CHAPITRE III
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ÉVOLUTION DE LA VIE
Nous avons atteint un point de notre étude à partir duquel nous pouvons commencer à suivre l'évolution de la vie dans notre système planétaire. Cette évolution a lieu sur les diverses planètes, mais sur tous les globes elle est semblable dans son plan d'ensemble, quoiqu'elle se modifie dans ses détails.
Nous limiterons donc – ou peu s'en faut –notre étude à notre monde particulier et à notre humanité particulière ; à vrai dire, nous serons obligés au début de sortir quelque peu de ces limites, mais, pour la plus grande partie de notre étude, nous nous bornerons à l'évolution de la vie sur notre terre.
Nous cherchons dans cette étude un terrain d'entente qui puisse servir de point de départ à une collaboration intellectuelle des peuples de croyances différentes et dont la pensée s'est formée à des écoles diverses. Si nous cherchons ce terrain d'entente entre la Science de l'Orient et celle de l'Occident, si nous cherchons à comprendre [96] dans la lumière de la religion quelques-uns des mystères de la vie, il est juste et convenable de nous rappeler, que nulle religion n'a le monopole de la vérité, que quiconque cherche à dégager la vérité, doit être en mesure d'appuyer ses assertions sur le témoignage des diverses religions du monde et de montrer que, sur toutes les grandes vérités essentielles, fondamentales, toutes tiennent un même langage, toutes enseignent une leçon identique. Ainsi, en traitant mon sujet ce matin ; j'attirerai comme précédemment votre attention sur les points principaux où l'opinion concordante des grandes religions, où les déclarations bien définies des Instructeurs du monde peuvent susciter une opposition, de manière à favoriser parmi nous le développement de la tendance vers l'unité, duquel dépend l'évolution future de la vie. Nous avons actuellement des raisons toutes spéciales pour cela, nous verrons à mesure que nous suivrons l'évolution de la vie, que nous traversons en ce moment une véritable crise de l'évolution intellectuelle, que les caractéristiques de ce stade d'évolution sont la division et la séparation, la tendance à isoler l'individu des autres individus et en quelque mesure à le leur opposer pour l'étudier ; nous reconnaitrons que le stade suivant dans l'évolution de la vie est la recherche de l'union entre les unités individualistes, que l'aspect prochain du Divin que l'homme doit développer dans son Soi intime est l'aspect "d'union" et non l'aspect "diversité". Il importe que ceux qui cherchent la lumière, que ceux qui [97] s'efforcent de collaborer avec la nature par la connaissance de ses voies secrètes connaissent le degré prochain de l'évolution avec autant de certitude que le degré actuel ; ils pourront ainsi coopérer avec la nature en occupant eux-mêmes ce degré et hâteront de la sorte l'époque où l'humanité entière pourra faire de même.
En ce qui concerne la conception de la vie, dans ses relations avec la forme, une transformation s'accomplit en ce moment dans les idées de la Science occidentale ; je m'arrêterai un instant sur ce point pour donner corps à cette assertion, car il importe à notre recherche des moyens propres à concilier les deux écoles antique et moderne de la Science de noter combien s'est modifiée depuis dix ans la position prise par les chefs de la Science occidentale dans ce problème de la vie et de la forme. Je prends comme une déclaration officielle sur ce sujet de la vie l'article de biologie paru il y a quelques années dans la dernière édition de l'Encyclopédie britannique, et écrit, comme tous les articles de cet ouvrage, par un homme éminent dans le monde scientifique. Traitant de la vie, l'auteur de l'article en question déclare nettement ceci : "Une masse de protoplasma vivante est purement et simplement une machine moléculaire d'une grande complexité ; le résultat total de son fonctionnement, c'est-à-dire les phénomènes vitaux qu'elle présente, dépendent, d'une part, de sa construction et, d'autre part, de l'énergie qui lui est départie ; en conséquence, entendre par "vitalité" autre chose que [98] la désignation d'une série d'opérations équivaudrait, à parler de "l'horlogité" d'une pendule, c'est-à-dire qu'il serait aussi déraisonnable, aussi insensé de considérer la vie de quelque manière que ce soit comme le principe commun d'existence, comme quoi que ce soit de plus qu'une simple succession de phénomènes liés à un appareil déterminé de matière, que si, considérant une horloge, on prétendait en séparer la marche du mécanisme lui-même ! C'est donc là une conception purement mécanique de la nature, les processus vitaux étant attribués à l'équilibre instable du protoplasma ; l'enchainement de ces processus vitaux est déterminé simplement par des variations d'ordre mécanique et chimique, l'activité dite "vitale" est donc ainsi ramenée à un caractère purement mécanique. Or, à la dernière assemblée de l'Association britannique le président de la Section de chimie (et la chimie fut, vous le savez, la science même qui à cet égard conduisit le monde scientifique vers le matérialisme) s'est rallié à un point de vue totalement différent, un point de vue qui ramène la question à la conception qu'en eut la pensée antique et qui oriente les investigations de la Science occidentale dans une direction où elle recueillera très probablement les plus profitables résultats. Le Dr Japp, président de cette Section, compare l'action de la vie à l'action d'un opérateur qui délibérément travaille en vue d'un but, qui déploie des connaissances et de la volonté pour produire un résultat bien défini : "L'opérateur, dit-il, exerce une action directrice [99] qui est proche parente, dans ses résultats, de celle de l'organisme vivant", puis, poursuivant en langage très technique pour montrer sur quelles bases cette assertion se fonde, il conclut en ces termes : "Toute explication purement mécanique du phénomène doit nécessairement échouer ; pour moi, je ne vois nul moyen d'échapper à cette solution qui s'impose ; au moment où la vie apparut pour la première fois, une force directrice vint simultanément en jeu, une force d'un caractère précisément identique à celle qui permet à l'opérateur intelligent, par l'exercice de sa volonté, de choisir un énantiomorphe cristallisé et de rejeter son opposé dissymétrique 33 !"
Telle est la déclaration : avec l'apparition de la vie, coïncide une apparition de conscience qui exerce une action directrice dans la nature, de même qu'elle exerce une action directrice dans le choix fait par l'opérateur. Rapprochez ces deux déclarations, voyez le renversement complet d'attitude qui s'est opéré et vous pourrez alors apprécier en quelque mesure la transformation qui s'est faite dans la pensée occidentale, dont l'indice est l'identité reconnue de la vie et de la conscience, assertion dont ne s'est jamais départie la Science vénérable de l'Orient.
Avant d'entrer dans aucun détail, laissez-moi [100] vous indiquer les grandes lignes du chemin que nous allons parcourir. De l'Existence Une, de l'Être Unique sans second émane, ainsi que nous l'avons vu dans la première conférence, Ishvara, Dieu dans son aspect créateur et manifesté, Ishvara enveloppé dans Mâyâ qui doit fournir les éléments de construction d'un nouvel univers. Nous avons vu qu'Il est Triple dans Sa manifestation, Triple dans l'aspect sous lequel Il Se révèle, de sorte que l'aspect de Dieu manifesté dans cet univers est une Trimoûrti ou Trinité ; Son opération nous montrera ce triple caractère, car l'évolution de la vie est triple, qu'on l'étudie dans la nature ou dans l'homme.
Je sais la pensée qui se présente à beaucoup d'entre vous qui connaissent les grandes affirmations de la littérature orientale ; vous songez à la construction, à la conservation et à la disparition d'un univers et vous dites : "L'Existence Une est parfaite, infinie, immuable ; l'Univers est parfait à la 33 C'est-à-dire image du premier vue dans une glace et par conséquent ayant les parties correspondantes symétriquement disposées par rapport au plan spéculaire, et constituant ainsi un individu cristallin semblable, mais non superposable au premier. (NDT)
fin comme il est parfait au commencement ; mais alors, pourquoi cette longue évolution de la vie avec toutes ses luttes, avec toutes ses imperfections graduellement et lentement surmontées ? Et pourquoi du parfait faut-il que l'imparfait procède pour retourner, au terme de son évolution, dans cette perfection même d'où il provient ?" Cette question est basée sur un malentendu fondamental, malentendu qu'il est nécessaire de dissiper et qui n'eût jamais pu se produire parmi vous si vous aviez lu les écritures à la lumière d'une conscience développée par le [101] Yoga, si votre pensée avait suivi avec soin les grands traits de l'idée qu'elles expriment, de manière à en préciser les points successifs. Vous vous souviendrez qu'il est écrit dans le Chândhogyopanishad que l'Être Unique désira Se multiplier ; et, du moment où vous saisissez l'idée de la multiplication, si vous songez à ce qu'elle signifie, au lieu de répéter simplement le mot, vous comprendrez que "multiplication" signifie nécessairement "division" et par suite "limitation" et que limitation implique nécessairement "imperfection". Arrivés à ce point, vous ne manquerez pas de vous demander : "En quels termes l'univers est-il décrit et quelle idée se cache derrière les mots ?" et vous verrez que, tandis que Dieu est représenté comme un Feu, l'Univers est décrit, non pas comme un feu, mais comme une étincelle et les vies humaines comme des millions d'étincelles issues du Feu illimité. Or, le mot "étincelle" n'est pas seulement employé pour figurer la limitation inséparable de la manifestation, il suggère en outre l'idée que cette étincelle doit être convenablement alimentée et développée ainsi à la ressemblance de la Flamme d'où elle provient ; et, de même que l'étincelle est de même nature que la flamme, il nous est dit : "Tu es Cela", le Soi dans l'homme étant de nature identique à celle du SOI qui lui a donné naissance. Vous vous rappellerez une autre expression constamment employée pour décrire tout à la fois l'Univers dans son ensemble et les parties dont il se compose, les mots "germe" et "semence". Retournons, [102] je vous en prie, à la Bhagavad Gîtâ si familière à tous ceux d'entre vous qui étudient, écoutons un instant les termes choisis par Shrî Krishna pour exprimer l'idée de la nature de l'Univers et de ses relations avec l'Être Suprême ; que dit-Il ? : "Je place le germe dans le sein de Mahad Brahma." Que signifient ces mots ? Le sens tout entier dépend de notre compréhension du mot "germe". Mahad Brahma est la matière de l'Univers, vivifiée par Brahman sous son troisième aspect, ce que les Théosophes appellent le troisième Logos, ce qui dans la Trimoûrti est appelé Brahmâ. Considérant Brahman comme l'Être Unique, Maha Brahma est le troisième aspect de Sa révélation qui vivifie et rend atomique la matière de l'Univers, la matrice qui reçoit la semence de la Vie Éternelle. Dans cette matrice, dont la manifestation est l'oeuvre de Brahmâ ou troisième Logos, le second Logos, le Père générateur, Vishnu, place ce "Germe de Vie", afin qu'il puisse s'y développer ; ce "germe" n'est pas Lui-même dans la Toute-Puissance de Sa Divinité, ce n'est pas Lui-même dans la plénitude du développement de Ses Pouvoirs, c'est la semence de Sa Vie, capable d'évolution, contenant en Soi toutes choses à l'état latent, mais ne montrant encore rien en manifestation au commencement de l'Univers. Il est vrai que le père renait dans son enfant, il est vrai que l'enfant est le même que son père et cependant la vie que donne le père n'est que la semence contenant la potentialité de développement, De même l'Univers n'est que [103] la semence de la Divinité, renfermant en elle tous pouvoirs à l'état latent et capable par son évolution de devenir à l'image de l'Être Suprême ; et cependant encore tous les pouvoirs sont en lui à l'état de germe, mais non développés, potentiels et non actuels. Au terme seulement de son évolution, cette semence arrivée à l'âge de son parfait développement reproduira l'image du Père qui l'engendra et donnera aux âges à venir un nouvel Ishvara duquel de nouveaux univers pourront évoluer. Telle est la réponse à cette question de principe : "Pourquoi cette longue évolution ?" C'est cette évolution même que nous nous proposons de suivre maintenant ; depuis le germe jusqu'à son terme parfait, l'évolution de la vie donnée à l'état de germe qui doit croitre jusqu'aux Dieux.
Jetons tout d'abord un coup d'oeil sur la forme matérielle dans laquelle cette vie va s'envelopper ; nous n'allons pas l'étudier en détail, – ce sera notre tâche demain, – mais l'envisager simplement en tant que principe engagé dans l'évolution générale de la matière au moyen de quoi la vie doit trouver son expression. Nous avons parlé dans notre première conférence des tattvas ; nous avons trouvé qu'ils sont des modifications de Prakriti, la matière primordiale, apparaissant l'une après l'autre à mesure que se construisent les régions de l'univers. Pour notre sujet de ce matin, il suffit de nous rappeler que cinq des tattvas seulement sont en jeu au stade présent de l'évolution, – que le plus élevé des cinq est l'Akâsha [104] au sens le plus haut du mot, puis viennent Vâyou, Agni, Apas et enfin Prithivî : ces cinq tattvas sont cosmiques, ils représentent de vastes plans de l'univers, mais ils ont également leurs correspondances sur le globe physique : l'éther, l'air, le feu, l'eau et la terre, qui ne sont que la réflexion en quelque sorte en miniature, de leurs grands prototypes dans le système en général. La seule donnée dont il soit besoin de nous souvenir en outre pour notre sujet de ce matin, c'est que l'ensemble de ces tattvas est animé par la vie du troisième aspect de Dieu. Il est bon de nous arrêter un instant sur ce point ; si nous examinons en effet les autres religions, nous constatons que toutes nous font des déclarations exactement semblables ; ce n'est pas seulement l'Indouisme, ce n'est pas un seul livre tel que le Vishnou Purâna qui nous enseigne que la création divine est issue de Mahat, la troisième manifestation, que ces grands tattvas, émergeant du principe d'individualité qui forme la caractéristique de cet aspect divin, furent évolués par modifications successives. Si nous nous tournons en effet vers les doctrines hébraïques, nous y trouvons expressément déclaré que "l'Esprit de Dieu", le troisième aspect ou sagesse, "se mouvait à la surface des eaux". "Les eaux" ne sont ici qu'un symbole qui, traduit, devient "la matière" ; les Écritures de toutes les grandes religions en usent dans cette même acception ; cette image, "l'Esprit de Dieu se mouvant à la surface des eaux", représente donc la vie qui flotte, qui plane à la surface de l'océan [105] de matière primordiale et l'imprègne dans toute sa masse, lui communiquant ainsi la vie qui la rendra propre à recueillir en tant que matrice une vie plus élevée. L'énergie divine qui vivifie de la sorte la matière provient de la troisième personne de la Trinité chrétienne. Cette doctrine des Hébreux domine le Christianisme entier, étant donné que les Églises chrétiennes ont reçu de la tradition hébraïque les parties les plus anciennes de leurs Écritures. En citant ce qui précède, je cite donc un texte qui fait autorité non pas seulement pour les Israélites, mais aussi pour tous les Chrétiens, engagés qu'ils sont par la doctrine hébraïque qu'ils ont recueillie.
Je pourrais vous montrer, si le temps me le permettait, que d'autres grands Instructeurs ont parlé dans le même sens ; leur enseignement concordant se résume en ceci : la matière préparée pour l'évolution – matière dont seront formés les organismes de ce monde comprenant nos propres corps – est imprégnée de la Vie divine et l'aspect sous lequel cette Vie divine l'imprègne ainsi est l'aspect de la troisième manifestation de Dieu. Voilà pour quelle raison fondamentale Brahmâ cesse d'être adoré, voilà pourquoi on ne lui élève plus de temples et pourquoi on ne voit plus des foules d'adorateurs se presser dans ses sanctuaires : son opération était prépondérante aux premiers stades de l'univers, mais elle est désormais dépassée, en quelque sorte éclipsée par celle d'un autre aspect du Dieu Tout-Puissant, l'aspect de Vishnou en tant que Préservateur, [106] Soutien et Organisateur. Vishnou représente la vie active dans tous les organismes ; et maintenant que la vie a été donnée aux atomes de matière et partiellement évoluée en eux, l'oeuvre de cet aspect divin se poursuit, mais cachée, au présent stade, et l'évolution actuelle dans son ensemble est accomplie et guidée dès à présent par d'autres aspects de Dieu.
Cette vivification de la matière et sa construction sont parfois indiquées dans la littérature théosophique comme l'ouvrage de la première grande vague de vie dans le système solaire ; de même en effet qu'une vague se déroule, la Vie Divine se propage pour construire les atomes dont le système doit être composé. Le point critique est celui-ci : au cours de sa quintuple évolution la vie s'enveloppe d'un nombre croissant de voiles ; il est dit que Prâna se subdivise en cinq, et en effet il y a cinq types d'atomes, cinq classes de matériaux distinctes, chaque type enveloppant et imprégnant le type qui suit, comme nous l'avons vu dans le Vishnou Poûrâna au sujet de la construction des tattvas (il faut bien se souvenir qu'il y a en réalité sept types, dont deux demeurent encore cachés). Une conséquence importante résulte de ce qui précède ; je me propose de la traiter demain, avec plus de détails, mais en voici l'énoncé : Toute forme, étant composée de matière qui renferme cachée en elle la vie involuée, a le pouvoir de se développer jusqu'aux plus hautes possibilités de la vie qu'elle renferme. Les enveloppes s'ajoutent aux enveloppes, afin que toutes, [107] l'une après l'autre, puissent être mises en activité comme véhicules du Soi, – le Soi humain doit subir ce quintuple enveloppement afin qu'il ait des véhicules capables de transmettre toute vibration, soit qu'il l'émette ou la reçoive. À mesure que le caractère de ces vibrations devient de plus en plus subtil, toutes les enveloppes l'une après l'autre entrent en activité et deviennent capables de répondre aux vibrations, elles fournissent à la vie la possibilité de fonctionner extérieurement par leur intermédiaire.
Laissons à demain l'étude détaillée de ce point et passons à la suivante de ces grandes ondes vitales dont nous nous occupons aujourd'hui ; c'est la vie du second aspect de la Divinité, appelé par l'Indouisme "la vie de Vishnou" et par le Christianisme "la vie du Fils de Dieu", par qui toutes choses ont été faites. À mesure que cette vie s'épanche dans l'univers préparé pour la recevoir, à mesure que cette vie commence à agglomérer la matière qui, vivifiée par la première onde vitale, est devenue apte à répondre aux vibrations de la Vie qui organise et qui conserve, cette Vie Divine émane dans les régions supérieures de l'univers des vibrations qui inaugurent la tâche consistant à agglomérer la matière pour en façonner des formes. Au stade primitif, ces formes sont les antétypes de celles qui apparaitront ultérieurement au cours de l'évolution, non point des formes comme celles que nous désignons par ce mot dans le monde inférieur, non pas des objets concrets susceptibles de donner naissance [108] à des idées concrètes, mais ce que notre intellect s'essaie faiblement encore à atteindre quand nous distinguons dans un grand nombre d'objets concrets leurs qualités
caractéristiques communes et quand nous les formulons, abstraction faite des objets eux-mêmes. J'ai parfois pris le triangle comme exemple d'une des idées les plus simples que la pensée puisse former. Vous pouvez avoir des triangles de toute dimension et de toute forme qui sont tous des triangles, pourvu qu'ils soient formés par l'intersection de trois lignes droites. Quelle est la propriété caractéristique des triangles ? La somme des trois angles formés par l'intersection des trois côtés est égale à deux angles droits. Supposons maintenant que vous possédiez une puissance cérébrale ou, plus particulièrement, la faculté de l'abstraction à un degré suffisant pour pouvoir rendre dix, vingt, trente triangles concrets, pour les retenir dans votre intellect avec la même netteté qui si vous les aviez sous les yeux matériellement figurés, pour créer enfin leurs images mentales, en sorte que chaque forme soit présente à votre esprit, tandis que vous dirigez votre attention sur elles toutes à la fois. De ces multiples objets concrets qui ont pour propriété caractéristique commune "trois lignes droites qui se coupent et forment trois angles dont la somme égale deux angles droits", si vous pouvez extraire l'idée de leur propriété commune en la séparant de tout triangle concret et si vous êtes capable d'en faire un objet pour votre conscience, vous vous serez élevé du concret à l'abstrait, vous [109] aurez quelque idée de ce qu'on entend par un "archétype" dans le monde supérieur. Quand Elle évolue un univers, les opérations primordiales de la Divinité sont de cette nature. Elle engendre certains types – ou "archétypes" – et ensuite leur division, leur multiplication forme l'univers des objets concrets tout entier, chacun de ces archétypes est capable d'engendrer des formes innombrables qui reproduisent ses caractères génériques combinés avec une multitude de propriétés secondaires diverses.
Il n'est pas dépourvu d'intérêt de constater que plusieurs hommes de science ont essayé d'atteindre l'unité par-delà la diversité et, dépassant les classifications scientifiques courantes, de discerner les types du règne animal au milieu de l'infinie variété des formes animales. Un des plus célèbres d'entre eux, Sir Richard Owen, a essayé de déterminer un archétype qui contînt toutes les propriétés fondamentales caractéristiques des vertébrés, qui, sans être la reproduction d'aucun vertébré en particulier, réunit tous les attributs communs aux vertébrés en général ; cette tentative était une application de son étude des vertébrés, application qui consista à éliminer les différences spécifiques et à synthétiser en une même forme les propriétés génériques communes à tous les vertébrés. Dans l'évolution, c'est l'inverse en réalité qui s'est produit ; l'archétype émanant de l'Intelligence Divine engendra dans le monde matériel des myriades de types différents en
chacun desquels il est lui-même exprimé'." La [110] lueur de génie qui a illuminé l'intelligence de Sir R. Owen est intéressante en ce qu'elle nous montre, commençant à poindre sur la science moderne, un rayon de la conception de l'opération créatrice telle que la décrit votre littérature sacrée ; et, si votre étude est attentive, vous verrez que les formes primitives sont, non pas des objets concrets, mais des pouvoirs générateurs, que ces pouvoirs, issus de Dieu, façonnent des modèles pour les types futurs, chaque type étant rattaché à son antétype, chaque objet concret à son idée abstraite.
Tel était l'enseignement des Grecs, de Pythagore, de Socrate et de Platon ; tel était aussi l'enseignement d'un grand nombre d'Hébreux. Les docteurs de la Kabale en particulier et les philosophes sont d'accord avec les docteurs hébreux pour déclarer que le monde visible des objets 34 n'eût jamais pu prendre naissance si le monde invisible des Idées 35 ne l'eût précédé, en sorte que les objets répètent dans leur multitude ce qu'une Idée présente en unité. Cette Idée émane de Dieu et attire à soi la matière subtile, elle produit ainsi les types des formes qui devront ensuite atteindre leur achèvement au cours de l'évolution. Ceux d'entre vous qui ont étudié cet ouvrage doivent se rappeler que, d'après la Doctrine Secrète de Mme Blavatsky, le monde des archétypes fut créé le premier et que l'évolution tout [111] entière des mondes inférieurs en dépend. Ce monde est composé d'Akâsha qui contient en soi, nous dit-on, la possibilité de toutes formes, et les Idées qu'il renferme sont reprises et reproduites en plus grand détail par le Constructeur avec la matière d'Agni qui correspond à Akâsha.
34 Le Quatrième monde, Assiah. (NDT)
35 Le Troisième monde, Yetzirah. (NDT)
La vie entre en évolution par le fait des modifications de conscience déterminées par Ishvara, les modifications de la conscience d'Ishvara étant antérieures au moulage des formes. À mesure que l'onde vitale descend à travers des couches de matière de plus en plus denses, elle l'agrège en formes de plus en plus distinctes dont la nature augmente de densité jusqu'à ce qu'enfin, ayant traversé tous les règnes l'un après l'autre, elle ait atteint les formes minérales, formes en qui la vie est au plus haut point restreinte dans son opération et la conscience limitée dans son étendue. Tel est le processus de l'involution de la vie dans la matière, l'arc descendant ; à partir de ce point, le plus bas de son évolution totale, la vie s'élève en évoluant sans cesse davantage de ses pouvoirs. C'est là le point où commence ce à quoi la science occidentale limite sa notion de l' "évolution", le processus préliminaire étant ignoré ou passé sous silence.
Comment cette Vie et cette Conscience Divines ont-elles évolué dans la vie à l'état de germe le pouvoir de répondre, au cours des premiers stades ascendants de l'évolution ? La vie enclose dans la pierre a le pouvoir de répondre, mais d'une manière extrêmement limitée, en partie à cause [112] de son état de germe, en partie à cause de la rigidité du véhicule qui l'enveloppe. Aussi la vie ambiante de Vishnou qui alimente ce germe vient-elle aussitôt le stimuler par des impacts de l'extérieur et modifier graduellement sa rigidité, de manière à rendre le progrès possible.
Longtemps, bien longtemps, la vie demeure emprisonnée dans cette gaine raide, agissant du dedans vers l'extérieur comme agit toute vie, s'exerçant activement sur sa matière et amollissant ainsi sa rigidité, augmentant peu à peu la plasticité de la forme, c'est-à-dire sa faculté de répondre. En somme nous pouvons résumer le jeu de la vie en ceci : elle reçoit du dehors les vibrations de la matière et leur répond du dedans par les vibrations qu'elle émet. Remarquez combien les chocs sont formidables au cours des premiers stades ! Si vous retournez aux temps où le monde n'abritait pas encore une humanité, vous verrez combien gigantesques étaient les opérations de la nature représentée alors par des formes minérales seulement : tremblements de terre, éruptions, écrasement et broiement de matériaux, désintégration et reconstruction, le tout sur une échelle formidable, vraiment gigantesque, et, sous tous ces phénomènes, la vie cherchant à rendre la matière plus plastique, plus apte à répondre plus promptement ; et puisque, partout où il y a vie, il y a "conscience", c'est-à-dire pouvoir de répondre, ce pouvoir est développé en elle, stimulé par la vie ambiante d'Ishvara. Ishvara habite intérieurement, enveloppe et pénètre toutes choses ; [113] sa chaleur nourricière donne à la semence de vie expansion et croissance, et lui permet de devenir enfin un centre indépendant. C'est ainsi que nous voyons la vie enclose dans la pierre se mettre à vibrer avec plus d'intensité à mesure que se répètent ces chocs formidables qui lui viennent du dehors : les masses sont précipitées contre les masses, les montagnes s'entassent sur les montagnes, jusqu'à ce qu'à la fin ces substances minérales acquièrent un pouvoir plus étendu de transmettre les impacts à la vie intérieure ; l'impulsion transmise augmente à mesure que décroit la résistance opposée par la forme ; la vie commence dès lors à répondre plus activement, elle entre en évolution et développe d'une manière mieux déterminée le pouvoir de répondre. Tandis que ce processus se répète et se répète encore, la vie confinée dans les minéraux commence à vibrer avec une rapidité croissante, la matière y participe avec une facilité qui va sans cesse en augmentant, jusqu'à ce qu'elle ait atteint un degré tel de plasticité que le règne végétal puisse prendre naissance et apparaitre dans ses plus élémentaires spécimens. Dans les espèces inférieures, la science ne peut tracer de ligne bien définie qui sépare les plantes des minéraux. L'absence de démarcations bien définies dans la nature est même un fait si général qu'on a reconnu un règne distinct renfermant tout à la fois les types inférieurs de végétaux et d'animaux et qu'entre les règnes minéral et végétal on a aménagé une classe mixte dans laquelle le cristal rigide, qui appartient au [114] monde minéral, est devenu le cristalloïde plastique, qui rentre dans le règne végétal, qui conserve l'aspect extérieur de la forme minérale, mais qui présente en même temps la plasticité du végétal et qui par-là se prête beaucoup plus aisément à l'influence de la vie interne, tendant à la façonner. La vie, confinée dans cette matière plus plastique, reçoit plus facilement les vibrations de l'extérieur et répond avec plus d'intensité jusqu'à ce qu'un moment vienne, au cours de cette ascension qui débute, où elle manifeste les premiers rudiments de la faculté de conscience qui était absente dans le minéral ; nous les appelons "sensation", le pouvoir d'éprouver le plaisir et la peine, le pouvoir de répondre à l'impression venant de l'extérieur par une sensation de la vie interne.
Après que la vie a développé durant le stade minéral le pouvoir de répondre, le stade suivant de l'évolution commence et dès lors la réponse comporte les sensations de plaisir et de peine qui apparaissent comme les expressions distinctes par lesquelles la vie répond aux impressions harmonieuses ou discordantes de l'extérieur. Quand la vie commence à développer le pouvoir de la sensation ou "irritabilité", le progrès s'accélère, le règne animal s'édifie graduellement ; l'irritabilité, sa grande caractéristique se développe de plus en plus, jusqu'à ce que les formes animales ayant acquis la plasticité au cours des âges sous l'impulsion de la vie, la vie ayant manifesté et développé le pouvoir de répondre par le plaisir et la [115] peine aux vibrations harmonieuses ou discordantes, le stade suivant puisse à son tour être atteint, à savoir l'édification du véhicule humain.
Par sa nature, par certaines de ses caractéristiques fondamentales, le corps physique dans lequel l'homme habite ressemble exactement aux corps d'animaux que la vie avait vivifiés avant que l'homme n'existât. "L'Éternel
Dieu avait formé l'homme de la poussière du sol", disent les écritures hébraïques. C'est une manière symbolique le dire que les mêmes matériaux qui composaient les formes inférieures de vie furent également employés pour façonner l'enveloppe extérieure de ce vaisseau destiné à recevoir le nouvel afflux de vie divine qui forma le Soi humain ou Esprit. L'étude de l'occultisme nous enseigne que ce troisième afflux de vie divine ne provient ni du troisième, ni du deuxième, mais du premier Logos, appelé pour cette raison Mahâdéva, le grand Dieu, l'Être Suprême ; c'est de Lui que vient la troisième impulsion qui doit achever l'évolution, la troisième effusion de vie qui à notre époque ne peut accomplir son évolution finale que par des méthodes de Yoga. Aussi Mahâdéva est-il souvent représenté comme le grand Yogi, le grand Gourou, dont la haute direction est indispensable pour atteindre le degré suprême de l'évolution.
Quand le troisième afflux de force vitale descend, quand le Soi humain est projeté dans le tabernacle qu'il doit occuper, le processus précédemment étudié se répète à nouveau : c'est le germe seulement de la vie supérieure qui est donné, [116] et non cette vie à son état de complet développement. Elle est enveloppée de véhicules aptes à répondre ; elle est enveloppée de véhicules capables d'un plus haut développement encore, capables déjà d'exprimer, par des vibrations, les sensations qui s'éveillent dans la vie qu'ils enclosent, et désormais, ce germe du Soi Divin, environné par la vie de Vishnou, commence à frémir et à vivre en tant qu'homme.
Au début, c'est à peine s'il répond aux impacts de la vie extérieure : mais quelles sont les caractéristiques de ce Soi-enfant ? De cette étincelle du Feu éternel ? Dans l'homme, comme en Dieu Lui-même, la vie se présente sous un triple aspect ; en Brahman nous appelons ces trois aspects : Sat, Chit et Ananda. Or, si nous analysons le Soi humain, nous y rencontrerons ces trois mêmes aspects également présents : le premier qui se développe, dans l'homme comme dans le Cosmos, est Chit, la Connaissance ; l'évolution de l'intelligence intéresse tous les premiers stades de l'évolution humaine, c'est la tâche présente au point où nous en sommes du grand pèlerinage ; nous évoluons l'intelligence, l'intellect, et, si nous le suivons dans ses stades de développement, depuis l'époque où, simple germe, il ne faisait qu'apparaitre dans les races primitives de l'humanité de notre globe où les grands Êtres venus des autres mondes vers nous en qualité d'Instructeurs protégeaient son éclosion, nous constaterons que l'intellect naissant dans l'homme ne répondait que bien faiblement aux impressions de l'extérieur [117] et que l'intelligence ne faisait au début nul effort sans être stimulée par l'incitation de la nature animale, par l'aiguillon du désir, par les passions qui appartiennent à la partie animale de son être. Considérez un sauvage : quand est-il actif ? Quand quelque désir animal s'éveille en lui et seulement alors ; s'il a faim, oui, sans doute il commence à penser : "Où pourrai-je bien trouver de la nourriture ?" – S'il a soif, il se demandera : "Où vais-je trouver à boire ?" Que sa nature animale vienne à l'inciter et l'intelligence qui point en lui s'applique aussitôt à le satisfaire ; toute incitation du désir animal joue le rôle d'un stimulant sur cet intellect en germe. À ce stade, il ne connait d'ailleurs ni bien, ni mal ; bien et mal n'existent pas pour lui ; la faim, la soif, le désir sexuel, le sommeil, voilà tout ce qui remplit sa vie, tout ce qui émeut sa conscience naissante ; ces excitants sont seuls assez puissants pour la contrainte à l'activité, mais elle est encore incapable d'une activité spontanée dont l'origine soit tout interne. Tandis que ces excitants s'exercent sur la conscience de vie en vie, d'incarnation en incarnation, de siècle en siècle, au cours des naissances successives de cette Vie, germe encore frêle, mais qui croît sans cesse, tandis que ces vibrations excitent continuellement et éveillent la vie de l'intelligence, troisième aspect du Soi, ces vibrations, répétées des milliers et des milliers de fois, produisent par le fait même de leur répétition une tendance interne à les répéter sans l'intervention du stimulant extérieur. Nous en voyons [118] la preuve dans le sauvage parvenu au stade suivant de l'évolution intellectuelle ; il n'attend pas la faim pour se mettre en quête de nourriture ; la souvenance de la faim et de la nourriture suffit pour qu'il parte, avant d'éprouver aucune faim, à la recherche des aliments qui demain lui seront nécessaires pour satisfaire les besoins de son corps. Si minime qu'elle paraisse, quelle transformation profonde c'est là pourtant, à la bien considérer ! Cet homme est stimulé, non plus seulement par des impulsions venues de sa nature animale, mais par une image mentale, par une image qui représente, en les rapprochant, l'état pénible du corps qui réclame sa nourriture et l'aliment qui transforme cet état en un état de satisfaction. En un mot, il est maintenant apte à former des images mentales qui, à leur tour, suffisent à le déterminer à l'activité. Quel changement ! Ce n'est rien moins que le déplacement de son centre de conscience transporté de l'animal dans l'homme, une des transformations les plus significatives dans l'évolution de la vie ; désormais il n'attend plus pour agir la poussée du dehors ; l'origine de son activité est intérieure ; au lieu de l'impact qui venait de dehors jusqu'au centre, le corps obéit à l'impulsion issue du centre. Dès lors l'évolution s'accélère, car l'intellect commence à se connaitre soi-même ; la Soi-Conscience s'éveille aussitôt que s'est accompli ce grand changement, l'un des plus difficiles qui soient ; l'être distingue son Soi, centre qui pense, des objets extérieurs, objets de sa pensée ; la conception du "Soi" et [119] du "Non-Soi" s'éveille, le centre commence à se former et à devenir capable de développement.
Comment ce développement progressera-t-il ? Par le conflit. C'est la caractéristique en effet de l'intellect. Il lui appartient de faire du Soi un centre puissant, un centre séparé, sinon toute évolution ultérieure deviendrait impossible. Un tel progrès vous semble peut-être rétrograde, mais il ne l'est nullement ; ce Soi est le germe d'un nouveau centre de vie où la Divinité elle-même se développera quand l'évolution sera complète ; il faut qu'il devienne un centre de conscience nettement défini ou sinon comment pourrait-il progresser vers la perfection ? C'est par la lutte que ce centre peut s'accroitre. La force dans toutes ses manifestations s'acquiert par la lutte, par un exercice approprié ; si vous voulez des bras vigoureux, il ne vous servira de rien de vous étendre sur un sofa et d'attendre que vos muscles se fortifient par le seul effet de la nourriture que vous leur donnez ; ils demandent plus que la nourriture, il leur faut de l'exercice ; c'est une des lois du développement de toutes les formes, il faut qu'elles aspirent activement la vie pour pouvoir s'étendre et devenir capables de recevoir une impulsion vitale nouvelle. Pour qu'un muscle se développe, les cellules qui le composent doivent se distendre par l'exercice, la vie doit affluer ensuite dans les cellules élargies et, alors seulement, ces cellules deviennent susceptibles de se multiplier, de telle sorte que plusieurs cellules apparaissent là où il s'en trouvait seulement une [120] précédemment. La différence entre l'homme faible et l'homme fort, entre le malingre et l'athlète est le résultat produit par l'exercice et la lutte en surmontant les résistances, en soulevant des poids, en les faisant tournoyer, en un mot, en imposant aux muscles la lutte contre la résistance de leur pesanteur. Cette image donne une idée du mode d'action de la vie pour le développement des formes ; l'impulsion de la vie procure à la forme l'exercice indispensable ; l'exercice rend la forme plastique, il l'accroit et lui permet ainsi de recevoir plus abondamment l'afflux de la vie. Cette notion est aussi vraie pour le monde mental que pour le monde physique, car l'un et l'autre sont des mondes de phénomènes ; le monde mental n'est pas le monde de l'Unité, sa caractéristique est la diversité, chaque être existe isolément par soi-même, envisageant les autres comme distincts de lui. Je prends connaissance d'un objet. Comment ? Par ses différences avec certains objets et sa similitude avec d'autres ; sans ces deux éléments de comparaison, je ne pourrais le connaitre. Vous ne sauriez concevoir l'unité avant d'avoir vu la variété ; vous ne pouvez reconnaitre la similitude, si vous n'avez aperçu la dissemblance. Le fait caractéristique de l'évolution intellectuelle est le discernement des différences spécifiques suivi de la reconnaissance des ressemblances génériques. C'est ainsi que l'intellect reconnait un objet après l'autre, notant pour chacun ses traits caractéristiques. L'analyse précède la synthèse ; l'esprit saisit les différences avant de reconnaitre l'unité [121] profonde qu'elles dissimulent. À mesure que cette intelligence se développe, nous constatons que la distinction du Soi et du Non-Soi suscite la lutte universelle, lutte sociale aussi bien que lutte mentale. Dans toute race où l'intellect commence à dépasser les stades primitifs, la lutte contre l'extérieur est indispensable pour stimuler l'évolution interne, c'est un stade nécessaire quoique passager ; il ne faut pas nous en désoler, nous qui voyons sa fin et qui savons le monde guidé par les Dieux. Chacun des stades que traverse une nation est nécessaire à son développement ; nul ne devrait le condamner pour le seul fait qu'il constitue une condition limitée, imparfaite ; dans la politique pratique, de telles condamnations sont utiles en tant qu'elles stimulent, qu'elles préparent les transformations évolutives, mais le philosophe doit chercher à comprendre et, comprenant, il ne saurait juger. La lutte la plus effroyable que nous puissions voir, la plus terrible pauvreté, la plus cruelle misère, la lutte homme contre homme et nation contre nation, ce sont là autant d'agents du plan divin qui nous mènent à une plus riche unité que nous n'eussions jamais pu atteindre sans eux.
Prenons pour exemple la plus désolante en apparence de ces calamités, la guerre. Quoi de plus inhumain, de plus brutal et de plus horrible que la guerre qui excite les passions les plus forcenées de l'homme et le rend pareil à une bête féroce ? Soit, mais est-ce bien là tout ? Examinons la vie intérieure d'un soldat évoluée par la [122] terrible discipline extérieure du métier militaire : cette vie, qu'apprend-elle, tandis que ses véhicules sont exposés aux luttes, à l'effusion du sang, à la mutilation et à la mort ? Elle apprend des leçons qu'elle n'eût jamais apprises sans cette dure expérience, des leçons sans lesquelles son évolution eût été contrariée ou empêchée de se poursuivre ; elle apprend qu'il est quelque chose de plus grand que le corps, quelque chose de plus grand que l'existence physique, quelque chose de plus haut, dé plus noble et de plus impérieux que le souci de préserver le véhicule physique de toute atteinte et même de la mort. Et le plus pauvre soldat qui part en campagne et qui passe d'une souffrance à l'autre, qui subit tour à tour le froid glacial et l'accablante chaleur, qui plonge dans une rivière glacée ou qui s'exténue dans les sables du désert, qui apprend à observer pourtant une exacte discipline au milieu de toutes ces épreuves, à garder sa bonne humeur au milieu de toutes les privations pour ne pas déprimer le moral de ses camarades, qui, insensible à l'idée des souffrances physiques, s'enflamme à la pensée du renom glorieux de son régiment et de la défense du pays qu'il sert, cet homme qui apprend de la sorte à se sacrifier à un idéal développe ainsi des qualités d'un prix inestimable pour ses incarnations futures. Est-il besoin de développer ce point pour vous qui connaissez la place du Kshattriya dans l'évolution humaine ? Quand Il décrivait les différentes castes, Manou en indiqua-t-il une seule qui n'eût sa place dans l'évolution [123] de la vie, qui n'eût rien à enseigner ? N'a-t-il pas enseigné que l'homme revient habiter un corps de Kshattriya jusqu'à ce qu'il ait appris que sa vie est indépendante du corps, que sa vie doit être mise au service d'un idéal, au service de la Mère-patrie qui lui a donné naissance, au service du roi qui le régit et qui représente à ses yeux ce qu'un roi devrait représenter aux yeux de tout Indou, un avatar de Dieu. Nourri de ces enseignements, l'homme apprenait jadis que quand son roi l'appelait au combat, il devait sans hésitation exposer son corps à la mutilation, à la mort même, parce que dans son for intérieur il reconnaissait dans le service d'un idéal le moyen d'évoluer la vie réelle et il voyait dans le corps un simple vêtement qu'il faut abandonner quand le devoir l'exige. Nul ne pouvait être Brahmane sans cet enseignement préliminaire, nul ne pouvait pénétrer dans la caste des Brahmanes sans avoir au préalable subi cette discipline dans les rangs des Kshattriyas ; en effet, avant d'avoir appris que la vie est tout et la forme rien (et c'est la leçon qu'enseigne la guerre quand elle est vraiment comprise), avant d'avoir reçu cet enseignement, nul n'était suffisamment préparé pour un degré d'évolution de la vie incomparablement plus dur encore, pour cette évolution qui consiste à saisir l'unité sous la diversité, l'amour sous l'antagonisme, à être ami de toute créature et hostile envers aucune.
Quand l'intelligence a atteint un degré de développement passablement élevé, les germes de l'aspect [124] suivant de la Divinité commencent à poindre dans l'homme ; cet aspect est Ananda, Joie ou Béatitude ! En quoi consiste réellement Ananda ? Ananda désigne le rapprochement des objets séparés et leur réunion en UN ; et c'est l'essence même de la Béatitude, le coeur et l'âme du stade suivant. Ananda est ce qu'aux jours anciens de l'Indouisme on appelait la vie du Brahmane, quand ceux qui portaient ce titre étaient véritablement des Brahmanes à qui la roue des morts et des renaissances ne réservait plus aucune réincarnation. Dans la symbologie chrétienne, le même stade est appelé le stade du Christ, le stade de la Filiation Divine, et vous verrez en effet que, dans une de ses grandes prières, Jésus appelé Christ priant pour Ses disciples demandait "qu'ils soient Un en Moi", en union les uns avec les autres et avec Lui-même. Il y a une unité
plus haute encore, l'unité du Fils avec le Père, unité de nature et non pas union d'éléments précédemment séparés, mais, pour que cette unité lui devienne accessible, l'homme doit d'abord avoir bien compris son union avec les hommes ses frères, l'humanité doit lui être apparue comme un tout uni, au lieu de fragments éparpillés ; en un mot, il doit avoir transporté le centre de sa conscience, – qui répond aux impacts de l'extérieur, – l'avoir transposé des véhicules où l'intellect et les sensations ont été développés dans la vie elle-même, qui est une et identique dans tous. Il faut qu'il cesse désormais de se concevoir comme séparé, puisque son "Soi", la personnalité distincte [125] en lui, doit être surpassée, immergée dans l'aspect unifiant de Dieu, Vishnou ou le Christ ; cet aspect doit être développé au point de devenir la vie même de l'homme, avec toute sa merveilleuse beauté, sa puissance et sa force unifiante. C'est pourquoi Shrî Krishna vint comme avatar dans le monde oriental pour manifester la vie d'Amour, car la vie d'Ananda ou de Béatitude est toujours la vie de l'Amour et c'est par l'Amour seul que nous pouvons l'évoluer en nous-mêmes. L'aspect de Dieu, qui est Béatitude, se manifeste en tant qu'Amour et, dans ses paroles comme dans ses actions, dans ses similitudes et dans ses paraboles, le Bienaimé, l'Ami de l'homme a révélé cet aspect divin au coeur de Ses Bhaktas avides de le recevoir. C'était spécialement Son oeuvre de manifester l'amour tout-puissant de Dieu ; il faut qu'il soit développé en nous pour que la vie puisse entreprendre le développement sublime qui réunit tous les "Soi" dans le "SOI" Unique et qui aperçoit toute vie en Lui.
À ce stade de l'évolution, le "Soi" se connait en tant que "la Vie", il n'est plus victime de l'ignorance qui le faisait s'identifier avec sa Forme : c'est désormais la vie qui se connait en tant que la Vie. Quand la vie en cours d'évolution atteint ce degré, l'homme, autrefois séparé, devient "l'Humanité", il est désormais un des Sauveurs du monde ; rien ne lui est étranger, rien n'est séparé de lui ; il demeure dans la Vie même et répand sa lumière dans toutes les directions, dans tout Oupâdhi (vaisseau) qui peut avoir besoin d'elle ; [126] ses pouvoirs affluent aussitôt partout où son aide est désirée ou invoquée. Comme le soleil resplendit aux cieux et peut illuminer des millions de demeures, pourvu qu'elles s'ouvrent et donnent accès aux rayons qu'il prodigue inépuisablement, tel est l'homme qui est devenu le second aspect de la Divinité, en qui est révélée la perfection de la Filiation Divine. L'Homme qui est devenu Fils du Dieu du Ciel est au-dessus de toutes les distinctions qui se rencontrent sur Terre, Il emplit de Son rayonnement les coeurs qui aspirent vers Lui ; la seule condition, pour qu'Il daigne le faire, la seule chose qui assure Sa venue, c'est que Son frère Lui
ouvre son coeur pour Le recevoir, car Il ne veut pas Se frayer Son chemin de vive force, Il ne veut venir que là où il est le bienvenu. Ainsi cet aspect supérieur de la vie de Dieu se manifeste dans l'homme qui est devenu le Sauveur, le Fils, l'Initié, comme un amour plein d'une profonde compassion pour tous les êtres ; chaque homme qui atteint ce stade constitue une force nouvelle appliquée à élever l'humanité, chaque homme qui développe en lui cet aspect de la vie est une force qui s'ajoute à toutes celles qui font tendre l'évolution plus haut. Si un homme est faible, Sa vie peut aller à lui pour le fortifier ; si un homme est dans la peine, Sa vie peut aller à lui pour lui donner la joie ; si un homme est pécheur, Sa vie peut aller à lui pour le purifier. Il dit à tous les hommes :
"Partout où se trouve un homme, J'irai au-devant de lui et Je l'accueillerai." [127]
Tel est Shrî Krishna en manifestation, tel est l'amour qui rayonne de l'aspect de Béatitude du Soi humain.
Il ne reste plus qu'un degré d'évolution, le dernier, à franchir pour cette vie dont le perfectionnement est désormais rapide. Je reprends mon symbole chrétien et je hasarde à nouveau ma citation… "Qu'ils soient en Nous, comme Toi, Père, Tu es en Moi, et Moi en Toi." Le Fils devient en fait ce qu'Il a toujours été potentiellement, "un avec le Père". Il entre dans le royaume sublime de l'Être en Soi où Dieu, suivant l'expression chrétienne, est "tout en tout". Prenez garde que les formes étroites sous lesquelles le christianisme peut vous être présenté ici-même ne vous cèlent l'identité fondamentale d'un christianisme plus profond et plus spirituel avec la religion antique de votre race 36. Est-ce que ces petitesses [128] ou même
36 Nous lisons dans le Matin du 14 aout 1901, Tolstoï et les Indous. – "Léon Tolstoï vient de communiquer à la presse russe le contenu d'une lettre d'un Indou. D'après cet écrit fort intéressant, les Indous trouvent beaucoup d'analogies entre leur façon d'envisager le monde et celle de Tolstoï. Ce qui, cependant, à côté des idées principales du grand écrivain, les intéresse le plus, c'est "sa diagnose du mal dont souffre l'Europe au point de vue social et politique, ce mal siégeant tout entier dans la contradiction entre les actions de la vie privée et publique et les principes de la doctrine chrétienne. Non seulement l'Europe souffre de ce mal, mais aussi tous les pays en contact avec la civilisation européenne. Les Indous saluent avec enthousiasme la noble et vigoureuse action de Tolstoï dans le bût de revivifier la vraie morale chrétienne, car les Indous instruits en savent beaucoup plus long sur le vrai christianisme que les missionnaires.
"Le correspondant de Tolstoï ajoute que les Indous ne croient pas aux succès d'une implantation artificielle de la civilisation dans l'Inde, mais qu'ils espèrent qu'un temps viendra où la seule force ne sera plus le moment décisif dans la vie des nations, et qu'alors sur la base du vrai christianisme, une coopération pacifique des Indous avec les Européens se réalisera. La vraie doctrine du Christ ne diffère en rien de la foi et de la philosophie des Indous. Un vrai chrétien, à beaucoup de points de des divergences extérieures sépareront ceux que l'Esprit vivant voudrait réunir ?
Nous apprenons dans les Écritures indoues qu'après avoir atteint le second stade, l'homme progresse au moyen du Yoga, jusqu'à ce qu'il atteigne le dernier et devienne un avec la Divinité, dans la Toute-Puissance de l'Être en Soi Éternel. C'est parce qu'il connaissait cette vérité occulte trop généralement ignorée que votre compatriote Svâmi T. Subba Rao parlait, comme je vous l'ai rappelé précédemment, des innombrables Centres ou Logoï contenus dans l'Être Unique, Centres dont chacun pourrait être l'origine d'un nouvel univers, d'une nouvelle effusion de vie. La construction de ces centres est un des buts de l'évolution de la vie ; leur construction progressive, degré par degré, s'effectue à mesure que la vie passe de forme en forme, et il n'y a pas de fin, il n'y en aura jamais, dans le déroulement infini des séries à venir. Nous ne saurions dire ce que cette vie tient en réserve pour nous ; comment pourrions-nous imaginer ces lointaines contrées, [129] un but si reculé ? Mais ce que nous savons, le voici : la Volonté de l'Éternel ne saurait être déjouée, nul de Ses desseins n'avorte, ni ne manque son but ; certes, nos faibles yeux sont aveuglés par l'éblouissante clarté au milieu de laquelle nous apparait notre unité avec le Père Éternel, cette unité qui surpasse tous nos rêves. Mais quand nous connaitrons que nous sommes un avec Lui, il nous suffira de savoir qu'à son terme l'évolution de toutes vies les mène à cette inconcevable splendeur, connue d'Ishvara seul qui épanche Sa vie afin que nous puissions la connaitre nous aussi ! Et Mahâdéva retournera à lui avec tous les centres auxquels Sa vie a donné naissance, avec toutes les vies nouvelles, toutes les joies produites par Son confinement dans Son Univers, et cela suffit à nous donner l'espérance, – l'espérance ? Quel trop faible mot ! – la joie inexprimable et la certitude fondées sur la Vie même de Dieu. N'est-il pas en effet la Vérité, la Fondation de l'univers ? Et, quand nous entrerons dans Sat, nous connaitrons le futur comme nous voyons le passé, car nous ne serons pas seulement immortels, mais Éternels ! [131]
vue, est un Indou, et un vrai Indou est dans son être psychique un chrétien. C'est l'opinion de tous les Indous instruits."
"Ce qui est intéressant, c'est que Tolstoï approuve pleinement les vues de son admirateur oriental." (NDT)