nous nous adresserons au grand Dieu Varouna. Il agit au moyen de l'eau ; l'eau, dans toutes ces manifestations, est sienne, sur le plan physique ou sur tout autre plan, sous toutes les formes qu'elle est susceptible de prendre, car ce que nous appelons "eau" est naturellement sa manifestation la plus inférieure, la plus grossière, son corps physique en quelque sorte.
Varouna agit dans la nature au moyen de l'eau en d'innombrables manières, pour dissoudre, pour combiner, pour dissocier ; si nous prenons ses oeuvres les plus puissantes, quelle conception grandiose n'atteindrons-nous pas du pouvoir de ce Dieu ! Revenez en arrière avec moi, pénétrons dans les lointaines profondeurs du passé à l'époque où l'humanité n'avait pas encore pris forme ; figurez-vous le monde tel qu'il était alors ; voyez comme le feu et l'eau, Agni et Varouna travaillent toute matière pour approprier le monde à [71] servir de berceau à l'humanité à venir ; voyez comme Varouna travaille à préparer tout ce qui est nécessaire, montagnes et vallées, fleuves et plaines ; voyez la puissance de son oeuvre aussi bien que celle de son frère Agni, en conflit apparent, mais en réalité eu harmonie profonde ; le feu et l'eau se rencontrent, leur explosion érige une chaine de montagnes à l'endroit où elle faisait défaut ! Regardez encore : Varouna rassemble la neige sur les cimes des montagnes, peu à peu il emplit avec des masses de cette neige qui se comprime en glace 29 les ravins creusés par l'action combinée des volcans ; puis la lente érosion commence. Poursuivant son oeuvre sous forme de glacier, le Dieu puissant laboure le flanc de la montagne, il laboure encore et encore, creusant dans le sein de la terre un profond sillon et préparant l'avenir ; voyez ensuite, après des âges, le canal que fraya le glacier est occupé maintenant par des cataractes bouillonnantes de neige fondue ; un torrent y dévale en tumulte et rien ne peut résister à ses flots déchainés ; la vallée que la glace a creusée comme un soc est inondée d'eau qui, lentement, y dépose de la terre, préparant de fertiles contrées dont les moissons permettront plus tard à l'homme de vivre. Alors Varouna rassemble ses eaux dans un canal de plus en plus étroit, jusqu'au moment où nous voyons une chaine de montagnes, une vallée et une rivière qui l'arrose ; il prolonge le cours de sa rivière et la déverse dans [72] l'océan, puis son frère Agni en évapore les eaux pour former les nuages. Ainsi leur action puissante et qui semblait destructive a produit la construction de cette plaine et de cette vallée où des hommes pourront vivre et aimer, où des enfants viendront prendre leurs ébats, où des chevaux iront paitre, où les moissons pourront croitre et murir sous le soleil, où l'homme, habitant des rives paisibles de la rivière, adorera Dieu qui a rendu possibles sa vie et son bonheur.
Nous parlons parfois de la cruauté de la nature : voyons ce qu'il en est réellement de cette cruauté. Le monde est maintenant habité… une foule d'hommes peuple notre vallée et soudain cette même rivière qui la rendait habitable et fertile déborde de son lit, son flot puissant emporte villages et villes, hommes, femmes, enfants, bestiaux, et ne laisse derrière lui que la désolation. Qu'est-ce que cela ? Cette horreur est-elle l'ouvrage d'un Dieu ? Et Varouna, qu'a-t-il fait ? – Varouna agit en vue de l'évolution : sa pensée ne s'attache non point aux formes où la vie est enfermée, mais à la vie qui évolue en elles et qui peut façonner pour elle-même des formes nouvelles. Quand tous ces êtres sont emportés par l'inondation, ce sont simplement des formes qui s'évanouissent ; la vie rejaillit sans atteinte, affranchie, car le corps est la prison de la vie qui évolue et, si les portes de la geôle n'étaient jamais défoncées, nous resterions enfermés pour toutes nos vies et nous ne
ferions aucun progrès dans l'avenir. Pour le Dieu, la forme n'est rien et la vie est tout, la forme est le véhicule [73] changeant, approprié à des besoins passagers et la vie qui le façonne est la seule chose qui vaille la peine qu'on y pense. C'est pourquoi il rejette la forme quand elle a fait l'usage dont elle était capable et de sa part cette destruction est un acte de charité suprême, c'est l'acte le plus profitable à l'évolution. C'est une erreur, mes frères, d'envisager la mort, les yeux en larmes et le coeur brisé : la mort est la transition qui mène à une renaissance plus haute, qui libère l'âme emprisonnée ; c'est la libération qui permet à l'oiseau enfermé dans une cage étroite de prendre son essor et de monter dans les cieux en chantant avec joie la liberté recouvrée. Cela vous semble-t-il étrange ? Le Mahâbhârata 30 va nous donner un exemple : les Dieux tenaient conseil dans Svarga 31 pour fixer comment certains d'entre eux se réincarneraient sur la terre, afin d'aider l'humanité au milieu d'une grande crise de l'histoire du monde ; il fallait de grands hommes et la question était de savoir si quelques-uns des Dieux consentiraient à se conditionner dans les limites de formes humaines, afin de donner une aide spéciale au progrès humain ; le fils de Soma Déva, appelé Varchas, était parmi ceux dont le concours était nécessaire pour l'ouvrage qui se préparait et les Dieux désiraient [74] que ce Déva prît naissance sur la terre. Soma Déva hésitait, il n'aurait pas voulu que son fils quittât la vie céleste et son père, et s'il consentit finalement à ce que Varchas se réincarnât en Abhimanyou, fils d'Arjouna, il y mit cette condition expresse qu'il vivrait seize années seulement de la vie terrestre et qu'il serait tué à la grande bataille de Kouroukshétra. – Quelle étrange façon d'envisager la vie ! Direz-vous ; qu'il est extraordinaire d'entendre l'amour stipuler des conditions pareilles : que ce jeune homme meure à seize ans, à la fleur de son adolescence ! Qu'il meure de mort violente ! C'est là cependant la volonté de celui qui l'aimait le mieux, tant les cieux et la terre envisagent les choses d'un oeil différent. Soma voyait la vie et ne se souciait point de la forme ; pour un Dieu, la forme est une prison, et la mort, le geôlier qui affranchit ; c'est pourquoi Soma posait cette condition que l'adolescent divin vivrait seize années seulement, de la vie des hommes, et alors "mon fils au bras puissant reviendra vers moi", il quittera la terre sur un champ de bataille, succombant avec gloire au milieu du combat.
29 Voir TYNDALL, les Glaciers et les transformations de l'eau. Librairie Alcan, Paris. (NDT)
30 Voir The Story of great War, par ANNIE BESANT, Theosophical Publishing Society, 26 Charing Cross, Londres. (NDT)
31 Svarga, la Contrée des Dieux pour les Indous ; le terme sanscrit équivalent est Dévachan. (Voir Mme BESANT, la Sagesse antique, chap. V, Ed. théosophiques, 4. square Rapp) (NDT)
Savez-vous que parfois l'engloutissement d'une civilisation entière par une convulsion naturelle, – telle que l'ensevelissement d'Atlantis sous les flots de l'océan que nous nommons Atlantique, – est la meilleure preuve d'amour que le suprême Ishvara puisse donner, par l'intermédiaire de ses agents, aux vies en voie d'évolution, car il est des périodes dans l'histoire du monde où l'homme est si passionnément engagé dans une ligne de conduite [75] contraire à son progrès réel, où il place si obstinément son désir dans les objets qui le captivent et retardent son évolution, que la seule grâce que les Dieux puissent lui faire est de mettre en pièces sa forme et de lui donner pour ainsi dire un nouveau point de départ pour évoluer son Soi, la Vie. Il m'est arrivé, quand j'ai visité quelques-unes des misères de nos grandes cités de l'Ouest, quand le devoir que je poursuivais m'a fait traverser, le coeur brisé, les bouges de l'est et du sud de Londres, ceux de Glasgow, d'Édinbourg ou de Sheffield, quand j'ai observé les types des hommes et des femmes qui m'entouraient, quand j'ai vu la nature humaine presque voilée par la brute, l'humanité dégradée à tel point qu'il devenait presque impossible de la reconnaitre et que la seule forme sous laquelle il semblait possible de demander secours en sa faveur était la libération de la vie emprisonnée, j'ai eu parfois l'impression que rien, sauf la destruction des formes, ne pouvait donner d'espoir pour les vies qu'elles emprisonnaient ; que, pour ces hommes et ces femmes tels qu'ils étaient, dégradés, abrutis, ivrognes, dépravés, pour ces formes où l'animalité mettait une si forte empreinte, la plus grande grâce que Dieu pût leur faire eût été un tremblement de terre engloutissant l'énorme cité tout entière et libérant les vies qui s'y trouvaient parquées sans espoir. Pas une de ces vies n'eût été perdue en effet, pas une d'elles n'eût été sacrifiée, elles seraient devenues libres de prendre des formes un peu moins dépourvues de plasticité et de laisser l'action divine [76] s'exercer librement, chose qui ne devient possible parfois que quand les formes, – les formes de mal, – ont été détruites. Nous disons parfois que l'éducation des enfants est plus facile que celle des adultes, parce qu'ils sont plus malléables, plus plastiques ; de même les Dieux jugent parfois nécessaire à l'évolution que l'Égo-enfant prenne une forme plastique au lieu de sa forme rendue rigide par l'âge et pareille à une prison, et c'est pourquoi ils brisent tout ce qui l'enserre de manière que la jeune vie puisse croitre librement.
Une autre des grandes fonctions des Dieux consiste à s'occuper du karma des nations, du "karma collectif" comme on l'appelle parfois. Supposez une nation qui agit en tant que collectivité, je ne m'occupe pas ici des individus introduits par leur karma individuel dans cette collectivité, mais de la nation agissant comme une unité, – et supposez que cette nation commette un crime envers une autre nation. Nous avons assisté l'année dernière à une opération du karma si formidable que je la prendrai pour exemple : il s'agit de l'Espagne. Il y a quelques siècles, l'Espagne était à l'apogée de sa grandeur, elle était puissante parmi les nations de l'Occident. Un don lui fut dispensé en vue d'aider son progrès, le don de connaissances nouvelles : à vrai dire, venant de l'Arabie et portant l'empreinte de l'islamisme 32, elles se présentaient dans des conditions qui devaient les rendre difficilement acceptables. Ce furent en effet [77] les enfants de l'Islam qui les introduisirent ; ils apportaient avec eux le flambeau de la science et, en s'établissant dans le sud de la Péninsule, ils transmirent leurs lumières à l'Espagne ; des universités s'ouvrirent, des groupes d'études considérables furent constitués, de toutes les parties de l'Europe on vint en foule aux écoles de Cordoue pour apprendre les rudiments de cette science qui depuis lors s'est si puissamment développée dans les contrées occidentales. Que fit l'Espagne ? Contre ces Maures et contre les Hébreux, versés eux aussi dans les connaissances de l'Orient, l'Espagne fit appel aux armes atroces de l'Inquisition, le bucher, le chevalet, les cachots, la torture et l'exil. Qui pourrait compter les centaines de milliers d'individus qui furent expulsés de leurs foyers, les familles dispersées, les misères, les privations intolérables, résultats de l'expulsion des Maures et des Juifs hors du territoire de l'Espagne ?
L'Espagne n'avait pas encore épuisé les succès que lui réservait son karma : Colomb, fils de l'Italie, vint servir sa gloire, il réussit à franchir l'océan Atlantique et, dans le sillage de ses vaisseaux, arrivèrent bientôt les navires des conquistadors de l'Amérique, pleins de soldats espagnols. Je ne m'attarderai pas sur l'histoire de la conquête du Mexique, ni sur la conquête du Pérou, plus terrible encore ; je n'ai pas le temps de vous faire le récit déchirant de la destruction d'une grande civilisation, de l'anéantissement total du Pérou, et jusque dans ses traces les plus exquises, de l'une des civilisations les plus parfaites que [78] notre monde ait jamais connues, de l'écrasement d'une race paisible, de ces Indiens qui furent mis aux fers, emprisonnés, privés de ce glorieux Soleil dont leurs Incas étaient fils. Trop doux pour résister, accoutumés à vivre au soleil, parmi les fleurs et la musique, ils furent entassés dans des souterrains qu'on leur fit creuser dans d'anciennes falaises, ils y périrent par milliers en extrayant de la terre l'or et l'argent qu'exigeaient les conquérants espagnols, si bien que le nom même de cette antique nation disparut et qu'il ne resta que quelques Indiens disséminés pour représenter au Pérou ce qui avait été une des plus brillantes civilisations du monde.
32 Voir JANET et SÉAILLES, Histoire de la Philosophie, p. 1001, l'influence d'Averroès et de Maimonide. (NDT)
Tel fut le karma engendré par l'Espagne aux jours de sa gloire, puis l'horreur même de ses conquêtes sombra dans l'oubli du passé… mais les Dieux oublient-ils ? Non, leur mémoire est parfaite, ils administrent la Loi Divine, préparant aux semeurs leur moisson ! Dans la contrée que les Espagnols avaient outragée, dans ce même pays qu'ils avaient conquis, une nation nouvelle surgit au cours des siècles pour reprendre la lutte d'autrefois entre les deux hémisphères et aujourd'hui nous venons de voir l'Amérique et l'Espagne aux prises de nouveau dans une étreinte mortelle, mais cette fois l'équilibre de la balance s'est déplacé ; l'Amérique est devenue l'agent karmique chargé de compenser les maux infligés aux Aztèques et aux Péruviens et d'expulser de l'hémisphère occidental la nation qui outragea l'humanité aux siècles passés. L'intervention des Dieux est nécessaire pour amener les nations à régler les comptes ouverts entre races et pour rétablir ainsi l'équilibre ; c'est ainsi qu'ils agissent en employant les hommes comme agents et qu'ils produisent les résultats nationaux voulus. Ils atteignent ce but en partie en faisant réincarner à une époque déterminée les hommes que leur karma individuel rend susceptibles de devenir agents du karma collectif de leur nation. Quoi de plus frappant dans la guerre hispano-américaine qui vient de se terminer que l'incapacité absolue des hommes qui gouvernaient l'Espagne ? D'où venaient-ils ? C'étaient des hommes qui, dans le passé, s'étaient préparés par leur karma individuel la triste destinée de gouverneurs incapables ; ils avaient été amenés par les Dieux à reprendre naissance dans les familles où le gouvernement espagnol choisit ses chefs, afin que, par leur faiblesse et leur incapacité, leur lâcheté et leur imprévoyance, ils pussent conduire leur nation à sa perte et devenir les instruments requis pour l'accomplissement du mauvais karma de l'Espagne. Et de même, voyez comme surgissent les grands hommes, au moment voulu, pour mener leur nation à la victoire ; ceux-là aussi sont choisis à l'avance par les Dieux à cause de leur karma individuel, ils sont amenés à se réincarner en temps et lieu, quand il est besoin d'eux pour l'accomplissement du karma collectif d'une nation. Ce n'est pas le hasard qui met au monde un homme, ce n'est pas davantage le fonctionnement d'une loi sans vie, ni l'oeuvre d'une aveugle nécessité ; les Dieux interviennent avec une intelligence [80] qui prévoit et pourvoit. Ils choisissent pour accomplir leurs fins les hommes que leur karma individuel rend propres à devenir leurs agents pour l'oeuvre entreprise et Ils les amènent à prendre naissance, à l'endroit même où ce karma peut concourir au karma collectif de leur peuple.
Dans les limites beaucoup plus restreintes, ceci est également vrai de l'accomplissement du karma individuel ; vous avez dû vous demander parfois avec étonnement comment la loi karmique peut s'appliquer avec une justice rigoureuse, malgré l'interférence d'innombrables activités humaines : c'est précisément parce que les Dieux guident son accomplissement ! Vous rencontrez sur votre chemin un affamé, et, si vous vous méprenez sur le karma, – comme font un trop grand nombre d'entre vous, à la grande honte de l'Inde, de cette contrée où cet enseignement remonte à une antiquité immémoriale, – vous vous détournez de cet homme en disant que c'est son karma d'avoir faim et de périr. Dans vos coeurs endurcis, vous prétextez la volonté de Dieu pour masquer votre égoïsme, votre indifférence, votre défaut d'amour. Le karma de cet homme ? D'avoir faim ? En effet et c'est pourquoi il jeûne !… mais si un Dieu vous a conduit auprès de votre frère qui a faim, c'est parce qu'il voulait faire de vous l'agent de sa miséricorde envers cet homme dont la souffrance vient précisément de racheter le mauvais karma ! Le Déva vous dit : "Homme, ton frère est affamé ; soulage-le comme c'est son karma d'être soulagé et sois mon agent pour accomplir la loi" ; mais [81] si vous refusez au Dieu, si, aveuglé par l'ignorance ou l'indifférence, vous vous détournez sans vouloir transmettre à votre frère son message, celui-ci n'en arrivera pas moins à son adresse. Le Dieu trouvera quelque autre agent ou bien encore, il s'en acquittera lui-même par quelque acte qui, aux yeux des aveugles, pourra sembler un miracle, car le plan divin ne connait pas d'obstacle. Quant à ceux qui ont refusé d'agir comme ses agents, qui ont refusé de transmettre ses messages, ils se préparent comme karma l'isolement sans assistance quand l'heure du besoin sonnera pour eux à leur tour dans l'avenir ; ceux qui administrent la bonne Loi n'oublient point, toute dette est réclamée à son heure, tout créancier est payé intégralement. "Si je rencontre un homme, direz-vous peut-être, il ne s'ensuit pas que son karma soit nécessairement épuisé à ce moment même ?" En effet, mais ce n'est pas votre affaire, c'est le rôle du Dieu qui guide, de détourner l'aide physique, si le karma du destinataire est encore mauvais. Si cette occasion vous est donnée de créer un bon karma et si vous l'accueillez, vous conservez tout le mérite de votre bonne volonté, vous gardez toute l'heureuse influence de votre disposition au sacrifice, mais, en même temps, si l'heure n'est pas venue où votre frère doit être soulagé, son objet sera soustrait à votre charité, les circonstances, comme vous diriez le mettront hors de votre atteinte. Laissez les Dieux faire l'ouvrage des Dieux et administrer la Loi ; acquittez-vous de cette charité, de cet amour, de cette [82] compassion dont Ils voudraient que l'homme fasse constamment preuve envers les hommes. Nous ne pouvons enfreindre la Loi, nous ne pouvons contrecarrer leurs plans ; nous avons le choix entre la collaboration et le refus, et de cela notre karma individuel dépend.
Développant ce qui précède, nous reconnaitrions que les Dévas réunissent les êtres et les séparent, toujours en vue de l'accomplissement de leur karma individuel, que les hommes sont guidés à leurs places et positions respectives à des moments déterminés par les circonstances que leur karma les oblige à traverser.
Par la constitution de ses corps visible et invisible, chaque homme est en relation spéciale avec l'un ou l'autre des grands Dieux ; cette constitution lui donne une affinité particulière pour un Déva plutôt que pour aucun autre. Prenons un exemple : les légions de Dévas inférieurs qui dépendent d'Agni emploient, pour constituer les corps visible et invisible d'un homme, le type de matière dans lequel ce Dieu agit normalement ; il en résulte pour cet homme une relation spéciale avec ce Dieu en particulier. Chaque homme est donc en corrélation avec une manifestation déterminée de Dieu, et c'est vers elle qu'il devrait se tourner de par sa constitution et son stade d'évolution mêmes. Par malheur, de nos jours, l'ignorance, a si généralement pris la place de la connaissance, qu'il est difficile pour un homme de discerner à quel Dieu il est relié de la sorte. Je n'ai pas le loisir de m'étendre sur ce point, mais vous [83] verrez combien il confirme l'ancienne croyance d'après laquelle les hommes adoraient avec raison des manifestations différentes de Dieu et y trouvaient profit.
Il nous faut passer en hâte sur cet aperçu, car nous avons encore à nous occuper des âmes plus hautement évoluées ; comme votre capacité à défendre votre littérature sacrée contre les attaques de ceux qui ne la comprennent pas dépendra de votre propre compréhension de cette partie du sujet, je vous demanderai de me suivre ici avec attention ; vous pourrez appliquer ensuite en cent autres cas les principes que je vais vous, expliquer à l'aide d'histoires appropriées.
Dans leurs relations avec les êtres humains les plus avancés, les Dévas ont pour mission de les instruire, ainsi que je l'ai déjà indiqué, et aussi de les éprouver, de les mettre à l'essai, de voir jusqu'à quel point ils sont dignes de confiance en éprouvant leurs points faibles, de telle sorte que ces points faibles puissent être éliminés, en faisant porter l'épreuve partout où subsiste un germe de vice de manière que ce germe puisse être arraché. Essayons de bien comprendre la nature de cet ouvrage : voici un homme qui a fait de grands progrès, il touche au terme de ses renaissances. Or il subsiste en cet homme quelques germes de mal que l'action de karma n'a pas encore amenés à se manifester ; il est sur le point d'être libéré et cependant il ne peut l'être tant que ces germes subsistent, Que faire de cet homme ? Il faut hâter le moment où ces germes de mal [84] seront mûrs, il faut les faire croitre plus vite qu'ils ne feraient normalement, il faut les éliminer quoi qu'il en coute de peine, d'angoisse et de dégradation temporaire. Le Déva combinera donc un ensemble de circonstances propres à faire murir le germe, à lui faire porter son fruit, et de la sorte, l'homme, agissant comme il l'eût fait après que l'évolution eût lentement produit cette même maturation, peut souffrir des conséquences de son erreur et, par cette souffrance, il peut éliminer sans longs délais le mal qui persistait dans sa nature et qui seul l'empêchait d'atteindre à la libération. Laissez-moi vous illustrer chacun de ces points au moyen d'une histoire, de manière à rendre claire pour vous l'action des Dévas : vous reconnaissez qu'un homme est fort ; soit, mais cette force doit être mise à l'essai pour voir si elle est sans défauts ; si un homme doit se suspendre à une corde pour descendre dans un précipice, s'il doit confier sa vie à cette corde, il importe qu'elle subisse des tractions et soit mise à l'épreuve pour voir s'il n'y a pas en elle quelque point faible qui puisse occasionner sa rupture et la chute de l'homme. Il pourrait y avoir un défaut dans la corde et, tant qu'elle n'aura pas été éprouvée, l'homme ne voudra pas lui confier sa vie. Combien moins le Déva consentira-t-il à risquer le progrès d'un homme avancé sur une vertu dont la force n'est pas à toute épreuve ? Il en fera l'essai en la soumettant à toutes les difficultés possibles, jusqu'à ce qu'elle ait fait preuve d'une force suffisante pour supporter le fardeau [85] qu'elle peut être appelée à soutenir. Nous tirerons nos histoires du Mahâbhârata que vous connaissez tous ou devriez tous connaitre.
Arjouna cherchait des armes divines, il devait être un grand chef dans une bataille encore à venir ; nous sommes au temps de l'exil de treize années et vous pouvez vous rappeler qu'Arjouna passa plusieurs années de cette période à la recherche de ces armes ; il recherchait Maheshvara qui lui avait promis sa propre arme et il accomplissait beaucoup d'austérités afin de pouvoir se présenter pur devant le Dieu. Un jour, pendant qu'il accomplissait ses dévotions, un sanglier vint à passer ; au même instant un chasseur apparut, un chasseur de très basse caste, un chasseur des collines. Arjouna, vous vous en souvenez, était un Kshattriya ; en cette qualité, il saisit son arc pour abattre le sanglier, mais le chasseur leva également son arme, pour faire de même ; les deux flèches partirent à la fois, et le sanglier tomba mort. Arjouna fut très irrité de l'intervention de ce chasseur de basse caste, il lui cria : "Comment oses-tu tirer un sanglier qui m'appartient ?" puis il se mit à le quereller en le menaçant de mort. Le chasseur répliqua : "Si vous voulez la lutte, luttons." À ces mots, Arjouna fit pleuvoir ses flèches sur le chasseur, mais toutes glissaient sur lui ; le chasseur lui criait en riant : "Excellent, – parfait, – va, – continue." Arjouna employa contre lui une arme après l'autre, mais sans succès, les flèches glissaient ; arbres, rocs, tout se brisait contre le chasseur ; il demeurait sans une [86] blessure, sans atteinte, jusqu'au moment où, à la fin, il se fit reconnaitre comme Mahâdéva et loua l'homme qui avait su maintenir son droit même contre la Divinité. C'est ainsi qu'il mit à l'épreuve la force d'Arjouna : le Kshattriya pouvait-il être envoyé à Kouroukshétra avec des armes célestes s'il n'était pas de force à combattre ? Mettez-le en face de la puissance divine, limitée de manière à pouvoir être affrontée et combattue ; quand son courage aura été reconnu indomptable et sa force suffisante, envoyez-le alors à Kouroukshétra, ayant fait ses preuves et capable dès lors de mener ses hommes à la victoire.
Prenez un autre cas plus difficile. Youdhisthira a le coeur navré : il lutte, il a échoué, il est en danger. Drona, qui est en face de lui, commande les années ennemies et l'a repoussé du champ de bataille. Nul ne peut tenir contre Drona, tous fuient devant la face de ce puissant guerrier ; il repousse toutes les attaques. – Que faire ? Youdhishthira est au désespoir. Va-t-il être vaincu ? – C'était un roi sans reproche que ce fils de Pandou, une des figures les plus nobles et les plus irréprochables que la littérature antique ait peintes, mais avec une pointe de faiblesse qui, aux moments critiques, pouvait parfois se manifester, une trop grande disposition à céder, un défaut de cette qualité du Kshattryia qui consiste à savoir tenir tête seul contre une force quelconque qui l'assaille ; c'était là un petit germe de faiblesse, mais renfermant la possibilité d'une chute fatale ! Shrî Krishna, le grand Avatâra, se [87] tenait à ses côtés, quand Bhîma arrive précipitamment du champ de bataille ; il annonce qu'il a tué un éléphant qui porte le même nom que le fils de Drona ; si Drona entendait dire que son fils Ashvatthâmâ est mort, il laisserait tomber ses armes, il laisserait fuir ses adversaires ; il ne combattrait pas un instant de plus, si son bienaimé était mort. "Je lui ai dit qu'Ashvatthâmâ n'est plus, mais il n'a pas voulu me croire ; il m'a envoyé vers vous en disant : "Youdhishthira est dévoué à la vérité, il ne dirait pas un mensonge pour la souveraineté des trois mondes ; s'il dit qu'Ashvatthâmâ est mort, je le croirai"… L'épreuve est terrible, c'est une force formidable qui agit sur cet homme en qui subsiste une faiblesse ; et Shrî Krishna, à ses côtés, le surveille attentivement et lui conseille de proférer un mensonge… Un Dieu conseille à cet homme presque sans reproche de mentir ? Quelle scène étrange ! Youdhishthira, cédant à Krishna, prononce un mensonge… Drona laisse tomber ses armes, il est tué.
Si l'histoire s'arrêtait là, nous pourrions à bon droit nous montrer étonnés ; s'il ne nous en était pas dit davantage de la vie de Youdhishthira, nous pourrions nous demander : "Que venons-nous d'étudier là ?" Mais, quand nous nous souvenons qu'une des grandes fonctions de l'Instructeur, du Gouroudéva, est d'amener à se manifester toutes les faiblesses qui existent en son pupille, que sans cela ces faiblesses tiendraient l'homme enchainé et l'empêcheraient d'atteindre [88] la libération, nous suspendons notre jugement et nous poursuivons notre lecture.
Quand ce mensonge eut été prononcé, le charriot de Youdhishthira s'effondra sur le sol, incapable de se soutenir plus longtemps, la vérité ayant été violée ! Tandis que les années passaient, l'amertume du souvenir de ce mensonge demeura dans la mémoire de Youdhishthira ; le chagrin d'avoir tué son précepteur par un mensonge rongeait le coeur du roi ; jamais il ne s'en remit, jamais il n'en effaça l'impression ; encore et toujours, l'angoisse l'éveillait en sursaut dans son sommeil : "J'ai tué mon Gourou." – Le chagrin et la honte agirent jusqu'à ce que la douleur eût purifié cette noble âme des moindres traces de faiblesse ; et, quand le Grand Voyage est accompli, quand femme et frères sont morts et demeurés derrière lui sur sa route, il n'a pas un mot de murmure pour protester contre la mort de ses bienaimés, il se tient prêt à monter aux cieux ; une seule créature vivante reste auprès de lui, le chien qui l'a suivi fidèlement à travers toutes ses pérégrinations après qu'il eut quitté sa capitale. Alors que ce chien demeure son unique compagnon, fidèle jusqu'à la mort et confiant dans l'affection de son maitre, un Dieu puissant descend du ciel et s'approche du roi : "Youdhishthira, ton heure est venue ; monte dans mon charriot céleste ; sans quitter ton corps, tu vas pouvoir monter aux cieux : tu as conquis le droit d'y vivre et d'y régner." Youdhishthira va-t-il céder à l'invitation du Dieu ? Il répliqua : "Voici ce [89] chien ici : il s'est confié à ma protection, je ne puis le laisser seul, il faut que je le prenne avec moi." – Le Dieu répondit : "Il n'y a point place aux cieux pour les chiens ; les chiens sont impurs ; non certes ils ne sauraient y avoir place. Tu as laissé derrière toi tes frères défunts et aussi ta femme quand elle est morte, pourquoi demeurerais-tu maintenant pour ce chien ?" – "Ils sont tous morts, répartit le roi, et pour les morts les vivants ne peuvent rien, mais cette créature est vivante, elle a cherché ma protection, je ne l'abandonnerai pas." – "Allons, dit le Dieu, ne sois pas insensé à ce point, laisse là ce chien." – Mais Youdhishthira tient ferme, il était assez fort pour résister au Dieu et pour se montrer juste et fidèle envers la pauvre bête qui avait mis en lui toute son affection ; à moins qu'il ne pût prendre ce chien avec lui, il voulait demeurer sur la terre et accomplir son devoir ! Telle est la leçon qu'il avait tirée de sa chute, tel est le résultat de l'intervention de Shrî Krishna dans son évolution !
Nous pouvons reconnaitre la même opération qui se poursuit tout au long de la Grande Guerre ; suivez Shrî Krishna à travers les pages du Mahâbârata et vous verrez qu'il ne s'écarte jamais de cet unique et ferme objet, d'amener la Grande Guerre à un terme prévu où la justice triomphera et où les Kshattriyas de l'Inde disparaitront ; il travaille tous ensemble à détruire l'injustice et à préparer l'avenir de l'Inde en abolissant la caste guerrière, mur de fer qui pendant longtemps avait formé autour d'elle une enceinte protectrice. [90] Toutes Ses actions ont un but déterminé et, si vous les étudiez avec soin, vous verrez que Son objet est immuable. Son oeuvre entière d'un bout à l'autre tend à l'accomplir. Voyez comme il intervient quand Sa puissance et Sa protection sont indispensables, comme Il essaye de stimuler les Pandavas dans l'accomplissement de leur devoir et ne prend leur place que quand ils vont faillir à la tâche.
En voici un exemple : Shrî Krishna a promis qu'il ne prendra point part au combat ; or, Arjouna hésite en face de Bhîshma et n'a pas le coeur de combattre contre lui. Vous vous rappelez combien cette lutte fut cruelle ? Arjouna se sentait incapable de lutter vigoureusement contre Bhîshma, le plus grand des hommes et des guerriers, parvenu à la perfection en Dharma, le grand-père et le précepteur de tous… "Comment pourrais-je le tuer ? répétait Arjouna ; je me rappelle le temps où j'étais un enfant, où couvert de poussière, je grimpais sur ses genoux, et jetant mes bras autour de son cou, je l'appelais : Père. Il me répondait : je suis le père de ton père. Comment me déciderais-je à le tuer ?" Et vous vous rappelez que Shrî Krishna Lui-même lui disait de ne pas se dérober et lui ordonnait de tuer Bhîshma. La tâche était dure ; ses souvenirs étaient trop puissants pour Arjouna ; il luttait, mais seulement en apparence, sans vigueur, en contenant sa force, jusqu'au moment où Shrî Krishna vit la nécessité de pousser cet homme à faire son devoir et à lutter, fût-ce contre son vieux précepteur lui-même. [91] Il jette les rênes de Ses chevaux, saisit le fouet, saute à bas du charriot et le fouet à la main, se jette au coeur de la mêlée pour attaquer en personne Bhîshma. Ah ! Que cette vue est cruelle pour Arjouna ! Elle fait appel en lui au Kshattriya, l'émotion fait place au souci du devoir ; il jette ses bras autour de Shrî Krishna pour le retenir et s'écrie : "Retire-toi, retire-toi ! Guide encore une fois mon charriot et je ferai mon devoir, fût-ce de tuer Bhîshma."
Que signifie cela ? Cela signifie que le projet du Dieu s'accomplira, qu'il se trouve ou non un homme pour l'accomplir, que l'évolution se poursuivra malgré ceux qui hésitent et ceux qui résistent, que tandis que l'évolution procède, sous l'impulsion de la Volonté Divine, le progrès individuel dépend de la collaboration individuelle avec cette Volonté, que Dieu évolue Ses agents en les mettant à Son oeuvre, et que leurs progrès dépendent du degré où ils sont capables de recevoir l'impression qu'il communique.
Je vous citerai un dernier cas pour vous montrer ce que fit Shrî Krishna dans une circonstance où les forces en jeu étaient trop formidables pour qu'Arjouna pût tenir tête, où Il vit qu'Arjouna avec toute la valeur dont il disposait était impuissant à résister et que nul appel, si énergique fût-il, nul stimulant ne pourrait lui donner le moyen de se défendre lui-même.
Un javelot fut lancé qui ne pouvait manquer son but, un javelot céleste dont il avait fait don quand il s'était éveillé de ses mille années de [92] sommeil. Ce javelot était dirigé contre Arjouna, Arjouna ne pouvait l'éviter. Seule de toutes les armes de la terre et du ciel, celle-ci doit atteindre son but. Arjouna va donc être tué au milieu du combat ! Que faire ? Il ne peut couper le javelot avec les flèches de Gandiva, il ne peut se servir contre lui d'aucune des armes puissantes qu'il a reçues des Dieux, car ce javelot est l'arme de l'Être suprême à laquelle rien ne peut résister ; alors, au dernier moment, quand le javelot vole et va toucher la poitrine du guerrier, Shrî Krishna se jette au-devant de lui et l'arme, en touchant son sein, reconnait son maitre et se change en une guirlande de fleurs. De même pour le charriot qu'Il conduisait : Shrî Krishna donna à Arjouna l'ordre de descendre le premier. Il lui ordonna de prendre ses armes, Lui-même. Il demeura immobile dans le charriot et n'en voulut pas descendre avant qu'Arjouna l'eût quitté ; au moment où Il l'abandonna, le char tout entier s'embrasa, car, étant Maitre du feu comme de toutes choses, Sa seule présence avait pu maintenir jusque-là le char dans son intégrité.
Vous voyez, mes frères, combien fructueuse est l'étude de ce sujet pour ceux qui s'occupent de littérature sacrée ; vous voyez comment vous pourrez l'expliquer à vos coreligionnaires et la défendre contre les attaques des hommes d'autre croyance. Pour la défendre, soyez sans rudesse et sans amertume ; pour la défendre, bannissez la colère de votre esprit, évitez l'indignation qui envenime les paroles, mais rappelez-vous bien que, [93] quand l'ignorance attaque, le devoir de "ceux qui savent" est de défendre, que quand l'ignorance s'attaque à ce qui forme la nourriture spirituelle de millions d'individus, tout homme "qui sait" devrait se lever pour la défense, de peur que les fidèles peu éclairés de cette croyance ne s'égarent en voyant les vérités contenues dans leurs livres sacrés attaquées par des gens qui ne les comprennent pas.
Ceci sera la conclusion de cette conférence : je vous demande de vous souvenir dans toutes les circonstances de votre vie que des Dieux vous environnent ; vous ne préparez point de karma dont ils ne doivent se souvenir, vous ne murmurez pas un appel qu'ils laissent jamais sans réponse. S'il semble pour un instant que nulle réponse ne vienne, si la peine que vous redoutiez vous atteint malgré vos prières, rappelez-vous que la main de l'Amour a permis qu'il en advienne ainsi et qu'en supportant bravement votre peine, vous travaillez vous-même à votre prompte délivrance.
Il vous faudra devenir des hommes dans l'avenir et cesser d'être des enfants, devenir des hommes à l'image du vivant Ishvara et non plus de petits enfants qu'il doit pour toujours porter dans Ses bras. Il requiert de vous une force virile pour aider les Dieux. Il évolue en vous des agents pour Son futur univers : vous pouvez tarder si vous le voulez, vous pouvez perdre du temps si cela vous plaît ; Kalpa après Kalpa, vous pouvez rester aux degrés inférieurs. Si tel est votre [94] choix, il n'exercera pas de contrainte sur votre volonté, mais la sagesse consistera, de votre part à laisser Sa Volonté agir en vous pour votre prompte et parfaite évolution, de manière que vous ayez la joie d'accomplir cette Volonté dans d'autres mondes, d'être consciemment Ses agents dans d'autres conditions ; car les hommes sont des Dieux en devenir et nous nous préparons à remplir les fonctions des Dieux. [95]