L'HOMME
Passons maintenant à l'étude de l'Homme lui-même. Nous aurons à considérer désormais, non plus les véhicules de la conscience, mais l'action de la conscience sur eux ; non plus les corps, mais l'entité qui fonctionne dans ces corps. Par "l'Homme", j'entends cette Individualité continue qui passe de vie en vie, qui occupe des corps pour les quitter ensuite, à maintes et maintes reprises, qui croît et se développe lentement, en vertu de l'expérience vécue et assimilée au cours des âges. Voilà donc ce que j'entends par l'Homme, objet actuel de notre étude. Il existe sur ce plan mânasique ou mental supérieur, dont le chapitre précédent a fait mention ; et la sphère de son activité s'étend aux trois mondes, physique, astral et mental, qui nous sont désormais familiers.
L'Homme commence la série de ses expériences en développant la "conscience en soi", sur le plan physique. C'est ici qu'apparait "la conscience à l'état de veille", que nous connaissons [122] tous, la conscience opérant par l'intermédiaire du cerveau et du système nerveux. C'est le mécanisme au moyen duquel nous raisonnons à l'ordinaire, déployant toutes les ressources de notre logique, nous remémorant les faits passés de notre incarnation actuelle, exerçant enfin notre jugement sur les affaires de la vie. Toutes les facultés mentales que nous reconnaissons en nous-mêmes sont le fruit du travail de l'Homme à travers les étapes antérieures de son pèlerinage, et sa soi-conscience ici-bas croît en netteté, en activité, en vivacité, à mesure que l'Individualité se développe, à mesure que, d'une vie à l'autre, l'Homme progresse.
Si nous étudions un individu très peu développé, nous verrons que son activité mentale consciente en soi est pauvre en qualité, restreinte en quantité. Il travaille exclusivement dans son corps physique, par l'intermédiaire du cerveau grossier et du cerveau éthérique. L'activité du système nerveux, visible et invisible, est continuelle, mais fort mal dirigée ; elle montre bien peu de discernement, bien peu de délicatesse du toucher mental. Quant à l'activité mentale proprement dite, le peu qui s'en manifeste est enfantin, puéril : l'Homme s'attache à des vétilles, un incident trivial suffit à l'amuser, son attention est attirée par les choses les plus mesquines, et les objets qui passent font toute sa joie. L'idéal est d'être assis à une fenêtre donnant sur [123] une rue animée, pour regarder passer gens et voitures, et faire des remarques sur les uns et les autres. La gaité est à son comble lorsqu'une personne bien habillée se laisse choir dans une flaque de boue, ou qu'un fiacre en passant l'éclabousse. L'âme n'a que peu de chose au-dedans d'elle-même pour y occuper son attention, c'est pourquoi elle court toujours au dehors, à seule fin de se sentir vivre.
Une des principales caractéristiques de ce bas degré d'évolution mentale est la suivante : l'homme qui accomplit, dans ses deux enveloppes physiques, ce travail préliminaire destiné à les mettre simplement en état de fonctionner comme véhicules de sa conscience, cet homme recherche toujours les sensations violentes. Il a besoin de s'assurer qu'il sent, et il n'apprend à distinguer les choses que s'il en reçoit des impressions fortes et vives. Cette étape du progrès humain, pour être élémentaire, n'en est pas moins indispensable ; sans elle, l'Homme serait constamment exposé à confondre les processus intérieurs à son organisme avec ceux extérieurs. Il doit donc apprendre l'alphabet du "moi" et du "non-moi", en établissant graduellement la distinction entre l'objet qui produit l'impression et la sensation consécutive résultant de cette impression ; ou, en d'autres termes, entre l'excitation et la réaction consécutive. [124]
On peut observer au coin des rues les types les plus grossiers appartenant à cette phase de l'évolution humaine. Rassemblés en petits groupes épars, nonchalamment appuyés contre un mur, ils profèrent de temps à autre quelque remarque stupide, suivie des éclats d'un rire bruyant et vide. L'observateur capable de pénétrer en leur cerveau constatera que ces êtres reçoivent, des objets qui passent, des impressions plus ou moins confuses, et qu'ils ne peuvent établir qu'un lien très imparfait entre ces impressions actuelles et d'autres analogues, subies antérieurement. Chez eux, en un mot, les impressions perçues font plutôt l'effet d'un tas de cailloux que d'une mosaïque régulièrement disposée.
Afin d'étudier le processus suivant lequel le cerveau éthérique et le cerveau grossier deviennent des véhicules de la conscience humaine, il faut nous reporter en arrière jusqu'au développement primordial de l'Ahamkâra, ou "conscience en soi", degré de l'évolution observable chez les animaux inférieurs qui nous entourent. Des vibrations provoquées par le choc des objets extérieurs sont mises en jeu dans le cerveau, transmises par lui au corps astral, et delà, sous forme de sensations, à la conscience. Mais aucun lien n'est encore établi entre ces sensations et les objets qui les ont provoquées, car la formation de ce lien constitue un phénomène mental bien déterminé : une perception. [125]
À partir du moment où la perception commence, la conscience se sert du cerveau physique et éthérique comme d'un véhicule à son usage, véhicule par le moyen duquel elle acquiert la connaissance du monde extérieur. Ce degré est passé depuis longtemps déjà pour notre Humanité ; mais sa répétition fugitive peut être observée lorsque la conscience humaine prend possession d'un nouveau cerveau après la naissance. L'enfant commence à remarquer, à faire "attention", comme disent les nourrices, c'est-à-dire qu'il établit le rapport entre une sensation qui s'élève en lui et l'impression produite sur son nouvel étui, ou son nouveau véhicule, par un objet extérieur. Il commence donc à "remarquer" l'objet, à le percevoir.
Après un certain temps, la perception d'un objet n'est plus nécessaire pour que son image soit présente à la conscience. L'Homme peut évoquer en sa pensée l'apparence de l'objet, alors qu'aucun de ses sens n'est en contact avec lui. Cette survie de la perception dans la mémoire constitue une idée, un concept, une image mentale ; et les images mentales ainsi accumulées forment la réserve amassée par la conscience dans le monde extérieur. C'est sur ce stock d'idées que la conscience commence son travail d'élaboration ; et la première période de ce travail sera l'arrangement, la coordination des idées, phase préliminaire du "raisonnement" dont ces idées feront l'objet. [126]
Le raisonnement vient ensuite et débute par la comparaison des idées entre elles ; puis il induit leurs rapports, d'après la simultanéité ou la séquence, maintes fois répétée, de deux ou plusieurs d'entre elles. Au cours de cette opération, la conscience de l'Homme s'est en quelque sorte repliée sur elle-même, ramenant en son intérieur les idées extraites des perceptions ; elle se met alors à l'oeuvre pour ajouter à ces idées quelque chose d'original, comme, par exemple, lorsqu'elle induit une séquence ou qu'elle relie les idées entre elles par un rapport de cause à effet. Elle commence à tirer des conclusions, elle commence même à prévoir l'avenir dans les cas où elle a pu établir une séquence, en sorte que, voyant apparaitre la perception considérée comme "cause", elle s'attend à voir suivre la perception considérée comme "effet". Poussant alors plus loin son travail d'élaboration, la conscience de l'Homme remarque, en comparant ses idées, qu'un grand nombre d'entre elles ont un ou plusieurs éléments en commun, tandis que les autres parties constituantes diffèrent. Les caractéristiques communes sont isolées du reste et réunies entre elles comme caractéristiques d'une classe. Les objets qui les possèdent sont groupés ensemble, et, lorsqu'un nouvel objet de ce genre est perçu, il est immédiatement classé avec les autres. Ainsi la conscience humaine organise graduellement en un Cosmos le Chaos [127] des perceptions avec lesquelles elle a commencé sa carrière mentale, et, de la succession ordonnée des phénomènes et, de la similitude des types trouvés dans la Nature, elle induit la notion de Loi.
Tout ceci est l'opération de la conscience dans et par le seul cerveau physique. Mais dans cette opération elle-même, nous pouvons déjà sentir la présence de ce que le cerveau à lui seul ne pourrait fournir. Le cerveau reçoit les vibrations ; la conscience, opérant dans le corps astral, transforme ces vibrations en sensations ; opérant enfin dans le corps mental, elle transforme les sensations en perceptions, puis accomplit toutes les opérations qui changent, comme nous l'avons dit plus haut, le chaos des perceptions en un cosmos harmonieux. Mais il y a plus : la conscience est illuminée d'en haut et guidée dans son travail par des idées qui, loin d'être fabriquées au moyen des matériaux fournis par le monde physique, s'y réfléchissent au contraire, directement, hors de l'Intelligence Universelle. Les grandes "Lois de la Pensée" règlent toute activité mentale, et l'action même de penser révèle leur préexistence, car c'est par elles et grâce à elles que cette action s'accomplit ; à défaut des Lois, penser serait impossible.
Il est presque superflu de remarquer que tous ces premiers efforts de la conscience cherchant à fonctionner dans son véhicule physique, ne vont [128] pas sans des erreurs continuelles, erreurs provenant tant de l'imperfection de la perception elle-même, que des fautes commises dans les opérations ultérieures du raisonnement. Les inductions hâtives, les généralisations effectuées sur des données insuffisantes, viennent fausser une grande partie des conclusions trouvées ; aussi les règles de la logique sont-elles formulées à seule fin de discipliner la faculté pensante et de lui permettre d'éviter les aberrations où son manque d'entrainement la ferait constamment tomber. Il n'en subsiste pas moins que la simple tentative, toute imparfaite qu'elle soit, de raisonner d'un objet à un autre est un indice distinct de la croissance de l'individu lui-même ; car cette tentative montre qu'il ajoute quelque chose de son cru aux informations fournies par l'extérieur.
Ce travail, accompli sur les matériaux rassemblés dans le mental, influe sur le véhicule physique lui-même. Le mental, lorsqu'il relie entre elles deux perceptions quelconques, engendre dans le cerveau des vibrations correspondantes. Il établit donc un lien entre les deux groupes de vibrations moléculaires qui ont donné naissance, respectivement, aux perceptions considérées. En d'autres termes, le corps mental, entrant en activité, agit sur le corps astral et ce dernier impressionne les corps éthérique et grossier, dont la substance nerveuse se met à vibrer sous l'impulsion [129] transmise. Cette action se manifeste, dans le cerveau, sous forme de décharge électrique, et des courants magnétiques, circulant entre les molécules et les groupes de molécules, donnent lieu à des interrelations extrêmement complexes. Ces courants laissent derrière eux, dans la substance cérébrale, ce que nous pourrons appeler un sillon nerveux, une ligne de moindre résistance ; et l'on conçoit facilement qu'un autre courant, ultérieur, éprouvera plus de facilité à suivre telle ligne, qu'à la traverser. Dès lors, si un groupe moléculaire cérébral, intéressé antérieurement par une vibration déterminée, est de nouveau excité à l'activité par la répétition, dans la conscience de l'Homme, de l'idée correspondante, le mouvement ainsi réveillé se propage spontanément le long du sillon formé par quelque association antérieure et met en mouvement un deuxième groupement moléculaire. Ce dernier transmet à la pensée, après les transformations nouvelles 15, une vibration qui se présente sous forme d'idée associée.
On voit par là toute l'importance de l'association, car ce fonctionnement automatique du cerveau peut devenir extrêmement gênant, comme, par exemple, lorsqu'une idée inepte ou ridicule a été associée à une pensée sérieuse ou sacrée. [130] La conscience évoque en elle-même la pensée sacrée, afin de méditer sur elle, et voilà que subitement, sans son consentement, l'idée inepte, évoquée à son tour par l'action spontanée du cerveau, vient montrer sa face grimaçante et faire irruption dans le sanctuaire qu'elle profane. Les Sages prennent garde à l'association et choisissent avec discernement leurs termes, lorsqu'ils parlent des choses sacrées, de crainte qu'un homme stupide et ignorant ne vienne à établir une association entre la pensée sainte et quelque autre idée sotte ou grossière, association qui, vraisemblablement, se répèterait par la suite dans la conscience de cet homme. Bien utile est le précepte du Maitre de la Judée : "Ne donnez pas aux chiens ce qui est sacré, et ne jetez pas vos perles aux pourceaux."
Un nouvel indice de progrès se montre lorsque l'Homme commence à régler sa conduite d'après les indications fournies par le travail interne de sa conscience, au lieu d'être mu par les impulsions du dehors. Il prend dès lors pour base de son activité sa propre réserve d'expérience accumulée ; il se souvient des évènements antérieurs, il compare entre eux les résultats qu'il a obtenus, dans le passé, en suivant telle ou telle ligne de conduite, et ses conclusions raisonnées guident seules sa détermination. L'Homme commence donc à projeter, à prévoir, à préjuger de l'avenir d'après le passé, à raisonner en avant [131] sur le souvenir de ce qu'il a laissé derrière lui. À ce point, son Individualité, l'Homme véritable en lui, entre dans une phase décisive de son développement. Il peut en être encore réduit à fonctionner dans son seul cerveau physique, sans aucune activité indépendante ; mais il n'en devient pas moins, dès lors, une conscience grandissante, qui commence à se comporter comme une Individualité réelle et sait choisir délibérément sa route, au lieu de flotter au gré des circonstances, ou d'être poussée de force, selon une ligne de conduite particulière, par quelque impulsion extérieure à son être. La croissance de l'Homme se montre donc nettement ici, il acquiert un caractère de plus en plus déterminé, une volonté de plus en plus puissante.
15 C'est-à-dire le passage du physique à l'astral, puis de l'astral au mental. (NDT)
Ceci nous aidera à comprendre exactement en quoi diffèrent l'Homme dont la volonté est forte, et celui qui manque de volonté. Ce dernier est mu du dehors, par les attractions et les répulsions extérieures ; tandis que l'Homme à volonté forte est mu de l'intérieur et maitrise à chaque instant les circonstances en faisant agir sur elles des forces appropriées, forces que sa réserve d'expérience accumulée lui permet de choisir. Cette réserve lui est de plus en plus accessible, à mesure que son cerveau physique devient plus docile, plus délicat et, par suite, plus réceptif. La réserve entière est dans l'Homme, mais seule, la portion qu'il parvient à transmettre à sa conscience [132] physique peut être utilisée par lui. C'est l'Homme lui-même qui possède la mémoire et fait le raisonnement, c'est l'Homme lui-même qui juge, choisit et décide ; mais il doit faire tout cela à travers son cerveau éthérique et grossier ; il doit opérer et agir par l'intermédiaire du corps physique, du système nerveux et de l'organisme éthérique qui s'y rattache. À mesure que le cerveau devient plus impressionnable, que la qualité de sa substance s'améliore, et que l'Homme en devient réellement le maitre, il peut l'employer à une plus parfaite expression de lui-même.
Comment devrons-nous, alors, nous, hommes vivants, procéder à l'entrainement des véhicules de notre conscience, afin d'en faire des instruments plus parfaits ? – Il s'agit d'étudier ici, non plus le simple développement matériel d'un véhicule, mais son entrainement par la conscience qui l'emploie comme instrument de sa pensée.
Afin de rendre plus utile son véhicule physique, à l'amélioration matérielle duquel il a déjà consacré son attention, l'Homme prend la détermination de l'entrainer à répondre, promptement et avec suite, aux impulsions qu'il lui transmet. Afin que son cerveau puisse répondre avec suite, lui-même pensera d'une manière suivie. Grâce à la séquence rigoureuse des impulsions ainsi transmises, il habituera son cerveau à penser avec séquence par groupements associés de [133] molécules, et non plus par vibrations dispersées, sans rapport entre elles. L'initiative vient de l'Homme, le cerveau ne fait qu'imiter : penser négligemment et sans suite, c'est faire prendre au cerveau l'habitude de former des groupements vibratoires sans liaison entre eux.
L'entrainement se divise donc en deux phases. D'abord, l'Homme, décidé à penser consécutivement, entraine son corps mental à enchainer les pensées entre elles et à ne plus jamais tomber au hasard sur une idée isolée et quelconque. Puis, en pensant ainsi, il entraine à son tour le cerveau physique qui vibre en réponse à sa pensée. De la sorte, l'organisme physique, nerveux et éthérique prend l'habitude de fonctionner systématiquement, et, lorsque son possesseur a besoin de lui, il est toujours à sa disposition, prêt à répondre promptement et avec régularité. Entre un tel véhicule, bien entrainé, et celui qui ne l'est pas, la différence est la même qu'entre les outils d'un ouvrier négligent, sales et émoussés, impropres à un usage immédiat, et ceux de l'ouvrier industrieux, toujours prêts à l'usage, affilés et propres, que leur maitre trouve immédiatement sous sa main, pour tout travail nécessitant son attention. C'est ainsi que le véhicule physique devrait être toujours prêt à répondre à l'appel du mental.
Le résultat de ce travail incessant, effectué sur le corps physique, ne se bornera nullement à [134] accroitre les capacités du cerveau. Chaque impulsion envoyée au corps physique a dû passer à travers le véhicule astral, exerçant, sur lui aussi, une action très nette. Nous avons vu, en effet, que la substance astrale est infiniment plus sensible aux vibrations mentales que la matière physique ; l'effet produit sur le corps astral, par la méthode d'entrainement que nous avons considérée, sera donc proportionnellement grand. Nous voyons donc apparaitre, parmi les résultats de cette méthode, les caractéristiques déjà signalées comme indiquant l'évolution du corps astral, à savoir, la netteté des contours de ce corps et l'achèvement de son organisation.
Lorsque l'Homme a appris à dominer le fonctionnement de son cerveau, lorsqu'il a appris la concentration, lorsqu'il est capable de penser comme il le veut, un développement correspondant se produit, chez lui, dans ce qu'il pourra appeler (s'il en a physiquement conscience) la vie du rêve. Ses rêves deviendront clairs, bien soutenus, rationnels, instructifs même. L'homme commence à fonctionner dans le deuxième véhicule de sa conscience, le corps astral ; il pénètre dans la deuxième grande région, ou le deuxième plan de la Conscience Universelle, et là, il agit dans son enveloppe astrale, indépendamment du corps physique.
Considérons un instant la différence entre deux hommes, tous deux "bien éveillés", c'est-à-dire [135] fonctionnant dans leur véhicule physique, mais dont l'un ne fait qu'utiliser inconsciemment son corps astral comme un pont entre le mental et le cerveau, tandis que l'autre l'emploie consciemment comme véhicule. Le premier n'a que la faculté de vision normale, ordinaire, toute limitée ; car son corps astral n'est pas encore un véhicule effectif de sa conscience. L'autre, au contraire, emploie la vision astrale et n'est plus limité par la matière physique, il voit à travers tous les corps physiques, il voit derrière eux comme devant, les murs sont pour lui transparents comme du verre ; il perçoit, en outre, les formes et les couleurs astrales, les élémentals et tous les êtres du plan astral. S'il se rend à un concert, les flots d'harmonie s'accompagnent pour lui d'éclatantes symphonies de couleurs ; s'il assiste à un discours, il voit, en couleur et forme, les idées de l'orateur et obtient une représentation de sa pensée, autrement complète que s'il n'entendait que le son des paroles. Car les pensées, symboliquement exprimées en paroles, sont aussi proférées en formes colorées et musicales, et revêtues de substance astrale, elles impressionnent le corps astral des auditeurs. Lorsque la conscience est pleinement éveillée dans ce corps, elle reçoit et enregistre toutes ces impressions additionnelles, et beaucoup de personnes, en s'interrogeant avec soin, devront avouer qu'elles reçoivent de l'orateur bien plus [136] que l'apport des simples paroles, quoiqu'elles puissent n'en avoir pas conscience sur le moment. Plusieurs trouveront dans leur souvenir des choses que l'orateur n'a point dites ; c'est parfois une sorte de suggestion, continuant et complétant la pensée exprimée, comme s'il se dégageait des mots un "je ne sais quoi", leur faisant revêtir un sens plus profond, que l'oreille seule ne pourrait percevoir. C'est là une expérience qui témoigne du développement du corps astral. L'Homme qui surveille sa pensée fait travailler inconsciemment son corps astral, qui, par le fait même, évolue et acquiert une organisation de plus en plus parfaite.
La "perte de conscience" pendant le sommeil est due, soit au manque de développement du corps astral, soit à l'absence de liens de communication consciente entre ce véhicule et le corps physique. L'homme ordinaire emploie son corps astral à l'état de veille, pour transmettre les courants mentaux à son cerveau physique. Mais, lorsque ce cerveau physique, seul récepteur habituel des impressions du dehors, n'est pas en fonctionnement actif, alors l'Homme se trouve un peu dans la même situation que David dans son armure neuve ; il n'est plus aussi sensible aux impressions qui lui viennent par l'intermédiaire du seul corps astral, à l'emploi indépendant duquel il n'est pas encore habitué. Bien plus, il peut apprendre à s'en servir indépendamment [137] sur le plan astral et ignorer totalement, au retour, l'emploi qu'il en a fait. C'est là une autre étape du lent progrès de l'Homme. Il commence donc à utiliser son corps astral dans la région qui lui correspond, avant de pouvoir établir un lien de continuité entre ce nouvel état de conscience et sa conscience à l'état de veille, sur le plan physique. Finalement, la connexion est établie, et l'Homme passe en pleine conscience d'un véhicule à l'autre ; il est libre quant au monde astral. Il a nettement élargi le champ de sa conscience à l'état de veille jusqu'à inclure le plan astral, et même lorsqu'il reste dans son corps physique, ses sens astraux sont entièrement à son service. On peut dire qu'il vit en même temps dans les deux mondes, entre lesquels il n'existe plus, pour lui, de séparation ; il parcourt désormais la terre comme un aveugle-né dont les yeux auraient été ouverts.
Au degré suivant de son évolution, l'Homme commence à travailler consciemment sur le troisième plan, le plan mental. Il y a déjà longtemps qu'il fonctionne sur ce plan, faisant naitre là, toutes les impulsions mentales qui prennent des formes si actives dans le monde astral et s'expriment par l'intermédiaire du cerveau dans le monde physique. Mais, lorsqu'il devient enfin conscient dans son corps, dans son véhicule mental, il s'aperçoit qu'en pensant il crée des formes ; il devient conscient de l'acte créateur [138] qu'il a exercé si longtemps sans y songer. Le lecteur pourra se rappeler une des lettres citées dans le Monde Occulte, lettre dans laquelle un Maitre dit que tout homme produit des formes-pensées, mais qu'il y a néanmoins à cet égard une différence essentielle entre l'homme ordinaire et l'Adepte, car l'homme ordinaire produit ces formes inconsciemment, tandis que l'Adepte les crée consciemment. (Le terme Adepte est ici employé en un sens très
large, comprenant des Initiés de divers degrés bien inférieurs à celui du Maitre.)
Parvenu au degré de son développement qui nous occupe ici, l'Homme voit croitre dans une large mesure son pouvoir de rendre service ; car lorsqu'il peut créer et diriger consciemment une forme-pensée (ou un élémental artificiel, selon la terminologie fréquemment usitée), il peut l'employer à travailler en des lieux où il lui semble préférable de ne pas se transporter lui-même en corps mental. Il peut ainsi oeuvrer de loin comme de prés et accroitre par là son utilité. Il contrôle ces formes-pensées à distance, les surveillant et les guidant dans leur travail, et faisant d'elles les agents de sa volonté.
À mesure que son corps mental se développe, et qu'il y vit et fonctionne consciemment, l'Homme prend connaissance de toute la vie plus large et plus vaste du plan mental. Il peut rester dans son corps physique, et être conscient, par [139] lui, des objets physiques qui l'entourent, tout en étant éveillé et pleinement actif dans le monde mental. Point n'est besoin d'endormir le corps physique pour faire usage des facultés supérieures. Le sens mental est continuellement employé pour recevoir de toutes parts les impressions du monde mental, en sorte que l'Homme perçoit simultanément les opérations mentales des autres et leurs mouvements physiques.
À ce point de son évolution – point relativement élevé, par rapport au reste de l'Humanité, quoique encore bas en comparaison de ce à quoi il aspire – l'Homme fonctionne consciemment dans son troisième véhicule, ou corps mental ; il se rend compte de toutes les actions qu'il accomplit dans ce corps, et acquiert l'expérience directe des pouvoirs et des limitations que comporte son emploi. Il apprend nécessairement aussi à se distinguer lui-même du véhicule dont il se sert. C'est alors qu'il sent le caractère illusoire du "moi" personnel, du "moi" du corps mental, qui n'est pas celui de l'Homme. Il apprend dès lors à s'identifier consciemment avec son Individualité qui réside en ce corps plus élevé, le corps causal, existant dans les plus hautes régions du plan mental, dans le monde arûpa. Il s'aperçoit enfin que lui-même, l'Homme véritable, peut se retirer du corps mental, le laisser derrière lui et, s'élevant toujours plus haut, rester néanmoins lui-même. [140] Il sait alors que ses multiples existences ne sont en vérité que les jours d'une seule vie, et qu'à travers elles toutes, lui, l'Homme vivant, conserve intacte son identité.
Passons maintenant aux liens, aux organes de transition qui relient entre eux les différents corps de l'Homme. Ces liens existent d'abord sans que l'Homme en ait conscience. Ils sont là, nécessairement, sans quoi l'activité humaine ne pourrait se transmettre du plan mental au plan du corps physique ; mais l'Homme n'est pas conscient de leur existence, ils ne sont pas activement vivifiés. Ils sont semblables à ce qu'on appelle, dans le corps physique., des organes rudimentaires. Tout étudiant en biologie sait que les organes rudimentaires sont de deux sortes : l'une nous montre les vestiges des phases traversées jadis par le corps dans son évolution ; l'autre peut fournir des indications sur le développement futur de l'être. Dans les deux cas, ces organes existent, mais ne fonctionnent pas ; leur activité dans le corps physique appartient soit au passé, soit à l'avenir ; elle est morte ou encore à naitre. Les liens que je me risquerai à appeler, par analogie, des organes rudimentaires du deuxième genre, relient le corps physique (grossier et éthérique) au corps astral, le corps astral au corps mental, le corps mental au corps causal. Ils ont une existence réelle, mais ils doivent être amenés à l'activité, c'est-à-dire [141] développés, et, comme leurs analogues physiques, ils ne peuvent être développés que par l'exercice. Le courant vital les traverse, le courant mental les traverse également ; par-là ils sont nourris et maintenus en vie. Mais pour les amener à fonctionner activement, l'Homme doit fixer sur eux son attention et faire porter sur leur développement toute la force de sa Volonté. L'action de la Volonté commence à vivifier ces liens rudimentaires, et, degré par degré, parfois avec une extrême lenteur, ils se mettent à fonctionner ; l'Homme commence, à les utiliser pour le transfert de sa conscience d'un véhicule à l'autre.
Il y a, dans le corps physique, des centres nerveux, de petits groupes de cellules nerveuses, par où passent et les impressions du dehors, et les impulsions du dedans, transmises par le cerveau. S'il se produit une perturbation dans l'un de ces centres, des troubles surviennent aussitôt dans la conscience physique. Il y a des centres analogues dans le corps astral ; mais chez l'Homme peu évolué, ils sont rudimentaires et ne fonctionnent pas. Ces centres sont les liens, ou organes de transition du physique à l'astral, de l'astral au mental. À mesure que l'évolution s'accomplit, ils sont vivifiés par la Volonté, qui délivre et conduit le "Feu-Serpent", appelé Kundalini dans les livres Indous. Le stage préparatoire à l'action directe qui libère Kundalini [142] consiste en l'entrainement et la purification de nos véhicules. Car, si cette purification n'est pas complète, le "Feu" est une énergie destructive, et non pas vivifiante. Voilà pourquoi j'ai tant insisté sur la purification, que j'ai donnée comme le stage préliminaire indispensable de tout véritable Yoga.
Lorsque l'Homme s'est mis en état d'être aidé, dans la vivification de ces liens, sans aucun danger pour lui-même, cette assistance lui est donnée, tout naturellement, par Ceux qui cherchent sans cesse l'occasion d'aider l'aspirant sincère et désintéressé. Alors, un beau jour, l'Homme se sent glisser, tout éveillé, hors de son corps physique, et, sans aucune rupture dans son état conscient, il s'aperçoit qu'il est libre. Lorsque le phénomène s'est répété plusieurs fois, le passage d'un véhicule à l'autre devient chose familière et aisée. D'ordinaire, lorsque le corps astral se dégage, au moment du sommeil, il y a une brève période d'inconscience, et, alors même que l'Homme fonctionne activement sur le plan astral, il ne parvient pas, au retour, à franchir consciemment cet intervalle. Inconscient en quittant son corps, il sera probablement inconscient en y rentrant. Il peut y avoir conscience pleine et active sur le plan astral, et néanmoins l'impression sur le cerveau physique sera identiquement nulle. Mais, lorsque l'Homme quitte son corps en pleine conscience, ayant développé [143] activement les organes de transition entre ses véhicules, alors il a jeté un pont sur le gouffre que cette période d'inconscience représente pour l'homme ordinaire. Désormais, ce gouffre n'existe plus pour lui ; sa conscience passe instantanément d'un plan à l'autre, et il se connait comme le même Homme sur tous deux.
Plus le cerveau physique est entrainé à répondre aux vibrations du corps mental, plus il est facile de franchir l'abime qui sépare le jour de la nuit. Le cerveau devient l'instrument, de plus en plus docile, de l'Homme, exerçant ses activités sous l'impulsion de sa seule Volonté, et répondant, comme un cheval bien dressé, à la plus légère pression du genou ou de la main. Le monde astral est ouvert à l'Homme qui a unifié ainsi les deux véhicules inférieurs de sa conscience. Ce monde lui appartient, avec toutes ses possibilités, avec tous ses plus vastes pouvoirs, avec ses occasions, plus belles, de rendre service et de porter secours. Alors vient la joie de porter aide à des âmes souffrantes qui ignorent d'où vient le soulagement de leur peine, de verser du baume sur des blessures qui semblent guérir d'elles-mêmes, de soulever des fardeaux qui deviennent miraculeusement légers aux douloureuses épaules sur lesquelles ils pesaient si lourdement.
Il faut plus que cela pour franchir l'abime qui sépare une vie d'une autre vie. Le transfert ininterrompu [144] du souvenir à travers jours et nuits signifie simplement que le corps astral fonctionne parfaitement, et que les liens qui le rattachent au corps physique sont en pleine activité. Si l'Homme veut franchir l'espace qui s'étend entre deux incarnations, il ne lui suffit plus de fonctionner, en pleine conscience dans son corps astral, ou même dans son corps mental. Car le corps mental se compose de la substance des niveaux inférieurs du monde mental, et ce n'est pas encore là le point de départ du processus réincarnateur. Le corps mental se désagrège à son heure, tout comme les véhicules astral et physique ; il ne peut donc rien transporter d'un bord à l'autre. – En un mot, l'Homme peut-il, oui ou non, fonctionner consciemment dans son corps causal, sur les niveaux supérieurs du plan mental ? Telle est la question d'où dépend pour lui le souvenir de ses incarnations passées ; car c'est le corps causal qui passe de vie en vie ; c'est en lui que tous les matériaux sont amassés ; c'est en lui que demeure toute l'expérience acquise. C'est là, en effet, que la conscience de l'Homme se retire finalement après chaque existence, pour redescendre ensuite vers une naissance nouvelle.
Suivons, rapidement, l'âme dans la série des phases de sa vie au sortir du monde physique, et voyons jusqu'où s'étend le royaume de la Mort. L'Homme se retire d'abord de la partie la [145] plus dense de son véhicule physique. Le cadavre abandonné se décompose graduellement et retourne au monde physique ; rien n'en subsiste, par où le lien magnétique du souvenir puisse se transmettre. L'Homme est alors revêtu de la portion éthérique de son corps physique. Mais au bout de quelques heures, il se débarrasse de cette enveloppe éthérique, qui, elle aussi, se résout en ses éléments. Dès lors, aucun souvenir se rapportant au cerveau éthérique n'aidera à franchir le gouffre. L'Homme passe dans le monde astral, et il y reste jusqu'à ce qu'il ait dépouillé son corps astral, tout comme les deux précédents ; le "cadavre astral", à son tour, se désagrège et restitue ses matériaux au monde astral, dispersant tout ce qui, en lui, eût pu servir de base au lien magnétique indispensable à la mémoire. L'Homme passe ensuite dans son corps mental et réside aux niveaux rûpa du Dévachan pendant des siècles, élaborant en facultés les expériences acquises et jouissant du fruit de ses oeuvres. Mais ce corps mental, lui aussi, est abandonné lorsque les temps sont mûrs, et que l'homme passe dans son corps causal, emportant avec lui l'essence de tout ce qu'il a recueilli et assimilé. Il laisse derrière lui le corps mental, qui se désagrège comme les précédents, car sa substance, quelque subtile qu'elle soit à notre point de vue, ne l'est pas encore assez pour passer outre dans les niveaux supérieurs du monde [146] mânasique. Le corps mental doit donc être abandonné, pour se fondre graduellement en la substance de la région à laquelle il appartient. Encore une fois, la combinaison se résout en ses éléments. Tout le long du chemin, l'Homme dépouille un corps après l'autre, et ce n'est qu'en atteignant aux niveaux arûpa du monde mental, qu'il cesse d'être soumis au sceptre de la Mort et à son action dissolvante. Il sort donc enfin du domaine de la Mort et demeure en son corps causal, sur lequel elle n'a aucun pouvoir et où il accumule tout ce qu'il a pu recueillir dans son pèlerinage. D'où ce nom de corps causal, car là résident toutes les causes efficientes des incarnations futures.
Il est clair, maintenant, que l'Homme doit commencer à agir en pleine conscience sur les niveaux arûpa du monde mental, dans son corps causal, avant que sa mémoire puisse franchir le gouffre de la mort. Une âme peu développée, abordant cette région, ne peut pas y demeurer consciente. Elle y pénètre, amenant avec elle les germes de toutes ses qualités ; un subit éclair de conscience illumine, un instant à peine, le passé et l'avenir, puis l'Égo ébloui retombe à l'instant vers l'incarnation. Il a apporté les germes avec lui jusqu'en son corps causal, et il les projette à nouveau en manifestation, sur chaque plan successivement. Ces germes attirent à eux, chacun selon son espèce, la substance qui convient [147] à leur expression. Ainsi, sur les niveaux rûpa du monde mental, les germes mentaux attirent autour d'eux la substance de ces niveaux pour former le nouveau corps mental, et la substance ainsi rassemblée met en évidence les caractéristiques mentales déterminées par le germe intérieur. Ainsi le gland s'épanouit en un chêne, attirant à lui pour cette fin, du sol et de l'atmosphère, les matériaux convenables. Le gland ne peut pas fournir un bouleau ou un cèdre : il ne peut donner qu'un chêne. De même le germe mental de l'Individu considéré doit se développer selon sa propre nature et selon nulle autre. C'est ainsi que Karma opère dans la construction des véhicules ; l'Homme récolte la moisson dont il a semé la graine. Le germe projeté hors du corps causal ne peut se développer que selon son espèce. Attirant à lui le germe de matière qui lui correspond et l'arrangeant en sa forme caractéristique, il reproduit fidèlement les qualités acquises par l'Homme dans le passé. Lorsque, de proche en proche, l'activité de l'être gagne le plan astral, les germes qui appartiennent à ce monde sont à leur tour projetés en manifestation, et ils agglomèrent autour d'eux les matériaux astraux et les essences élémentales susceptibles de servir à leur expression. Ainsi rentrent en scène les appétits, les émotions et les passions appartenant au corps du désir, ou corps astral de l'Homme ; reformés, tels qu'auparavant, dès son arrivée sur le plan astral. [148]
Pour que la conscience des vies passées puisse subsister, transmise à travers toutes ces transformations et tous ces mondes divers, il faut qu'elle existe en pleine activité sur ce plan élevé des causes, le plan du corps causal. Les gens ne se souviennent pas de leurs vies passées, parce qu'ils sont incapables d'utiliser consciemment leur corps causal comme véhicule de leur conscience ; ce corps n'a encore développé chez eux aucune activité fonctionnelle indépendante. Il est présent, néanmoins, il est l'essence de leurs vies, leur "moi" véritable, d'où procède tout le reste ; mais il ne fonctionne pas encore activement. Son activité est inconsciente, machinale ; il n'a pas encore atteint la "soi-conscience", et tant que cette condition n'est pas réalisée, pleinement réalisée, la mémoire ne peut franchir la succession des plans pour se transmettre d'une vie à l'autre. À mesure que l'Homme avance dans la voie du progrès, des lueurs fugitives, de plus en plus fréquentes, viennent illuminer des fragments du passé. Mais ces lueurs doivent se transformer en une lumière continue avant qu'aucun souvenir consécutif ne puisse se produire.
L'on pourra me demander : "Est-il possible d'encourager le retour de ces lueurs ? Est-il possible, pour l'être humain, de hâter le développement graduel de cette vie active de, sa conscience sur les plans supérieurs ?" – La personnalité [149] inférieure peut oeuvrer vers ce but, si elle en a la patience et le courage. Elle peut chercher à vivre, de plus en plus, dans le "Soi" permanent, à retirer de plus en plus sa pensée et son énergie des intérêts triviaux et éphémères de la vie extérieure. Je n'entends pas par-là que l'Homme doive devenir rêveur, abstrait, n'être plus qu'un membre errant et inutile de la société comme de la famille. Au contraire, tous ses devoirs envers le monde seront remplis, et cela, avec la perfection qu'exige la dignité même de celui qui les remplit. Il ne peut plus oeuvrer imparfaitement et maladroitement, comme l'Homme moins évolué ; car pour lui, le devoir, c'est le devoir, et, tant qu'il lui reste une dette impayée envers l'un quelconque des êtres qui sont dans le monde, cette dette doit être acquittée jusqu'au dernier centime. Chaque devoir sera donc accompli avec toute la perfection possible, avec toute la puissance de ses facultés, avec l'attention la plus soutenue. Mais il ne placera pas en ces choses son intérêt ; sa pensée ne s'attachera pas au résultat de ces actions. Chaque fois qu'il sera libre, son devoir accompli, sa pensée se reportera à l'instant vers la vie permanente ; avec toute la force de ses aspirations, il s'élèvera vers les plans supérieurs, et là, il commencera à vivre sa vraie vie, appréciant à leur juste non-valeur les trivialités de la vie du monde. Grâce à cette application constante, [150] jointe à l'effort continu d'entrainement à la pensée haute et abstraite, l'Homme commencera à vivifier les liens de transition entre ses états conscients successifs, et à ramener graduellement en sa vie inférieure cette conscience infiniment plus vaste que la sienne, et qui est cependant son véritable "Soi".
L'Homme est réellement un et le même, quel que soit le plan sur lequel il fonctionne ; et son triomphe est accompli lorsqu'il fonctionne sur les cinq plans à la fois, sans aucune rupture dans son état conscient. Ceux que nous appelons les Maitres, les "Hommes devenus parfaits", fonctionnent, dans Leur conscience à l'état de veille, non seulement sur les trois plans inférieurs, mais sur le quatrième, le plan de l'Unité, appelé Tourîya dans le Mandoukyopanishad, ainsi que sur le cinquième plan, celui de Nirvâna, plus élevé encore. Pour eux, l'évolution est accomplie ; le parcours de notre cycle actuel a été définitivement achevé, et ce qu'Ils sont, tous, nous le serons un jour, au terme de notre lente ascension. Ce terme, c'est l'unification de notre conscience ; les véhicules subsistent pour l'usage de l'Homme, mais ne sont plus capables de l'emprisonner ; l'un quelconque d'entre eux peut être employé, à volonté, selon la nature du travail qui doit être accompli.
Ainsi s'achève, la conquête de la Matière, de l'Espace et du Temps. Pour l'Homme unifié, [151] leurs barrières n'existent plus. Au cours de son ascension, il a pu sentir décroitre, sans cesse, l'empire de leurs limitations sur lui. Déjà sur le plan astral, la matière est impuissante à diviser comme ici-bas ; elle ne peut plus le séparer de ses frères avec la même efficacité. Le déplacement, en corps astral, est tellement rapide, que l'espace et le temps peuvent être considérés comme étant pratiquement conquis ; car, bien que l'Homme ait encore la notion de l'espace parcouru, son passage est tellement rapide, qu'aucune distance sur terre ne peut séparer l'ami de l'ami. Cette première conquête seule suffit pour réduire à néant la distance physique.
S'élevant ensuite au plan mental, l'Homme se trouve maitre d'une nouvelle puissance : lorsqu'il pense à un lieu, il y est présent ; lorsqu'il pense à un ami, cet ami est là, devant lui. Dès le troisième plan, toutes les barrières de la matière, de l'espace et du temps n'existent plus pour la conscience humaine : elle est instantanément présente, à volonté, en n'importe quel lieu. Tout ce que l'Homme veut voir est vu à l'instant, dès que son attention s'y porte ; tout ce qui est perçu est perçu en une impression unique. L'espace, la matière et le temps, tels qu'ils sont connus dans les mondes inférieurs, ont disparu ; la succession n'existe plus, dans l'éternel maintenant.
S'élevant plus haut encore, l'Homme voit [152] s'abattre d'autres barrières à l'intérieur même de sa conscience, et il se sait un avec d'autres consciences, avec d'autres êtres vivants ; il peut penser comme eux, sentir comme eux, savoir comme eux. Il peut rendre leurs limitations siennes pour l'instant, afin de comprendre exactement leur manière de penser, tout en conservant intacte sa propre conscience et la notion de son Individualité. Il peut utiliser sa connaissance plus vaste, pour aider au travail de la pensée plus étroite, plus resserrée, en s'identifiant à elle afin de desserrer doucement ses liens par une expansion graduelle. Il remplit des fonctions toutes nouvelles dans la nature, dès que, se rendant compte de l'unité du Soi en toutes choses, il déverse les énergies de son être du plan de cette Unité même. Il peut s'identifier, lorsqu'il le veut, avec les animaux inférieurs eux-mêmes, pour sentir comment le monde existe à leurs yeux et leur donner exactement le secours dont ils ont besoin, l'aide qu'eux-mêmes désirent et cherchent dans le tâtonnement de leur aveugle effort.
Dès lors, la conquête de l'Homme n'est donc pas pour lui seul, mais pour tous ; et s'il acquiert de plus vastes pouvoirs, c'est uniquement pour les mettre au service de l'immense chaine des êtres qui se pressent à sa suite sur l'échelle de l'évolution. Voilà comment il devient Soi-conscient dans le monde entier ; voilà pourquoi il a [153] appris à vibrer en réponse à chaque cri de douleur, à chaque élan de joie ou de tristesse. Tout est atteint, tout est consommé, et le Maitre est l'Homme "qui n'a plus rien à apprendre". Par là nous ne voulons pas dire que toute la connaissance possible soit, en un même instant donné, présente à Sa conscience ; nous voulons seulement dire qu'en ce qui concerne le degré d'évolution atteint par Lui, il n'est rien qui Lui soit caché, il n'est rien, dont il ne devienne pleinement conscient dès qu'Il y tourne Son attention. Dans notre cycle actuel d'évolution, de tout ce qui vit – et toute chose vit – il n'est rien qu'Il ne puisse comprendre, rien, par suite, qu'Il ne puisse aider.
Tel est l'ultime triomphe de l'Homme. Tout ce dont j'ai parlé serait futile, sans valeur, si cela devait être acquis pour l'étroite et mesquine chose qu'ici-bas nous appelons notre "moi". Tous les degrés, ami lecteur, dont j'ai voulu te montrer le chemin, ne vaudraient pas l'effort de l'escalade, s'ils étaient destinés à te déposer enfin sur quelque pic isolé, loin de tous tes frères pécheurs et souffrants, au lieu de te conduire au coeur même des choses, où vous êtes, eux et toi, éternellement un. La conscience du Maitre rayonne à son gré dans le sens où Il l'oriente, elle s'assimile à tout point vers lequel Il la projette, elle sait tout ce qu'Il veut savoir ; et cela, afin qu'Il n'y ait rien dans Son Univers, qu'Il ne [154] puisse sentir, rien qu'Il ne puisse réchauffer dans son sein, rien qu'Il ne puisse fortifier, rien qu'Il ne puisse aider à évoluer.
Pour Lui, le monde entier est un vaste "Tout" évoluant, et le rôle qu'Il y joue est celui d'une Force consciente aidant à cette évolution. Il est capable de s'identifier Lui-même avec un degré quelconque de l'échelle de vie, pour donner à ce degré le secours approprié. Il aide les royaumes élémentals à évoluer vers la matière ; il aide de même l'évolution ascendante du minéral, du végétal, de l'animal, de l'Homme, chacune selon son espèce. Il aime et aide tout "comme Lui-même", car la gloire de Sa vie, c'est que tout est Lui-même, et que néanmoins Il peut aider tout, conscient, dans l'acte même d'aider, de Sa propre identité avec ce qu'Il aide.
Le mystère du "comment cela peut être" se dévoile graduellement de lui-même, à mesure que l'Homme évolue, et que sa connaissance s'élargit pour embrasser un champ toujours plus vaste, devenant en même temps sans cesse plus vivante, plus intense, sans perdre jamais la notion du "soi". Lorsque le point est devenu la sphère, la sphère se trouve être le point ; chaque point contient toutes choses, et il se sait un avec chaque autre point. L'extérieur est vu comme n'étant que le reflet de l'intérieur ; la seule réalité est la Vie Une, et la différence, une illusion à jamais dissipée.
FIN DU LIVRE