I
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LA CONSTRUCTION DE L'UNIVERS
A
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LE SON
La première impression que les grandes Écritures de la nation indoue produisirent sur la pensée européenne fut quelque peu étrange et saisissante. Un conflit d'opinions s'éleva entre les penseurs européens sur l'origine et la valeur de cette ancienne littérature ; d'une part on y reconnaissait une profonde philosophie ; d'autre part la découverte d'une pareille philosophie, chez des peuples regardés comme moins civilisés que leurs critiques, donna lieu à de nombreuses controverses au sujet de l'origine de ces livres et des influences qui avaient présidé à leur conception. Même aujourd'hui que la profondeur de leur philosophie est admise, que la grandeur et la sublimité de leur pensée ne sont plus mises en doute, on rencontre des hommes comme le professeur Max Müller, qui ont consacré leur vie à l'étude de ces livres, et qui cependant parlent des Védas comme du bégaiement d'un peuple enfant, niant la possibilité d'y découvrir aucune espèce de doctrine secrète, dissimulée sous le voile du symbolisme ou de l'allégorie. Les penseurs occidentaux me paraissent [12] incapables de comprendre qu'une race, tout en étant dans l'enfance, peut avoir des Instructeurs divins ; qu'une civilisation, tout en étant à l'âge de sa croissance, peut grandir sous la direction de Ceux qui sont spécialement illuminés par l'Esprit divin. C'est pourquoi les penseurs occidentaux ne pouvaient reconnaitre la valeur des Écritures ; ils n'ont vu cet ancien peuple qu'en masse, sans comprendre la noblesse des Instructeurs, des Guides qui se tenaient au-dessus. En s'efforçant de découvrir aux Écritures une origine purement humaine, ils ont pitoyablement échoué dans leur analyse ; car dès lors qu'on rejette le divin, la croissance d'une nation devient incompréhensible ; lorsqu'on méconnait la divinité dans l'homme, on ne peut acquérir aucune notion exacte de philosophie, de religion ni de civilisation.
Dans ces conférences je veux essayer de justifier les Écritures indoues, quelque imparfait que soit cet effort, et de prouver qu'elles renferment la philosophie la plus profonde et la science la plus large en même temps que la religion la plus encourageante ; que la science occidentale commence à peine à fouler le sentier si clairement tracé par elles ; que les connaissances qui commencent à poindre en Occident, grâce à l'observation du monde extérieur, peuvent être acquises plus rapidement en étudiant les écrits de ceux qui observaient l'univers du dedans et non du dehors. Aussi lisons-nous que dans la chambre du Lotus, située dans le coeur, et dans son espace rempli [13] d'éther, on peut découvrir tout ce qui se rencontre dans le monde extérieur.
"En lui existent à la fois le ciel et la terre, Agni et Vayou, le soleil et la lune… ; et tout ce qui existe dans cet univers 1…" est là, de sorte que l'homme, en découvrant son Esprit, découvre par là même tout ce qui existe dans le Cosmos. Et ceci n'est pas seulement très poétique, c'est scientifiquement exact ; car en développant réellement les yeux de l'Esprit, les yeux qui voient à travers tous les voiles de la nature extérieure, nous pouvons acquérir des connaissances à la fois plus exactes et plus profondes que par les seules observations des yeux de la chair.
Dans cette direction, nous avons été puissamment aidés par cette dame russe, cette grande Instructrice que nous connaissons sous le nom d'Héléna Pétrovna Blavatsky. Ce qui peut déterminer sa valeur pour le monde, ce n'est pas de savoir si elle était ou non capable d'accomplir certaines actions miraculeuses, si elle était une magicienne extraordinaire ou une simple prestidigitatrice. Ce n'est pas sur ces points que la postérité basera son jugement. À mon avis, ces soi-disant merveilles sont choses assez insignifiantes, et bien qu'intéressantes à certains points de vue, je considère leur importance comme relativement minime.
Sa réelle valeur consiste en ce qu'elle nous a révélé le secret de la Connaissance antique, en ce [14] qu'elle a mis entre nos mains les clefs grâce auxquelles nous pouvons nous-mêmes ouvrir les portails du sanctuaire intérieur, en ce qu'elle est venue, instruite dans les choses de l'Esprit et prête à nous expliquer comment nous diriger personnellement dans la voie tracée par elle, de façon que ceux qui auront appris cette philosophie ésotérique, appelée aujourd'hui Théosophie, puissent trouver dans les Védas et les Pourânas des instructions qui restent cachées aux lecteurs ordinaires.
C'est ainsi qu'elle a agi en grande Instructrice ; car elle a joué le rôle que remplissait autrefois le Maitre envers son disciple ; elle nous montre le sens profond des Écritures, nous ouvre la voie du progrès spirituel et nous rend ainsi capables de nous élever jusqu'à l'antique sagesse des temples.
Pour justifier ce point de vue, je prendrai certaines doctrines des anciennes écritures indoues, et j'essayerai de vous montrer à quel point elles se trouvent éclaircies et facilitées par la lumière qu'y projette la lecture des volumes de la Doctrine secrète. Je me servirai également des résultats les plus avancés de la Science moderne, pour vous faire voir comment la Doctrine secrète, qui est en réalité l'enseignement le plus ancien de l'Inde, s'appuie d'un côté sur ce qu'en Occident nous appelons la Science, et de l'autre côté sur les Écritures de l'Orient ; celles-ci à leur tour deviennent plus intelligibles, plus cohérentes, et leurs apparentes contradictions s'effacent, lorsqu'on les examine à la lumière de ces doctrines [15] secrètes dont une partie seulement a été donnée au monde.
1 Chhândogyopanishad, VIII, I, 3.
Je ne puis, dès le début, traiter cette question de la construction de l'Univers, au point de vue de la science telle qu'elle est comprise en Europe ; car la science européenne ne s'occupe pas du commencement des choses. Elle prend la manifestation déjà parvenue à un point donné, et par conséquent ne nous dit rien du premier bourgeonnement de l'univers dans l'existence ; elle ne s'occupe aucunement de ce qui précède le moment où la Matière revêt une forme appréciable par les sens physiques, ou du moins capable de fournir un point d'appui aux échafaudages de l'imagination, qui se conforme au plan de sens physiques. Tyndall a parlé du rôle de l'imagination dans la science, de sorte que nous pouvons rester dans les limites scientifiques tout en avançant au-delà des limites actuelles des sens. On a renoncé à prétendre, comme on le faisait il y a une trentaine d'années, qu'il n'y ait de vrai que ce qui peut être perçu par les sens. Les progrès de la science ont renversé cette affirmation. Mais elle soutient encore que rien ne peut être compris dans son domaine en dehors des concepts fournis par l'intelligence d'après les faits recueillis par les sens ; de sorte qu'en traitant de l'existence du Cosmos manifesté, votre pensée ne devrait pas dépasser des conceptions matérielles ou déjà appuyées sur des phénomènes matériels bien observés. Autrement dit, vous pouvez aller plus loin que l'agrégat de matière visible et poser, en principe, [16] l'existence de l'atome, qui est invisible, et ne peut être perçu que par un effort d'imagination scientifique ; mais il ne vous est pas permis d'aller au-delà de ce que cette imagination peut construire avec les matériaux fournis par les sens. Il est vrai que Crookes s'est occupé de la construction de l'atome : mais encore n'est-il pas allé plus loin que le protyle ou matière originelle. La science ne veut pas aller au-delà : elle refuse de pénétrer davantage l'origine des choses et de se demander si l'on pourrait concevoir un développement et une évolution antérieure à ce protyle. Pour explorer ces origines, nous ne pouvons nous appuyer que sur la Doctrine secrète et sur les écritures ; il faut attendre d'être un peu plus avancés dans notre raisonnement pour appeler à notre aide la critique scientifique.
Du moins, pour que ce raisonnement soit complet à notre propre point de vue, je veux rapidement comparer l'origine des choses d'après les Shâstras et d'après le livre intitulé la Doctrine secrète ; nous pourrons ainsi constater, je l'espère, que l'exposé méthodique présenté dans ce livre est d'un secours inappréciable au sein de la profusion quelque peu confuse avec laquelle les Shâstras nous présentent les aspects divers de l'évolution. Car il faut vous souvenir que des voiles ont été jetés à dessein sur ces Écritures mises entre nos mains. En les lisant successivement, nous ne pouvons pas toujours nous faire une idée suivie de l'ensemble ainsi présenté par fragments ; aussi gagnerons-nous beaucoup de temps en jetant [17] un coup d'oeil rapide sur cet ensemble ; ensuite, dès que nous trouverons un fragment, nous pourrons le mettre à sa véritable place dans l'édifice que nous nous efforçons de construire ; le plan architectural que nous a positivement fourni Mme Blavatsky nous évitera l'inconvénient de conserver nos connaissances à l'état fragmentaire.
Voyons d'abord comment les Shâstras nous décrivent l'origine des choses : il y a ici une différence entre les Pourânas et les Oupanishads. Les premiers donnent plus de détails, grâce à leurs descriptions successives, tandis que les seconds fournissent un point de vue plutôt philosophique que cosmologique, surtout lorsque, prenant pour point de départ l'Esprit de l'homme, ils indiquent la manière de le relier à sa véritable source. Il en résulte une différence dans la façon dont ces deux grandes divisions des Shâstras représentent l'univers, et je veux vous indiquer une divergence particulièrement embarrassante pour le lecteur, qui se demande parfois s'il est possible de concilier les deux systèmes.
Tout d'abord, – si je puis employer un paradoxe apparent, qui est cependant une vérité, – je dois dire que dès "l'origine des choses" la pensée se trouve repoussée encore plus loin ; car "origine des choses" signifie manifestation, différenciation, et le mot "choses" lui-même implique l'existence manifestée. Or avant le manifesté, il doit y avoir l'Unique ; la science européenne le reconnait elle-même et déclare avec raison que cette unité est inscrutable et que le phénomène [18] seul peut être soumis à l'analyse ; cependant l'existence de ce qui est au-delà du phénomène est rarement contestée, sauf peut-être dans quelques petites écoles qui voient dans l'Univers un chaos de phénomènes changeants, sans comprendre l'unité fondamentale à laquelle ils se rattachent tous. En général, lorsque la science devient philosophique, l'Unité est posée en principe comme inconnaissable et insaisissable par la pensée humaine. Mais la philosophie indoue possède une conception plus profonde encore de l'univers, car ce que la pensée humaine ne peut atteindre se trouve encore, pour ainsi dire, à la limite extérieure de la manifestation ; et en arrière de cette limite, au-delà même de Brahman, – qui est représenté comme invisible, intangible, insaisissable même par la pensée, qui ne peut être prouvé et dont la seule preuve réside dans la croyance de l'âme, – plus loin que tout cela, la pensée indoue pose encore en principe ce qui n'a pas de nom, ce qui ne peut être désigné que par une épithète, "l'au-delà de Brahman" le Para-Brahman de la philosophie, "inchangeable Vishnou" du Vishnou-Pourâna.
Or, sur CELA sur cet inchangeable Vishnou, on ne peut rien dire, on ne peut rien penser. La pensée et la parole n'ont plus rien à voir dans cette région, car nous ne pouvons commencer à penser et à parler que lorsque la manifestation se produit et que de ces ténèbres insondables s'élance le premier tressaillement, qui est la Lumière, la possibilité de l'existence manifestée.
Et maintenant nous arrivons dans les écritures [19] à la première de toutes les manifestations, à ce qui est désigné, remarquez-le bien, tantôt comme manifesté et tantôt comme non-manifesté ; non-manifesté en soi-même, mais manifesté en tant que générateur. Car notre pensée plonge, pour ainsi dire, vers Brahman, bien que Brahman lui-même soit insaisissable pour la pensée humaine. Et nous trouvons Brahman, ou son équivalent, désigné dans ces deux grandes sources d'étude, les Oupanishads et les Pourânas, comme triple en lui-même, quoiqu'il ne se manifeste pas directement comme triple ; c'est l'Unité, mais avec une triplicité intérieure, latente et repliée sur elle-même, qui apparaitra graduellement et successivement dans ses manifestations et rendra possible l'univers des choses. Brahman lui-même est essentiellement triple : et, soit que vous le considériez, avec la Taittirîyopanishad, comme "Vérité, Connaissance et Infinité", soit que vous le désigniez par cette série qui nous est plus familière "Existence, Béatitude et Pensée", en réalité, sous des mots différents c'est la même conception, "Sat-Chit-Ananda", selon la formule bien connue du Suprême, et qui est simplement un synonyme de l'expression employée dans l'Oupanishad en question. Qu'est-ce après tout que Satyam, Gnyânam, Anantam 2, sinon des termes divers par lesquels l'homme s'efforce en vain de représenter des réalités ; et qu'importe qu'il emploie l'une ou l'autre de ces formules ? Ce qu'il faut bien saisir, c'est [20] que ces réalités se trouvent en puissance dans la première Émanation, c'est que le commencement du Cosmos n'est que le développement en manifestation de cette triple force latente, ou le passage de la potentialité à l'activité.
2 Taittirîyopanishad, Brahmânanda Vallî, 1er anuvâka.
Or nous trouvons dans le Vishnou Pourâna un passage exprimant la même pensée de la trinité latente ; la première manifestation de Vishnou est Kâla, le Temps, qui n'est ni Matière ni Esprit, mais subsiste après que tous deux ont disparu en lui. Vous vous rappelez qu'il est dit dans le second chapitre du Vishnou Pourâna que Pradhâna est l'essence de la Matière, Pourousha, l'essence de l'Esprit, et que lorsqu'ils disparaissent, la forme de Vishnou, qui est le Temps, persiste ; voilà le concept du Temps sans commencement ni fin, qui se tient pour ainsi dire en arrière des manifestations subséquentes, les relie et les rend possibles.
Puis nous arrivons à la seconde étape, qui dans ce Pourâna est désigné sous le nom de Pradhâna-Pourousha, essence de la Matière et essence de l'Esprit ; c'est le Deux sorti de l'Un, et cela représente la manifestation, et c'est pour cela que Brahman est représenté comme étant à la fois manifesté et non manifesté. En lui-même il est non manifesté ; mais il est manifesté lorsque les Deux sortent de l'Un, et cette dualité rend le Cosmos possible.
Nous pouvons trouver dans bien d'autres livres de nombreuses expressions qui rendent cette même pensée de dualité, sur laquelle Subba Rao a tant insisté. Tous les penseurs regretteront la mort de [21] ce philosophe, dont l'oeuvre aurait si puissamment contribué à cette unification de la pensée occulte et de la pensée publiée. Moûlaprakriti et Daiviprakriti ne sont que des termes différents pour désigner ce que la pensée grecque a nommé le Logos. On nous donne aussi le mot "Vyaya", extensible, qui représente l'unique caractéristique de Pradhâna ; on ne peut pas encore commencer à décrire, parce qu'il n'y a pas encore d'attributs évolués, mais il y a l'unique caractéristique de l'extensibilité, qui implique toujours une possibilité de forme, ce qui va prendre des apparences multiples ; et il y a aussi ce qui doit apparaitre dans la forme, Pourousha, ce modeleur qui travaille Pradhâna, et rend ainsi possible le déploiement de l'univers manifesté. Il y a enfin, toujours d'après le Vishnou-Pourâna, la troisième étape, Mahat, qui sera la force de contrôle et de direction, qu'on pourra appeler le Législateur, qui, en toute circonstance, guidera l'évolution de l'univers suivant une ligne harmonieuse, raisonnable, et jusqu'au bout. Je ne puis m'empêcher ici de vous faire remarquer que je viens de me servir d'une pensée récemment émise par le professeur Huxley. Dans Evolution and Ethics (p. 35) 3, il parle d'une intelligence qui "pénètre l'univers" et dont il a fini par reconnaitre l'existence, après avoir pendant tant d'années professé l'agnosticisme. Cette Intelligence dont il est obligé d'admettre la qualité pénétrante est essentiellement la [22] même chose que Mahat, la conception fondamentale d'une intelligence sans autres limites que celles qui lui sont imposées par le fait même de la manifestation.
Ces trois phases, exposées d'une façon si claire et si précise dans le Vishnou-Pourâna, sont assez difficiles à suivre dans les Oupanishads ; mais je tiens à dire, avant de quitter leur exposé dans le Pourâna, que ces Trois ne sont que le développement de l'Un, du Sat-chit-ânanda qui se trouve latent dans le premier. Vous les différenciez dès que vous les considérez comme Trois. Le premier est alors Sat, la pure existence. Que peut être le second, qui est double, sinon Ananda ? car la félicité implique la dualité. Et qu'est-ce que Mahat, sinon Chit en manifestation ? C'est donc bien par un procédé de déploiement, comme je vous le disais, que tout ce qui est latent dans l'Un devient manifesté dans le Trois. Ce développement est un peu voilé dans les Oupanishads ; elles ont une tendance à passer directement du Brahman, en qui tout est latent, à l'Esprit dans l'homme, qui est Brahman dans le coeur, le Logos de l'âme individuelle ; on trouve néanmoins çà et là des passages indiquant que les Oupanishads contiennent des traces de la même pensée que celle qui a été plus complètement développée dans les écrits pourâniques.
Dans la Mundakopanishad, il est dit que de Brahman procède la Vie, – qui est Ananda, – et l'Esprit, qui est Chit ; puis viennent les cinq [23] éléments, l'éther, l'air, la lumière, etc. 4. C'est en somme la même succession, mais l'auteur s'y arrête moins, son objet principal n'étant pas d'exposer le développement du Cosmos. On trouve également dans la Brihadâranyakopanishad la trinité "Vie, Nom et Forme" ; la Vie d'abord, d'où procèdent les Deux et qui est cachée par le Nom et la Forme, ce qui revient à dire que le Premier est voilé par sa double manifestation. La Kathopanishad présente encore la même idée dans la série de recherches tracées pour ceux qui veulent s'élever vers l'Esprit ; après le passage de Manas à Buddhi et de Buddhi à l'Atmâ, on trouve au-delà d'Atmâ le Non-manifesté, puis encore au-dessus la grande âme appelée Pourousha. On arrive ainsi à cette constatation très suggestive qu'entre l'Esprit qui est en l'homme et ce au-delà de quoi il n'y a rien, on ne trouve qu'un degré, le "Non-manifesté". Quel dessein se cache sous cette exposition non plus triple, mais unique ? C'est de montrer à ceux dont les yeux sont ouverts l'Unique interposé entre l'Esprit dans l'homme et Ce qui est inconnaissable ; car le Logos de l'âme est unique, et unique est le Rayon dont le reflet dans le coeur est l'Esprit ; ainsi l'Oupanishad, se proposant de nous faire découvrir l'unité de l'Esprit avec son Seigneur, laisse de côté tout ce qui n'est pas le Logos unique auquel appartient l'Esprit ; le Cosmos disparait lui-même avec sa multiplicité quand l'Esprit recherche sa propre source. [24]
3 Évolution et Éthique.
4 Mundaka, II, I, 3.
Si maintenant l'on abandonne les Écritures proprement dites pour continuer cette esquisse d'après la Doctrine Secrète – c'est-à-dire d'après l'ouvrage qui porte ce nom, – la simplicité et la clarté avec laquelle y sont présentés ces renseignements compliqués fait l'effet d'un fil conducteur au milieu des difficultés des textes indous. Basé sur les mêmes fondations que les Shâstras, cet enseignement pose d'abord en principe l'existence de Parabrahm, dont on ne peut rien dire, puis nous présente les trois Logoi : le mot Logos est employé parce qu'il est mieux connu en Occident, et parce qu'il a une signification particulière par rapport à la construction de l'Univers, ainsi que je le montrerai en parlant du Son. Le mot Logos lui-même implique le Constructeur, puisque le son proféré est le grand Constructeur de toutes les formes manifestées. Puis on nous trace la succession de ces trois Logoi, identiques, sous un autre nom, à l'ancienne Trimoûrti que nous avons étudiée dans les Écritures : d'abord le premier Logos, qui n'apparait que pour disparaitre, et que l'on appelle le Non-manifesté, car il n'est pas manifesté par rapport au Cosmos : il ne peut se manifester qu'à l'Esprit dans l'homme, qui est un avec lui-même ; puis vient l'Un différencié, le Deux, ou pour employer l'expression occidentale, la dualité représentée comme "Esprit-Matière" : non pas Esprit et Matière : il n'y a là que les deux aspects de l'Unique, qui, séparés même par la pensée, donneraient pour point de départ une conception erronée. L'univers ne provient pas de [25] l'Esprit et de la Matière, conçus comme séparés, mais évolue de l'Esprit-Matière, ou de l'Unique, sous un double aspect. C'est pourquoi ce second Logos comprend, comme je l'ai dit, l'aspect d'Ananda, et H. P. Blavatsky insiste fortement sur cette unité fondamentale qui devient duelle en manifestation : Esprit-Matière, Pourousha-Pradhâna, les deux premiers aspects de l'Un sans second. Puis, s'efforçant de donner au chercheur attentif, sur ce sujet profondément symbolique, une allusion qui lui permette de découvrir le mystère fondamental du Cosmos, la voilà qui traite du symbolisme lunaire et place tout à coup cette phrase :
"Le magnétisme lunaire engendre la vie, la préserve et la détruit : et Soma renferme le triple pouvoir de la Trimoûrti, bien qu'il passe inaperçu pour les profanes 5."
Un peu plus loin elle parle de :
"L'Essence divine unique non manifestée engendrant continuellement un second Soi manifesté, second Soi qui, étant androgyne dans sa nature, donne naissance d'une façon immaculée à toutes les choses macrocosmiques et microcosmiques dans cet univers 6."
5 Doctrine Secrète, 2e vol., (1re éd.), p. 119.
6 Op. cit., p. 120.
Cette phrase, où l'auteur fait intervenir la lune d'une façon curieuse, renferme la clef de la plupart des allégories qui expliquent les commencements si obscurs de la construction de l'Univers. D'un côté le soleil et de l'autre la lune, la lumière [26] et l'eau ; le feu et l'eau sont partout et c'est grâce à eux que l'univers peut être construit ; le feu et l'eau sont simplement les synonymes d'Esprit et de Matière, et ils expriment la dualité du second Logos. Dans cette seconde manifestation le feu représente Daiviprakriti ou la Lumière du Logos : l'eau est la manifestation de Moûlaprakriti ou la racine de la Matière. Tous deux procèdent selon cette double ligne, et la lune, – tous les étudiants le savent, – est toujours représentée comme androgyne, tantôt mâle et tantôt femelle, un jour comme un Dieu, le roi Soma, un autre jour comme une déesse, de façon que ce point s'impose toujours à notre attention. En pensant à la lune nous lui trouvons toujours deux côtés, le positif et le négatif, ce que nous appelons ici-bas les sexes ; c'est l'éternelle antithèse, sans laquelle aucune création n'est possible, le passif qui nourrit l'univers et l'actif qui le féconde sont également nécessaires ; sans eux il ne pourrait y avoir aucune reproduction ni même aucune existence pour l'univers manifesté.
Vient ensuite le troisième Logos, Mahat, dont le nom embrasse le pouvoir d'idéation, la pensée et l'intellect, et qui constituera la racine même de l'existence. De sorte qu'ici encore la vie et la pensée doivent servir de base ; partout où l'on rencontre un atome d'existence manifestée, on trouve en lui la dualité qu'il tient de sa source ; car de la dualité doit procéder la dualité, et il est aussi impossible de trouver de la matière inerte que de l'énergie insensible ; cela ne peut exister dans un [27] univers engendré par la Vie et par la Pensée.
La trinité est septuple dans son acception la plus profonde, car les sept sont enveloppés dans les trois ; de même que dans la Trimoûrti, en y pensant bien, on découvre encore les sept ; on doit reconnaitre en effet dans chacun de ses membres l'aspect Shakti, ou la dualité, de sorte que les trois deviennent six. Dès que vous découvrez l'Unité, vous êtes obligé, dans la manifestation, d'apercevoir la dualité ; on ne peut trouver Vishnou sans Lakshmî, Shiva sans Dourga, les deux sont toujours reconnaissables, de sorte qu'en pensant à la Trimoûrti vous pensez en réalité aux six ; le septième est ce qui forme leur synthèse sans laquelle cette différenciation ne pourrait pas apparaitre ; ainsi le septénaire se montre dès l'origine du Cosmos, et c'est notre manque d'intuition qui nous a si longtemps empêchés de nous en apercevoir.
À cette étape, celle de Mahat ou de l'intelligence, commence la possibilité de la manifestation, et la science occidentale peut entrer en jeu ; de Mahat vient le triple Ahamkâra, qui possède ces qualités bien connues de tout étudiant de la Gîtâ ou même de la philosophie en général, – le vrai ou pur, l'actif ou brillant, le sombre ou élémental, – cette triple qualité de la matière nécessaire à toute manifestation subséquente et grâce à laquelle doit apparaitre la variété. Le Vishnou Pourâna nous apprend que de la qualité tâmasique procèdent les éléments, non pas les éléments dont parle la science occidentale, mais [28] les cinq éléments anciens ; aucun mot de nos langues européennes ne correspond bien au terme Bhoutâdi.
C'est de l'Ahamkâra que procède l'univers matériel ; il engendre d'abord l'Akâsha, de l'Akâsha vient l'air, de l'air le feu, du feu l'eau, et de l'eau la terre. Mais pourquoi cette succession ? D'abord l'Akâsha : on nous dit que sa caractéristique est le Son ; le rudiment du Son évolue, et c'est l'unique attribut d'Akâsha. Ensuite vient l'air : mais qu'est-ce que l'air dans ce sens ? Ce n'est assurément pas l'air de l'atmosphère, l'air de la manifestation postérieure, un mélange de gaz où apparaissent déjà les atomes. Le grand "Air" des Oupanishads et des Pourânas est le souffle du Suprême, le Mouvement, car tant que cette conception du Mouvement n'est pas intervenue, aucune manifestation n'est possible. Nous avons donc d'abord l'Akâsha, qui a le Son pour unique attribut, puis le Mouvement qui est donné à l'Akâsha par le grand Souffle ; en eux nous avons le son, puis le toucher, qui est le deuxième sens. Du son et du toucher, ou de l'Akâsha et de l'air, provient le Feu, dont la production suppose entre le Souffle et l'Akâsha un frottement qui est l'Électricité ; désormais rien ne pourra se développer sans elle ; avant que l'Akâsha ait pris forme par le Souffle, puis ait donné forme à l'Électricité, celle-ci ne peut produire d'agrégats ; c'est seulement quand la série est complète que devient possible la constitution atomique, d'où résulteront l'eau et la terre, ou les manifestations liquide et solide de ce qui a, [29] jusqu'à ce moment, été appelé "immatériel".
Remarquez comment cette succession nous est pour ainsi dire intellectuellement garantie par les sens, comment le premier élément est en corrélation avec le sens de l'ouïe, le second avec le son et le toucher ; avec le feu vient la lumière, qui est en corrélation avec la vision ; puis vient l'eau qui correspond au gout, car il ne saurait y avoir de gout sans humidité ; et enfin la terre, dont la caractéristique essentielle est l'odorat, le dernier des sens qui évolue sur le plan physique, et par conséquent le premier qui se rencontre sur le plan astral quand l'âme y revient pour se chercher elle-même. H. P. Blavatsky a toujours soutenu que l'Akâsha est ce qui est généré par le troisième Logos, et que sa seule caractéristique est le Son. C'est ici qu'intervient directement notre science moderne ; et de cette conception d'un Akâsha dans lequel agit le grand Souffle, de façon à ce que, par cet Akâsha et par Vayou, Agni puisse apparaitre, nous nous trouvons en face des plus récentes théories et découvertes de la science, de cette genèse des éléments – ou construction de l'Univers, sous un autre nom, – que nous pouvons étudier, présentée en langage occidental, dans les ouvrages de M. Crookes. Mme Blavatsky s'est longuement arrêtée, dans le Ier volume de la Doctrine Secrète, sur les découvertes de Crookes déjà publiées lorsque ce livre fut écrit ; elle signalait en passant certaines lacunes de sa théorie ; mais il faut remarquer que quelques mois seulement avant la mort de Mme Blavatsky – c'était en 1891 – M. Crookes [30] déclara, devant un auditoire de savants anglais éminents, que son ancienne hypothèse était devenue certitude, et qu'il était désormais capable de présenter comme des théories bien établies certaines hypothèses dont il n'avait pu naguère que suggérer l'utilité pour faciliter des découvertes. Et quelle était cette grande découverte, qui fit dire à l'un de ses auditeurs que l'on devrait placer son nom au niveau des plus grands penseurs et des plus grands savants de notre époque ? C'est que l'atome n'est pas éternel, qu'il est un produit et non une substance primordiale ; qu'il est destructible et qu'il a dû par conséquent venir à l'existence, car cela seul qui est indestructible, est éternel, comme l'admet toute philosophie. Il prouva que l'atome doit être considéré comme duel, ou comme un corps neutre formé par la réunion des éléments positifs et négatifs de la Nature, qu'il n'était permanent qu'en vertu de cette dualité, car c'est l'entrelacement étroit de ces éléments qui rend les atomes suffisamment stables pour servir en quelque sorte de briques dans la construction du monde. Puis en arrière de l'atome il plaça ce qu'on appelle "le protyle", mot emprunté à un occultiste du moyen âge, Roger Bacon, qui s'en servait pour désigner la substance primordiale. Lorsqu'il voulut expliquer la construction des atomes, il se vit contraint de poser en principe le protyle comme substance primordiale. Et voyez comme ce savant a suivi exactement les traces de la pensée antique lorsqu'il fut obligé de poser en principe le Mouvement, [31] c'est-à-dire le grand Souffle, l'élément venant après l'Akâsha, sans lequel il serait resté inactif et par conséquent stérile. Avec le protyle et le mouvement, il pose enfin en principe le troisième aspect, la force alliée à l'électricité, force qui, dit-il, trace d'elle-même une spirale dans l'espace rempli de matière. Au cours de cette spirale les atomes sont formés tour à tour par l'agrégation du protyle, et à mesure qu'ils sont produits, ils sont classés dans une catégorie chimique déterminée par la position qu'ils occupent dans la spirale tracée par la force électrique, La spirale est une forme nécessaire ; mais pourquoi ? Supposez que le mouvement existe d'abord dans une seule direction : en procédant à travers la matière homogène, il comprimera cette matière, qui en se solidifiant perdra de la chaleur. Il est certain qu'il doit en résulter un abaissement de température, car c'est une des expériences les plus connues en chimie élémentaire que lorsque la matière passe d'un état à un autre, soit de l'état gazeux à l'état liquide et de l'état liquide à l'état solide, ou inversement, il y a, selon le cas, de la chaleur émise ou de la chaleur qui devient latente. Prenons un exemple familier : si l'on change de la glace en eau, la quantité de chaleur qui devient latente doit égaler 80 unités avant qu'il y ait aucun changement apparent dans la forme ou la température de la glace. De même lorsque les éléments se solidifient et que la température change, quel doit être le résultat produit ? C'est que le mouvement change de direction, c'est [32] que l'abaissement de température produit une modification de mouvement ; pour représenter cela il faut se figurer non plus une ligne droite, mais une ligne qui soit la résultante de deux forces agissant dans des directions différentes et traçant ainsi nécessairement une spirale. Je compte dire quelques mots plus loin de l'ancien symbole du Serpent, si familier dans notre littérature : il constitue le symbole le plus suggestif de la spirale qui se replie continuellement sur elle-même et nous donne l'image exacte du Mouvement cosmique. Nos grands savants sont obligés d'employer la même image en généralisant la force dans le Cosmos et la genèse des éléments provient de cette spirale ou mouvement hélicoïdal. C'est ce que Mme
Blavatsky appelle le mouvement spiraliforme de Fohat dans l'espace ; car Fohat est la base de toutes les forces, et c'est par lui que la force de l'électricité est engendrée.
En même temps vient le Son ; il ne peut y avoir de mouvement dans la matière sans qu'il naisse des vibrations ; et toute vibration, au fond, est du son ; toute vibration peut se changer, se transformer en son, et cette parole ancienne, "le Serpent glisse en sifflant dans l'espace", contient un sens très réel. C'est pourquoi la première propriété engendrée dans l'Akâsha est le Son, – le Verbe, le Logos ; rappelez-vous ici avec quelle clarté et quel talent Subba Rao s'est exprimé en parlant du son proféré, de la Voix énoncée, lorsqu'il désigne Fohat comme l'instrument du Verbe, et nous fait remarquer que ce que nous prononçons [33] est le Vaikarî Vâch, c'est-à-dire "le Cosmos entier dans sa forme objective 7" ; car l'univers entier n'est que l'émission du Verbe latent dans le Logos non manifesté, et qui est appelé le second Logos : c'est ce Verbe proféré qui est le Cosmos objectif. Dans le Cosmos comme dans l'homme existe cette puissance du Son, sans laquelle il ne saurait y avoir de forme ; car le Son est le constructeur, le générateur de la forme, chaque son ayant sa propre forme et possédant le triple pouvoir de produire la forme, de la conserver et de la détruire. Ainsi nous retrouvons la Trimoûrti : le Créateur, le Conservateur et le Destructeur, qui sont un sous différents aspects : le Divin est Unique, quelle que soit la forme de sa manifestation. Mais ici nous pouvons réunir la philosophie ancienne et la philosophie moderne : Shabda Brahman est la force qui construit le Cosmos, et c'est également la force par laquelle un Yoguî développe en lui-même tous les pouvoirs ; d'autre part, en étudiant la science occidentale, nous pourrons y puiser, comme preuves de cette puissance du son dans la construction de la forme, un certain nombre de faits, de ces faits qui pour certaines personnes sont plus convaincants que les réalités, plus profondes cependant, dont ils ne sont que l'expression phénoménale. Ces faits recueillis par la science moderne relativement au son, ont de la valeur pour nous, non pas en tant qu'enseignements, car ils ne devraient rien avoir à nous apprendre, [34] mais pour nous permettre de convaincre ceux qui n'ont pas su apprécier les Écritures, bien que celles-ci nous donnent l'essence dont la science ne montre que la manifestation extérieure.
7 Doctrine Secrète, 1er vol., 1re éd., p. 123, 2e éd., p. 117.
Cherchons donc ces faits qui viennent appuyer les auteurs anciens affirmant que le son est à l'origine même des formes, et que la multiplicité des formes dépend simplement de la variété des sons. Voici d'abord une des plus anciennes expériences faites en acoustique, l'une des plus rudimentaires, bien qu'à l'époque elle ait paru très intéressante. Prenez un tambour ordinaire, dont la peau vous fournira une surface vibrante ; si vous en frottez le bord avec un archet de violon, il se produira une note, qui dépendra de la tension du parchemin et de diverses causes moins importantes. Jusqu'ici, rien que de très simple : mais on voulut découvrir ce qui se produisait lorsque la note vibrait, et pour faire voir l'invisible, on répandit une légère couche de sable sur le tambour ; on fit ensuite vibrer le bord du cercle et on renouvela l'expérience en appliquant l'archet à chaque point de la circonférence du tambour. Laissez-moi vous faire remarquer incidemment combien la science européenne est admirable de patience lorsqu'il s'agit de répéter maintes et maintes fois une expérience jusqu'à ce qu'on arrive au fait ; ceci mérite toute notre admiration, car c'est le seul moyen de découvrir des phénomènes. On s'aperçut que, quelle que fût la partie de la circonférence où l'archet était appliqué, le sable était lancé en l'air, et on observa qu'il ne [35] retombait pas également sur toute la surface, mais formait des figures géométriques. Ainsi le sable répandu sur le parchemin était obligé par le son de prendre des formes géométriques définies, qui variaient selon la note émise lorsque l'archet frottait tel ou tel point de la circonférence. On constata que des formes différentes se dessinaient suivant que, en attaquant la circonférence à divers intervalles, on produisait les diverses harmoniques de la note fondamentale. D'abord, en touchant un point particulier, on obtenait une figure divisant le tambour en quatre parties seulement, parce que cette vibration était la note fondamentale émise par le parchemin tout entier ; mais si l'on y faisait vibrer les harmoniques, on avait des figures géométriques beaucoup plus compliquées. En continuant cette recherche des harmoniques, on découvrit que chaque note n'est pas produite par un son unique, mais bien par un ensemble de sons très complexe susceptible d'être divisé et subdivisé. Ainsi ce qui nous parait simple est en réalité composé ; lorsque l'on joue une note on fait résonner un grand nombre de notes en même temps, et l'oreille bien exercée peut distinguer ces harmoniques ; c'est la différence des harmoniques qui produit la différence de timbre. Cette différence de qualité de son, ou cette décomposition d'un son en plusieurs, était rendue visible par les formes que traçait le sable en retombant. On s'efforça alors d'enregistrer ces différences d'une façon plus parfaite, en remplaçant le sable trop lourd et le parchemin trop grossier par des substances [36] de plus en plus délicates, légères et ténues, telles que certaines semences minuscules ou des spores de lycopode ; ceux-ci conviennent à merveille pour ces expériences, car ils sont si légers que la plus faible vibration leur fait prendre des formes. On essaya des diapasons donnant des notes différentes, et on réussit à projeter sur un écran les dessins produits par les vibrations, au moyen de miroirs disposés à cet effet, d'une lanterne à projections et d'une lentille grossissante. De cette façon les vibrations invisibles du diapason furent agrandies et on les vit former de magnifiques dessins géométriques. Des figures exquises produites par chaque note apparaissaient sur l'écran où la lanterne projetait l'image, et se modifiaient à chaque changement de note. Ainsi lorsque l'on joue un morceau de musique quelconque, on donne naissance dans l'éther et dans l'air ambiant à des formes ravissantes. Telle est l'ingénieuse méthode par laquelle les pulsations du son ont été projetées sur un écran, par laquelle l'invisible est devenu visible, et le pouvoir de la sonorité a été rendu aussi sensible aux yeux qu'il l'était aux oreilles.
Les investigations ont été poussées encore plus loin : Mme Watts-Hughes a découvert que si l'on chante une série de notes dans un instrument en forme de cor, il en résulte des formes plus compliquées, telles que fougères, arbres et fleurs, engendrées par la voix humaine. Pour approfondir ce phénomène on a inventé un instrument ingénieux composé de deux pendules oscillant chacun selon [37] son mouvement propre, mais disposés de façon à réagir l'un sur l'autre, le mouvement de l'un modifiant celui de l'autre. Un crayon est adapté à un levier qui se meut dans la direction résultant du mouvement combiné des deux pendules, et trace sur une carte des figures très compliquées représentant les mouvements successifs. On a obtenu ainsi des formes merveilleuses, des coquillages d'un dessin très détaillé, des figures géométriques aux courbes et aux angles parfaits. Or, les vibrations d'une même note ayant toujours lieu dans la même direction, et le mouvement naturel d'un pendule étant une simple oscillation en avant et en arrière, les modifications de mouvement de ces pendules, disposés de façon à réagir l'un sur l'autre, étaient bien la représentation exacte des vibrations réagissant les unes sur les autres ou se modifiant réciproquement.
On a donc obtenu un tableau graphique des interférences des vibrations et des modifications qui en résultent, bien que chacune ait lieu dans une direction déterminée et toujours la même ; et le résultat de ces interférences est la production de formes merveilleuses. C'est d'une façon absolument identique que l'interférence des ondes lumineuses produit la couleur.
Lorsqu'en brisant les ondes lumineuses on produit entre elles des interférences, il en résulte des couleurs ; c'est ainsi que les irisations de la nacre proviennent simplement de minuscules aspérités superficielles qui produisent des interférences dans les vibrations lumineuses. L'expérience des pendules nous montre [38] de son côté l'interférence des vibrations sonores.
Ainsi la science nous prouve que des formes sont construites par le son ; et en observant l'aspect extérieur de la nature on constate avec étonnement que partout on rencontre des formes géométriques. Prenons le cristal qui fait partie du monde minéral : chaque cristal est construit d'après certains axes de direction qui en déterminent la forme. Les cristaux les plus simples sont construits suivant des lignes d'une extrême simplicité, et plus le cristal est perfectionné, plus sont nombreux les axes qui ont leur centre à l'intérieur du cristal : la différence entre les cristaux dépend de la disposition des axes. Nous voyons donc apparaitre les formes géométriques dans le monde minéral où elles servent de base à la formation des cristaux.
Mais le cristal ne peut être séparé du cristalloïde : la forme de ce dernier ressemble à celle du cristal dans le règne minéral, et cependant il fait partie du règne végétal. Ces deux règnes ne sont plus séparés dans la nature ; pourtant dans les végétaux ces corps sont formés d'une espèce différente de matière ; on ne les appelle plus des cristaux, mais des cristalloïdes. Ici encore les axes apparaissent et suggèrent la pensée que le règne végétal est construit d'après la même loi géométrique. En étudiant le règne végétal nous allons plus loin. Prenons une petite branche d'arbre et examinons l'arrangement de ses feuilles, nous constatons qu'elles sont disposées en spirale. Nous voyons reparaitre la spirale comme force génératrice : [39] c'est elle qui dirige l'agencement des feuilles d'une façon parfois très simple et quelquefois très compliquée. Dans le pommier, par exemple, la spirale est représentée par la fraction 2/5 parce qu'elle offre cinq feuilles placées aux divers points d'une double spire, après laquelle recommence un circuit analogue. Si nous prenions un fil et que nous l'enroulions deux fois en spirale autour du rameau, nous toucherions les cinq feuilles disposées à intervalles égaux. Si nous prenons un autre arbre, nous trouverons un arrangement différent, mais toujours d'après la spirale ; lorsque les feuilles naissent, elles s'organisent toujours, quelle que soit la diversité de leurs arrangements, d'après cette loi de la spirale et cette règle géométrique gouverne toujours l'apparente irrégularité de la croissance des feuilles et des fleurs. Il n'y a jamais d'irrégularité ; la disposition qui semble la plus irrégulière n'est qu'une série compliquée de spirales entrelacées, car il y a quelquefois deux spirales au lieu d'une, et dans certains cas on en trouve trois qui s'entrecroisent autour de la tige, formant une complication extrême et donnant l'apparence d'une véritable confusion ; mais "ce qui est un chaos pour les sens est un Cosmos pour la raison", et l'on découvre toujours des dispositions géométriques sous ces masses d'apparence chaotique qu'observent nos yeux ou nos sens. N'est-il pas vrai de dire avec Platon, que "Dieu géométrise" ? N'est-ce pas là la conception fondamentale des Écritures, qui déclarent que le Son est le constructeur de [40] la forme ? Tout cela n'est-il pas prouvé par les découvertes de la science moderne ?
Non seulement le Son peut construire, mais il peut aussi détruire. Il est étrange que la même force puisse produire des résultats opposés, et bien des personnes qui accueillaient cette affirmation par des moqueries, lorsqu'elle était présentée par la Religion, sont obligées de l'admettre quand la science répète ce que la Religion soutenait depuis si longtemps. Par la découverte de la vérité synthétique, la science arrivera à faire comprendre ce qui dans la Religion était considéré comme contradictoire et inacceptable. Pourquoi ne pourrions-nous pas appliquer la même méthode à la Religion, quand nous y rencontrons quelque chose qui parait être une contradiction ? Pourquoi ne pas étudier et chercher cette vérité sous-jacente qui, sous d'apparentes contradictions, nous révèle les aspects différents, comme les deux faces d'un même bouclier ?
Ainsi c'est le constructeur de la forme qui la détruit ; et tandis que la construction est opérée par des vibrations douces, les vibrations violentes mettent en pièces ce que les premières avaient rassemblé. Aucune forme n'est solide, chacune est composée de molécules séparées par des intervalles où pénètrent les vibrations du son ; celles-ci font vibrer les molécules de plus en plus énergiquement, les écartent de plus en plus, jusqu'au moment où la force d'attraction qui les retient ensemble étant vaincue, la forme se désagrège par leur échappement. [41]
Prenez un verre et cherchez la note qu'il donne en le remplissant d'eau à moitié et en frottant le bord avec un archet : lorsque vous aurez trouvé cette note, produisez-la sur un instrument susceptible de donner une grande intensité de son ; vous entendrez alors le verre donner cette même note, et vous verrez l'eau vibrer sans que personne ne la touche. Si le son devient plus fort, les petites vagues grossiront, deviendront de plus en plus turbulentes, jusqu'à bondir les unes sur les autres ; le tumulte remplacera l'harmonie, et si les vibrations des molécules du verre, qui causent toute cette agitation de l'eau, deviennent trop intenses pour que le verre puisse les supporter, il finira par voler en éclats. Voici encore une autre expérience faite par Tyndall : il prit une baguette de verre, et produisit un son en la frottant doucement ; mais comme il rendait ce son de plus en plus intense, la baguette éclata en pièces et il n'en resta que des fragments en forme de cercle, témoignant de la puissance de la note émise par le verre lui-même.
Il est donc prouvé que le Son peut désagréger les formes comme il peut les créer ; et nous comprenons qu'il peut agir à la fois comme créateur, conservateur et destructeur : je dis conservateur, puisque sans lui rien n'existe. Tout est en mouvement perpétuel ; tel genre de mouvement construit la forme, tel autre la conserve et un troisième la détruit ; mais la destruction d'une forme n'est que la construction d'une autre, et par conséquent le destructeur n'est pas autre chose que [42] le constructeur. Il n'y a pas d'annihilation, car la mort dans un monde est la naissance dans un autre.
Quelque imparfaite que soit cette esquisse partielle de la construction de l'Univers et de la puissance du Son, la conclusion qui s'en dégage est la justification d'un enseignement qui a été longtemps traité de superstition et de folie et considéré comme le simple balbutiement d'un peuple enfant. De toute antiquité la doctrine indoue a reconnu la puissance du son dans le Mot sacré où sont contenues toutes les potentialités, dans la syllabe sainte qui exprime l'Être unique avec toutes les puissances de production, de conservation et de destruction. Aussi est-il défendu de le prononcer à la légère : il est interdit de le proférer dans les auditoires mêlés et les assemblées nombreuses, où la confusion et l'hostilité des magnétismes forment une atmosphère trouble au sein de laquelle un son puissant produirait aussitôt le tumulte et non l'harmonie. On ne devrait jamais le prononcer sans que la pensée ne soit pure, le mental tranquille et la vie noble ; car le son qui construit au sein de l'harmonie, détruit dans la dissonance ; or tout ce qui est mauvais est discordant, tandis que tout ce qui est pur est harmonieux. Le grand Souffle, qui est la pureté, procède en vibrations rythmiques, et tout ce qui est d'accord avec ce rythme est essentiellement pur et par conséquent harmonieux. Mais lorsque ce grand Souffle, agissant dans la matière, rencontre un obstacle, c'est alors une chose impure qui se [43] produit ; et si l'homme – disposant de ce souffle qui sort de lui et qui est le reflet du Souffle suprême – possède une atmosphère impure ou non harmonique, prononcer le nom du Suprême dans de telles conditions, c'est faire appel à sa propre destruction, c'est introduire la dissonance au sein même de la force divine : et la désintégration est l'unique sort réservé à ce qui n'a plus rien de commun avec la divine harmonie.
Et ceci est vrai, non seulement de la Syllabe sacrée, mais aussi du Mantra employé pour construire. Vous êtes-vous jamais demandé pourquoi l'on récite des Mantras lorsqu'une nouvelle vie se prépare dans le sein d'une mère ? C'est pour que leur force créatrice agisse sur cette vie grandissante en y produisant des vibrations harmonieuses, afin que l'enfant qui naitra soit digne d'être l'habitacle d'une âme noble. Pourquoi la Religion commence-t-elle pour l'Indou dès le moment de sa conception ? C'est que l'Esprit 8 ne doit jamais être sans Religion ; quand l'Esprit revient en incarnation, il faut que ces forces religieuses l'entourent et aident à la construction de sa demeure terrestre. C'est ainsi encore que le nouveau-né est salué par un son sacré au moment même de son entrée dans ce monde de manifestation. La sainte harmonie doit l'environner, lui donner à l'heure de sa naissance une impulsion qui se prolongera dans son développement, et modèlera pas à pas la vie grandissante. Quand vient le moment où l'Esprit peut [44] agir plus directement sur le corps physique, vous le marquez par la cérémonie de l'initiation, en donnant à l'enfant le Mantra qui doit être la tonique de sa vie future. C'est pourquoi ce Mantra devra être choisi par quelqu'un qui connaisse cette tonique, qui soit capable de le composer des sons voulus pour que l'harmonie se prolonge à travers toute la vie. Ici intervient le grand pouvoir préservateur du son : toutes les fois que cette vie sera en danger, ce son peut la protéger ; toutes les fois que cette vie sera menacée d'une façon visible ou invisible, ce Mantra simplement murmuré peut s'interposer entre elle et le danger, l'entourer de vagues d'harmonie contre lesquelles toutes les forces mauvaises viendront se briser. L'attaque de l'ennemi sera repoussée au contact de ces vibrations, et il en sera ainsi pendant toute la vie et jusqu'à l'heure de la mort. Chaque matin le chant de ce Mantra donnera la tonique de la journée, y introduira le rythme et l'harmonie ; et à la tombée du jour, au moment où le soleil disparait une fois de plus, ce chant devra résonner pour que le trouble de la journée s'apaise et que l'Esprit devienne digne de s'avancer pendant la nuit vers son Seigneur.
8 Ou Âme spirituelle. (NDT)
Quand arrive enfin l'heure de la mort et que l'Esprit doit passer dans d'autres régions de l'univers, le chant du Mantra l'accompagne encore. Dans les cérémonies du Shrâddha on emploie des sons particuliers pour briser la demeure d'esclavage de l'âme, pour détruire le corps engendré de l'autre côté de la mort et qui retient l'âme en [45] prison. Ainsi le Son accompagne l'âme jusqu'au seuil même du Dévaloka, jusqu'à ce qu'elle passe dans ce Loka où les chants des Dévas environnent son séjour d'un océan d'harmonie ; harmonie perpétuelle où ne pénètre aucune dissonance terrestre ; harmonie qui la retient au sein du repos parfait et de la parfaite béatitude, jusqu'à ce que soit prononcé le mot qui lui ordonne de revenir à la terre, pour servir une fois encore à établir l'harmonie de la Nature.