CHAPITRE VII

LA RÉDEMPTION


Nous allons étudier maintenant certains aspects de la Vie du Christ, tels que nous les présentent les doctrines Chrétiennes. Dans les enseignements exotériques, ils ne semblent se rapporter qu'à la Personne du Christ ; dans les enseignements ésotériques, ils s'appliquent assurément à Lui, puisque, dans leur sens primaire, le plus étendu et le plus profond, ils font partie des modes d'action du Logos, mais ne sont présents que par reflet dans le Christ, et par suite dans toute Âme-Christ qui suit le chemin de la Croix ; étudiés sous ce jour, ils apparaitront profondément vrais ; sous leur forme exotérique, au contraire, ils déroutent souvent l'intelligence et froissent les sentiments.
La doctrine de la Rédemption vient en première ligne. Non seulement elle a provoqué des attaques acharnées venant du dehors, mais encore elle a fait le tourment, au sein du Christianisme, de bien des consciences sensibles. Certains esprits profondément Chrétiens appartenant à la seconde moitié du dix-neuvième [149] siècle, ont été torturés par leurs doutes concernant cette doctrine de l'Église, ils se sont efforcés de l'envisager et de la présenter sous une forme qui atténue ou rend acceptables, par des explications, les notions plus naïves basées sur une interprétation inintelligente de quelques textes extrêmement mystiques. Il faudrait ici, plus peut-être que partout ailleurs, se rappeler cet avertissement de saint Pierre 212 :… Paul, notre bienaimé frère ; vous l'a aussi écrit, selon la sagesse qui lui a été donnée comme il le dit, d'ailleurs, dans toutes les lettres où il aborde ces sujets, lettres qui, en certains passages, sont difficiles à comprendre et que des personnes ignorantes et mal affermies tordent aussi les autres Écritures. Car les textes qui nous parlent de l'identité du Christ avec les hommes Ses frères ont été tordus de manière à Le montrer substitué juridiquement à ceux-ci ; on y a vu, par suite, une manière d'éviter les conséquences du péché, au lieu d'un encouragement à la vertu.

212 II Saint Pierre, III, 15-16.

Suivant l'enseignement généralement donné, dans l'Église Primitive, au sujet de la Rédemption, Christ, Représentant de l'Humanité, brava et vainquit Satan, représentant des Puissances Ténébreuses, qui retenait l'humanité en esclavage, lui arracha sa captive et la remit en liberté. Petit à petit, à mesure que les docteurs Chrétiens perdaient le sentiment des vérités spirituelles et qu'ils altéraient, par leur intolérance et leur dureté croissantes, l'idée du Père aimant et pur dont parlait le Christ, ils Le montrèrent irrité [150] contre l'homme que Christ ne sauvait plus désormais des liens du mal, mais bien de la colère Divine. Puis des expressions juridiques se glissèrent dans les textes et matérialisèrent encore une idée jadis spirituelle – jusqu'à ce que le plan de la rédemption fût esquissé, pour la défense de l'homme. – "Ce fut Anselme, dans son grand ouvrage, Cur deus Homo, qui donna un corps à l'idée du plan de la rédemption, et la doctrine qui avait lentement grandi dans la théologie Chrétienne reçut désormais le sceau de l'Église. Á l'époque de la Réforme, les Catholiques Romains et les Protestants voyaient, les uns et les autres, dans la rédemption opérée par le Christ, un remplacement et une substitution ; ils sont d'accord sur ce point. Je préfère laisser la parole aux théologiens Chrétiens ; ils exposeront eux-mêmes les caractères de la rédemption… D'après Luther : Christ a véritablement et effectivement éprouvé, pour toute l'humanité, la colère de Dieu, la malédiction et la mort. C'est à la colère, dit Flavel, à la colère non mitigée d'un Dieu infini, aux tortures même de l'enfer, que Christ a été livré, et cela par la main de son propre père. Suivant l'homélie Anglicane : Le péché arrache Dieu du ciel pour lui faire subir les horreurs et les souffrances de la mort. L'homme, brandon de l'enfer et esclave du diable, fut racheté par la mort de son fils unique et bienaimé ; l'ardeur de Son courroux – Son courroux ardent – ne pouvait être apaisé que par Jésus, tant Lui étaient agréables le sacrifice et l'oblation de la vie de son fils. Edwards, en esprit logique, comprit toute l'injustice qu'il y avait à ce que le péché fût deux fois puni, et les peines de l'enfer, punition du péché, [151] deux fois infligées – d'abord à Jésus, remplaçant de l'humanité – puis à une partie de l'humanité regardée comme perdue. Aussi Edwards se voit-il forcé, et la plupart des Calvinistes avec lui, de réserver la rédemption pour les élus seuls ; suivant son expression, Christ n'a pas porté les péchés du monde, mais ceux des élus, il a souffert non pour le monde, mais pour ceux que tu m'as donnés. Edwards adhère néanmoins à l'idée de la substitution et rejette la rédemption universelle par la raison même que la meilleure manière de prouver que le Christ n'est mort pour personne – dans le sens où les Chrétiens l'ont compris jusqu'à présent – est de croire qu'il est mort pour tous. Christ, déclare-t-il, a subi la colère de Dieu, pour les péchés des hommes. Dieu a fait tomber sur Christ sa colère et Christ a subi les souffrances de l'enfer méritées par les péchés des hommes. Owen regarde les souffrances de Christ comme une large et précieuse compensation offerte à la justice de Dieu pour tous les péchés des élus, et dit que Christ subit la même punition qui les attendait infailliblement 213.
Pour montrer que ces doctrines continuent à être prêchées dans les églises, j'ajoutais :
"Stroud fait boire à Christ la coupe de la colère divine. Suivant Jenkins, Il a souffert comme s'Il eût été désavoué, réprouvé et abandonné de Dieu. Dwight considère qu'Il a subi la haine et le mépris de Dieu. Suivant l'évêque Jeune, quand l'homme eut été jusqu'au bout dans le mal, Christ eut pis encore à [152] souffrir : Il tomba dans les mains de son père. Les nuages de la colère divine – dit l'archevêque Thomson dans un sermon – s'amassèrent sur toute la race humaine, mais l'orage ne fondit que sur Jésus. Il s'attira pour nous la malédiction et la colère. Liddon partage cette manière de voir : Les apôtres, dit-il, nous enseignent que l'humanité est en esclavage et que Christ paie sur la croix leur rançon. Christ crucifié se dévoue et se fait maudire volontairement. Liddon va jusqu'à parler du degré précis d'ignominie et de souffrance exigé pour la rédemption, et dit que la victime divine paya au-delà de ce qui était nécessaire 214."
Telles sont les opinions contre lesquelles s'élève le docteur Mc Leod Campbell – un homme érudit et profondément religieux – dans son ouvrage bien connu, On the Atonement, livre rempli de pensées vraies et belles. F. D. Maurice, et d'autres Chrétiens encore, se sont efforcés de délivrer le Christianisme du fardeau d'une doctrine aussi contraire à toute notion vraie concernant les relations entre l'homme et Dieu.
Il n'en est pas moins vrai qu'en donnant un regard en arrière aux effets produits par cette doctrine, nous constatons que la croyance en elle, même sous sa forme juridique – et pour nous naïvement exotérique – accompagne parfois, chez les Chrétiens, un développement moral extrêmement avancé ; que certains Chrétiens et certaines Chrétiennes admirables y ont puisé leur force, leur inspiration et leur paix. [153]

213 A. BESANT, Essay on the Atonement (Essai sur la Rédemption).
214 A. BESANT, loc. cit.

Il serait injuste de ne pas reconnaitre le fait. Or, quand un fait se présente à nous, d'apparence surprenante et anormale, il est bon de s'y arrêter et de chercher à le comprendre. Si cette doctrine ne renfermait que ce qu'y voient ses adversaires, tant dans les Églises qu'au dehors – si, dans sa véritable signification, elle était aussi répulsive pour la conscience et l'intelligence qu'elle l'est pour beaucoup de Chrétiens réfléchis, elle n'eût pas, certainement, exercé sur la pensée et sur le coeur des hommes une fascination irrésistible, ni fait naitre tant d'actes d'abnégation héroïque – tant d'exemples de renoncement profondément touchants, en faveur de l'humanité. Il doit y avoir, dans cette doctrine, quelque chose de plus que ce qu'on voit à la surface – un principe profond dont la vie a nourri ceux qu'elle a inspirés ; si nous l'étudions comme faisant partie des Mystères Mineurs, nous découvrons la vie cachée, inconsciemment absorbée par ces natures d'élite, par ces âmes dont l'union avec la vie était si étroite que la forme dont elle se voile ne les arrêtait pas.
Envisageons cette doctrine comme un des Mystères Mineurs et nous éprouverons, en l'étudiant, le sentiment que, pour la pénétrer, il faut un certain degré de développement spirituel – un certain éveil de la vision interne. Pour la bien comprendre, il est nécessaire que son esprit ait déjà commencé à grandir dans notre vie, et ceux-là seuls qui se font une idée pratique de ce que peut signifier le renoncement seront capables d'entrevoir le sens de l'enseignement ésotérique, quand il montre, dans cette doctrine, la manifestation typique de la Loi du Sacrifice. Nous [154] ne saurions la comprendre dans son application au Christ, sans y voir une manifestation particulière d'une loi universelle – l'image ici-bas du Modèle qui est là-haut – nous montrant, dans une vie humaine concrète, ce que signifie le sacrifice.
La Loi du Sacrifice est au fond de notre système solaire comme de tous les autres ; elle est la base de tous les univers ; elle est la racine de l'évolution et seule la rend intelligible ; dans la doctrine de la Rédemption, elle prend une forme concrète, se personnifiant dans les hommes arrivés à un certain degré de développement spirituel qui leur permet de réaliser leur unité avec l'humanité et de devenir – réellement et véritablement – les Sauveurs des hommes.
Toutes les grandes religions de ce monde ont déclaré que l'univers prenait naissance dans un acte de sacrifice ; toutes ont incorporé l'idée de sacrifice dans leurs rites les plus solennels. Suivant l'Indouisme, l'aurore de la manifestation est un sacrifice 215 et l'humanité émane d'un sacrifice 216 ; c'est la Divinité qui Se sacrifie 217 ; le sacrifice a pour objet la manifestation ; la Divinité ne peut Se manifester avant Elle 218, l'acte de sacrifice est appelé "l'aurore" de la création.
La religion de Zoroastre enseignait que, dans L'Existence illimitée, impossible à comprendre et à nommer, un sacrifice fut accompli et que la Divinité manifestée [155] apparut. Ahuramazdâo naquit d'un acte de sacrifice 219.
Dans la religion Chrétienne la même idée se retrouve dans ces mots – l'Agneau immolé dès la fondation du monde… immolé à l'origine des choses – expression ne pouvant se rapporter qu'à la grande vérité : un monde ne peut être fondé tant que la Divinité n'a pas accompli un acte de sacrifice. Cet acte, dit-il, consiste, pour la Divinité, à Se limiter afin de Se manifester. – "La Loi du Sacrifice devrait peut-être s'appeler plus exactement la Loi de la Manifestation, ou encore la Loi de l'Amour et de la Vie – car partout, dans l'univers, du plus haut au plus bas, elle est la cause de la manifestation et de la vie 220."

215 Brihadâranyakopanishat, I, I, 1.
216 Bhagavad Gîtâ, III 10.
217 Brihadâranyakopanishat, I, II, 7.
218 Mundakopanishat, II, II, 1.
219 HAUG, Essais sur les Parsis, pp. 12-14.
220 W. WILLIAMSON, The Great Law, p. 406.

"Or, en considérant ce monde physique comme étant le plus à notre portée, nous constatons que toute la vie qu'il renferme, tout développement, tout progrès – qu'il s'agisse d'unités ou de groupes – a pour condition un sacrifice continuel. Les minéraux sont sacrifiés aux végétaux – les végétaux aux animaux – et les uns et les autres à l'homme – l'homme à ses semblables – jusqu'à ce qu'enfin les formes supérieures se désagrègent de nouveau et viennent renforcer de leurs éléments constitutifs le règne le plus bas. Les sacrifices se succèdent d'une manière ininterrompue, du plus bas au plus haut, et le progrès n'a pour signe essentiel que le sacrifice, d'abord involontaire et imposé, devient volontaire et librement accepté. Ceux que l'intelligence de l'homme [156] a placés le plus haut – ceux à qui son coeur s'attache le plus sont ces victimes suprêmes – ces âmes de héros qui luttèrent, souffrirent et moururent afin que leur race tirât profit de leurs douleurs. Si le monde est l'oeuvre du Logos – si le progrès du monde a pour loi, dans son ensemble comme dans ses détails, le sacrifice, – il faut bien que la Loi du Sacrifice se rattache à la nature même du Logos et qu'elle ait sa racine dans la Nature Divine. Un instant de réflexion nous montrera ensuite que l'existence d'un monde, d'un univers, n'est possible qu'à une seule condition : il faut que l'Existence Unique Se soumette à des restrictions et rende ainsi la manifestation possible ; il faut que le Logos Lui-même soit ce Dieu volontairement limité – limité pour Se manifester – manifesté pour amener l'univers à l'existence. Une limitation volontaire et une manifestation semblable ne peuvent être qu'un acte suprême de sacrifice ; aussi, comment s'étonner que partout le monde porte la marque de sa naissance et que la Loi du Sacrifice soit la loi de l'être – la loi des vies filiales.
Cette limitation volontaire étant un acte de sacrifice qui a pour but d'appeler à l'existence des vies individuelles et de leur faire partager la béatitude Divine, elle est, bien véritablement, un acte de substitution – un acte accompli pour l'amour d'autrui. Aussi – comme nous l'avons déjà montré, le progrès a-t-il pour signe le sacrifice devenu volontaire et librement consenti et nous reconnaissons que l'humanité est parvenue à sa perfection dans l'homme qui se donne pour ses semblables et, au prix de sa propre [157] souffrance, acquiert pour sa race quelque avantage sublime.
C'est ici, dans ces régions transcendantes, que se trouve la vérité essentielle du sacrifice pour autrui. Ce sacrifice a été présenté d'une manière qui le dégrade et le fausse – mais la vérité spirituelle qui en est l'âme nous le rend indestructible et éternel ; il est la source d'où jaillit l'énergie spirituelle qui – sous mille formes et de mille manières – rachète le monde au péché et le fait rentrer dans la maison paternelle – en Dieu 221."
Quand le Logos quitte le Sein du Père – en ce jour où Il est dit être engendré 222 – à l'aurore du Jour de la Création ou de la Manifestation – quand, par Lui, Dieu fait les mondes 223 – le Logos Se circonscrit volontairement Lui-même – façonne en quelque sorte une sphère enveloppant la Vie Divine – apparait comme un orbe Divinement radieux, la Substance Divine ou Esprit étant à l'intérieur et la limitation, ou Matière, à l'extérieur. Ce voile matériel rend possible la naissance du Logos : c'est Marie, la Mère du monde, nécessaire pour que l'Éternel puisse Se manifester dans les bornes du temps – Se manifester pour former les mondes.
C'est dans cette circonscription ou limitation que consiste l'acte de sacrifice, acte volontaire accompli par amour, afin que de Lui d'autres vies puissent naitre. Une manifestation semblable a été considérée [158] comme une mort, car, auprès de l'existence inimaginable de Dieu en Lui-même, un tel emprisonnement dans la matière peut véritablement s'appeler ainsi. Elle a été regardée, nous l'avons vu plus haut, comme une crucifixion au sein de la matière et, représentée de cette façon. Telle est la véritable origine du symbole de la croix – qu'il s'agisse de la croix dite de forme Grecque, symbolisant l'action vivifiante exercée par le Saint-Esprit sur la matière, ou de la croix dite Latine, représentant l'Homme Céleste – le Christ Supérieur 224.

221 A. BESANT, Nineteenth Century, juin 1895, The Atonement.
222 Héb., 1, 5.
223 Ibid., 2.
224 C. W. LEADBEATER, The Christian Creed, pp. 74, 76.

"En remontant jusque dans la nuit des temps, pour y rechercher les origines du symbolisme de la croix Latine, les investigateurs s'attendaient à voir disparaitre la figure et subsister seul l'emblème cruciforme qu'ils supposaient plus ancien ; or, il arriva précisément le contraire, et ils constatèrent avec surprise que la croix finit par disparaitre, laissant isolée la figure aux bras étendus. Celle-ci cesse d'impliquer aucune idée de souffrance ou de chagrin – bien qu'elle parle de sacrifice ; elle est plutôt, maintenant, le symbole de la joie la plus pure qui puisse se trouver dans le monde, la joie de donner librement, car elle représente l'Homme Divin, debout dans l'espace, les bras étendus pour bénir, répandant Ses dons sur l'humanité entière, Se prodiguant Lui-même dans toutes les directions, descendant dans cette "mer épaisse" de matière où Il Se laisse enserrer, enfermer, [159] emprisonner, afin que, par cette descente, nous puissions être appelés à l'existence 225."
Ce sacrifice est perpétuel, car, dans cet univers infiniment varié, il n'est pas de forme qui ne recouvre cette vie et ne l'ait pour âme : c'est le "Coeur du Silence" du Rituel Égyptien, le "Dieu Caché". Ce sacrifice est le secret de l'évolution. La Vie Divine, emprisonnée dans une forme, exerce vers l'extérieur une pression constante, afin que la forme puisse se dilater – mais cette pression est douce, de peur que la forme ne se brise avant d'avoir atteint la limite extrême d'expansion dont elle est susceptible. Avec une patience, une prudence, un tact infinis, l'Être Divin maintient la pression qui dilate, sans mettre en jeu une puissance qui pourrait détruire. Dans toute forme – dans le minéral, dans le végétal, dans l'homme, cette énergie expansive du Logos agit sans cesse. Telle est la force évolutive – la vie qui habite les formes et les fait progresser ; la science l'entrevoit mais en ignore l'origine. Le botaniste nous parle d'une énergie qui réside dans la plante et sans cesse la fait croitre ; il ignore comment, il ignore pourquoi ; il se borne à nommer cette énergie la vis a fronte, parce qu'il constate sa présence ou plutôt ses résultats. Elle existe dans d'autres formes tout comme dans le monde végétal et les rend de plus en plus aptes à exprimer la vie qu'elles contiennent. Une forme quelconque atteint-elle la limite du développement dont elle est susceptible, ne présente-t-elle plus aucun avantage à son âme – ce germe du Logos [160] au-dessus duquel Il plane – Il retire alors Son énergie, et la forme se désagrège : c'est ce que nous appelons la mort et sa décomposition. Mais l'âme est auprès de Lui ; Il façonne pour elle une forme nouvelle, et la mort de l'ancienne est la naissance de l'âme à une vie plus large. Si nous voyions par les yeux de l'Esprit au lieu de voir par les yeux de la chair, nous ne pleurerions pas sur une forme – ce n'est qu'un cadavre restituant les éléments dont il a été bâti – mais nous verrions, avec joie, la vie en progrès passer dans une forme plus haute, pour développer sous l'action d'un processus invariable les forces encore latentes en elle.

225 C. W. LEADBEATHR, op. cit., pp. 76, 77.

Ce sacrifice perpétuel du Logos permet à toutes les vies d'exister ; il est le principe vivant qui permet l'éternel devenir de l'univers. Cette vie est Une mais elle revêt des formes innombrables qu'elle tend à réunir en maitrisant avec douceur leur résistance. Par-là elle est une force d'unification 226 qui permet aux vies séparées de devenir graduellement conscientes de leur unité ; elle tend à développer dans chacun une soi-conscience qui finira par se reconnaitre une avec toutes les autres, comme elle reconnaitra l'Unité et la divinité de sa racine.
Tel est le grand – l'incessant sacrifice. On voit qu'il consiste en une effusion de Vie, déterminée par l'Amour – effusion volontaire et joyeuse de Lui-même, [161] afin de créer d'autres centres individuels. C'est là la joie de ton maitre 227, dans laquelle entre le fidèle serviteur ; et ces mots sont suivis par la déclaration significative que – dans les enfants et dans les hommes secourus ou négligés – Il avait eu faim et soif, qu'Il avait été malade, étranger, prisonnier. Pour l'Esprit libéré de toute entrave, se donner est une joie, et il se sent vivre d'une manière d'autant plus intense que sa vie se répand plus généreusement. Plus il donne, plus Il se développe – car la croissance de la vie a pour loi qu'elle augmente en se dépensant et non pas en empruntant au-dehors – en donnant et non en prenant. Le Sacrifice est donc essentiellement une cause de joie. Le Logos Se répand au-dehors pour créer un monde et – voyant le travail de Son âme – Il est satisfait 228.
Le mot a pourtant fini par impliquer une idée de douleur. Tout rite de sacrifice religieux présente un élément de souffrance – quand ce ne serait qu'une perte légère éprouvée par l'homme qui sacrifie. Il est bon de comprendre comment l'expression de "Sacrifice" est arrivée à évoquer distinctement une idée de souffrance.
Nous en trouvons l'explication en nous plaçant au point de vue, non plus de la Vie qui se manifeste, mais des formes qu'elle revêt – et en envisageant la question du sacrifice comme elle apparait, vue du côté des formes. Se donner est la vie même de la Vie – mais prendre est la vie ou la conservation [162] de la forme ; car la forme s'use par l'action ; elle diminue par l'effort ; pour continuer à exister, elle est obligée de prendre autour d'elle des
226 Le mot Atonement, pris dans son sens habituel, signifie expiation et par suite rédemption – mais étymologiquement, At-one-ment, mot qui se trouve ici dans le texte, signifie la réunion d'éléments séparés en un seul. Il n'existe pas en français de mot offrant ce double sens. (NDT)

227 Saint Matth., 21, 23, 31-45.
228 Esaïe, LIII, 11.

éléments nouveaux et de réparer ainsi les pertes qu'elle éprouve ; autrement elle se réduirait et finirait par disparaitre. La forme ne saurait se maintenir sans saisir et sans garder, sans assimiler enfin ce qu'elle a saisi ; la condition de son développement est de prendre et d'absorber ce qu'elle trouve à sa portée dans les régions de l'univers qui s'étendent autour d'elle. Á mesure que la conscience s'identifie davantage avec la forme et la considère graduellement comme elle-même, le sacrifice prend un aspect pénible. L'homme sent que le don, la cession, la perte de ce qu'il a acquis est incompatible, au fond, avec le maintien de la forme ; aussi la Loi du Sacrifice perd-elle son caractère de joie pour revêtir un caractère douloureux.
L'homme avait à apprendre, par la destruction continuelle des formes et par les souffrances inséparables de cette destruction, qu'il ne devait pas s'identifier avec les formes passagères et changeantes, mais bien avec la vie, persistante et toujours croissante ; cette leçon, l'homme ne l'a pas seulement reçue de la nature extérieure ; il la doit encore aux enseignements précis des grands Instructeurs qui lui ont donné ses religions.
Les religions de ce monde permettent de reconnaitre quatre grands degrés dans l'enseignement de la Loi du Sacrifice. Tout d'abord l'homme apprend à sacrifier une partie de ses possessions matérielles pour s'assurer une prospérité matérielle plus grande ; [163] il sacrifie, aux hommes sous forme d'aumônes, aux Dieux sous forme d'offrandes ; les Écritures Indoue, Zoroastrienne, Hébraïque, que dis-je, toutes les Écritures du monde nous parlent de ces sacrifices. L'homme renonce à des objets dont il fait cas afin de s'assurer une prospérité future, pour lui-même, sa famille, sa communauté, son peuple. Il requiert par le sacrifice présent un avantage futur. La seconde leçon est un peu plus difficile. Le gain à s'assurer par le sacrifice n'est plus la prospérité physique ni un bien matériel, mais la béatitude céleste. Il faut gagner le ciel et obtenir le bonheur d'outre-tombe ; c'est là que les sacrifices consentis pendant la vie terrestre trouvent leur récompense.
L'homme fit un grand pas en avant, le jour Où il apprit à renoncer aux objets de sa convoitise physique pour s'assurer dans l'avenir un bien qu'il ne pouvait pas voir et dont il ne pouvait prouver l'existence. Il apprit ainsi à sacrifier le visible à l'invisible et, par-là, s'éleva d'un degré sur l'échelle de l'Être ; car telle est la fascination exercée par les objets visibles et tangibles que le fait, pour un homme, de leur préférer un monde invisible auquel il croit est une preuve d'énergie considérable et de progrès marqué vers la réalisation de ce monde invisible. Que de fois des hommes ont subi le martyre ou bravé la honte – que de fois ils ont appris à porter dans la solitude le fardeau de toutes les souffrances, de toute la détresse, de toutes les humiliations que leurs semblables pouvaient leur infliger ! Ils regardent au-delà du tombeau. Assurément, un ardent désir d'obtenir la gloire céleste subsistait encore en eux, mais c'est une [164] très grande chose que de supporter ici-bas la solitude et de n'avoir de compagnons que dans le monde spirituel, de persister dans la vie intérieure quand la vie extérieure n'est qu'une torture sans fin.
Une troisième leçon reste à apprendre. L'homme constate maintenant qu'il fait partie d'une vie plus vaste ; il consent à se sacrifier pour le bien de tous et acquiert par-là la force de reconnaitre que le sacrifice est bon – qu'une partie, un fragment, une unité de la Vie Totale, doit se subordonner à l'ensemble. L'homme apprend à bien agir sans se préoccuper de ce qui résultera pour lui-même – à faire son devoir sans penser aux conséquences personnelles – à endurer parce qu'il est bon d'endurer et sans songer à une récompense – à donner parce que l'humanité a droit à ses dons et sans être poussé par l'idée que le Seigneur les lui rendra. L'âme héroïque est dès lors prête à recevoir la quatrième leçon : elle apprend que toutes les possessions du fragment séparé doivent être offertes, l'Esprit n'étant pas en réalité distinct de la Vie Divine mais en faisant partie ; enfin, l'homme se répand au-dehors comme étant un fragment de la Vie Universelle et, dans l'expression de cette Vie, partage la joie de son Seigneur.
C'est dans les trois premiers stades que le sacrifice présente un caractère pénible. Dans le premier, les souffrances sont minimes ; dans le second, la vie physique et toutes les possessions terrestres peuvent être demandées ; le troisième est la période critique où la croissance et l'évolution de l'âme humaine sont mises à l'épreuve… Car, dans ce stade, le devoir peut exiger tout ce qui semble constituer la vie, et [165] l'homme qui se sent encore un avec la forme, tout en se sachant, en théorie, au-dessus d'elle, voit que tout ce qu'il connait comme sa vie est exigé de lui. "Si j'en fais l'abandon – se demande-t-il – que va-t-il me rester ?" La conscience elle-même semble devoir sombrer dans ce sacrifice, car il lui faut renoncer à tout ce qu'elle regarde comme réel et, au-delà elle ne voit rien à saisir en échange. Une conviction irrésistible, une voix impérieuse demandent à l'homme d'abandonner sa vie même. Reculer c'est persister dans la vie de la sensation, dans la vie intellectuelle, dans la vie de ce monde. Mais en conservant les joies qu'il n'a pas la résolution d'abandonner, l'homme éprouve un désenchantement constant, des désirs que rien n'assouvit, des regrets sans fin ; il est dégouté des plaisirs terrestres ; il réalise toute la vérité de cette parole du Christ : Celui qui veut sauver sa vie la perdra 229 ; il voit qu'il n'aime la vie et qu'il ne s'y est cramponné que pour la perdre en réalité. L'homme se décide-t-il, au contraire, à tout risquer pour obéir à la voie impérieuse ; renonce-t-il à son existence ? Alors, dans ce sacrifice, il la retrouve pour la vie éternelle 230 ; il constate en même temps que la vie sacrifiée n'était qu'une mort dans la vie, que tous les objets abandonnés étaient une illusion et qu'il a trouvé la réalité. La détermination à prendre éprouve le métal de l'âme. L'or pur s'échappe seul du creuset flamboyant où la vie a semblé périr, mais où elle a pris naissance. L'homme découvre [166] ensuite, avec joie, que la vie ainsi trouvée est désormais à tous et non point pour le moi séparé, que l'abandon du moi séparé a permis à l'homme de se connaitre véritablement lui-même et qu'en sacrifiant les limites qui semblaient être la condition même de la vie, il s'est au fond répandu dans des formes sans nombre, en vertu d'une vie qui ne finit point 231.
Telle est, dans ses grandes lignes, la loi du Sacrifice ; elle a pour base le Sacrifice fondamental consenti par le Logos – ce Sacrifice dont tous les autres ne seront que des reflets.
Nous avons vu comment l'homme Jésus, le disciple Hébreu, fit joyeusement abandon de Son corps, afin qu'une Vie plus auguste pût descendre ici-bas et s'incarner dans la forme ainsi volontairement sacrifiée par Lui – comment, en vertu de cet acte, Il devint un Christ parfait, pour être le Protecteur du Christianisme et répandre Sa vie dans la grande religion fondée par l'Être Puissant avec lequel Il S'était identifié par son Sacrifice. Nous avons vu l'Âme-Christ recevoir l'une après l'autre les grandes Initiations – naissant d'abord comme un petit enfant, entrant ensuite dans le fleuve des douleurs terrestres, dont les eaux doivent lui conférer le baptême du ministère actif, transfiguré sur la Montagne, théâtre de son dernier combat et triomphant de la mort. Nous allons voir maintenant dans quel sens c'est une rédemption et comment la Loi du Sacrifice trouve, dans la vie du Christ, son expression parfaite. [167] Le commencement de ce que nous pouvons appeler le ministère du Christ parvenu à la virilité est marqué par cette compassion profonde et inlassable pour les souffrances du monde, que symbolise la descente dans le fleuve. La vie du Christ doit désormais se résumer dans cette phrase : Il allait de lieu en lieu, faisant du bien ; car ceux qui sacrifient leur vie séparée afin de devenir le canal de la Vie Divine ne peuvent avoir en ce monde d'autre intérêt que de servir leurs semblables. Le Christ apprend à s'identifier avec la conscience de ceux qui l'entourent, à sentir comme ils sentent, à penser comme ils pensent, à partager leurs joies et leurs peines ; il fait passer dans sa vie journalière, à l'état de veille, ce sentiment de son unité avec autrui qu'il constate d'une manière effective sur les plans supérieurs. Sa sympathie doit arriver à vibrer dans une harmonie parfaite, avec l'accord multiple de la vie humaine, afin de pouvoir réunir en lui-même les vies humaine et divine et devenir un médiateur entre le ciel et la terre.

229 Saint Matth., XVI, 25.
230 Saint Jean, XII, 25.
231 Héb., VII, 16.

Des pouvoirs se manifestent maintenant en sa personne, car l'Esprit s'est posé sur lui ; les hommes commencent à voir en lui un de ceux qui sont capables d'aider leurs frères plus jeunes dans le chemin de la vie ; ils l'entourent ; ils sentent la force qui émane de lui, la Vie divine travaillant dans le Fils, dans l'Envoyé du Très-Haut. Les âmes affamées vont à lui ; il les rassasie du pain de vie ; les âmes qui souffrent du péché s'approchent de lui ; il les guérit en prononçant la parole de vie qui chasse la maladie et rend à l'âme la santé ; les âmes aveuglées par l'ignorance recherchent sa présence ; il dessille leurs [168] yeux par la lumière de sa sagesse. Ce qui caractérise, avant tout, son ministère c'est que les plus humbles et les plus pauvres, les plus désespérés et les plus dégradés ne sentent, en l'approchant, aucune muraille qui les sépare de lui et n'éprouvent, en se serrant autour de lui, qu'un accueil bienveillant – jamais la répulsion. Car, de sa personne, rayonne un amour qui comprend tout et, par conséquent, ne saurait vouloir repousser personne. Quel que soit le manque de développement d'une âme, jamais elle ne sent l'Âme-Christ au-dessus d'elle ; elle la voit plutôt à ses côtés, foulant d'un pied humain le même sol – et cependant remplie de je ne sais quel pouvoir étrange qui a le don de la relever elle-même et de faire naitre, en elle aussi, des élans inconnus et des inspirations nouvelles.
Ainsi vit et travaille le Christ – véritable Sauveur d'hommes – jusqu'au jour où il lui faut apprendre une autre leçon et perdre momentanément la conscience de cette Vie divine dont la sienne n'a cessé de devenir l'expression de plus en plus fidèle. Et cette leçon est celle-ci : le véritable centre de la Vie Divine est en nous : il n'est pas au-dehors. Le Soi a son centre dans toute âme humaine. Oui "le centre est partout" – car Christ est en tous et Dieu en Christ. Aucune vie incarnée – rien de "ce qui est hors de l'Éternel 232" ne saurait aider le Christ dans sa détresse. Il lui faut apprendre que la véritable unité du Père et du Fils se trouve au-dedans, et non au-dehors, et cette leçon demande l'isolement absolu [169] dans cette heure où il se sent abandonné par le Dieu qui est extérieur à son âme. L'épreuve approche. Il adjure ceux qui l'entourent de veiller avec lui pendant cette heure obscure, mais toutes les sympathies humaines lui font défaut, toutes les affections humaines le trahissent ; il ne lui reste plus pour refuge que l'Esprit divin. Poussant alors un cri vers son Père, auquel il se sent consciemment uni, il lui adresse cette prière : "S'il est possible, que ce calice passe loin de moi !"
Ayant supporté les angoisses dans la solitude, sans autre appui que ce secours Divin, le Christ est digne d'affronter la dernière épreuve. Le Dieu du dehors disparait ; seul le Dieu intérieur lui reste. – Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ! – tel est le cri amer de son amour inquiet et de sa frayeur. L'isolement suprême descend sur lui, et il se sent abandonné et seul. Jamais cependant le Père n'est plus près du Fils que dans cette heure d'abandon ; car, tandis que le Christ touche le fond de cet abime douloureux, l'aube triomphale commence à poindre. Il comprend qu'il doit devenir le Dieu qu'il implore et – en éprouvant la dernière douleur de la séparation – il découvre l'unité éternelle, il sent jaillir en lui-même la source de la vie, il se sait éternel.
Nul ne peut devenir un véritable Sauveur d'hommes ni partager, avec une sympathie parfaite, toutes les souffrances humaines, sans avoir affronté et vaincu la douleur, la crainte et la mort, avec la seule aide du Dieu intérieur. Que dis-je ! La souffrance n'existe pas, tant que cette conscience persiste intégralement, [CE 170] car la lumière d'en haut rend ici-bas les ténèbres impossibles, et la douleur n'est pas la douleur quand elle est supportée sous le sourire de Dieu ! Il existe une autre souffrance qui attend l'homme – qui attend tout Sauveur de l'humanité : c'est l'obscurité qui voile la conscience humaine et lui dérobe jusqu'au plus faible rayon de lumière. Il faut connaitre le désespoir affreux éprouvé par l'âme humaine quand les ténèbres l'entourent et que la conscience, cherchant à tâtons, ne trouve aucune main qu'elle puisse serrer. Ces ténèbres – tout Fils de l'Homme doit y descendre avant que puisse sonner l'heure de son ascension triomphante. L'amertume indicible de cette expérience, tout Christ doit la gouter avant de pouvoir sauver parfaitement 233 ceux qui, par lui, cherchent le Divin.

232 La Lumière sur le Sentier, § 8.


Un être comme celui-là est, en vérité, devenu Divin – un Sauveur d'hommes, et il se consacre désormais dans le monde à la tâche que toutes ces épreuves avaient pour but de préparer. Sur lui doivent fondre toutes les forces hostiles à l'humanité, afin qu'en lui elles soient transformées en forces secourables ; il devient ainsi, sur la terre, un de ces centres de Paix qui transmuent les forces agressives dont l'homme ne soutiendrait pas l'assaut. Oui – les Christs de ce monde sont les centres de Paix dans lesquels se déversent toutes les forces tumultueuses ; elles s'y transforment et ne sont plus, quand elles se répandent ensuite au-dehors, que des forces concourant à produire l'harmonie. [171]
Les souffrances du Christ qui n'est pas encore parfait sont causées, en partie, par cette mise d'accord, dans le monde, des forces discordantes. Bien qu'il soit un Fils, il doit être formé par la souffrance et ainsi arriver à la perfection 234. L'humanité serait déchirée par infiniment plus de luttes, et de dissensions, sans les disciples – Christs futurs – qui vivent au milieu d'elle et transforment beaucoup de forces dangereuses en forces de paix.
Le Christ, est-il dit, souffre "pour les hommes". – Sa force remplace leur faiblesse, Sa pureté, leur péché, Sa sagesse, leur ignorance. Rien n'est plus vrai, car le Christ S'est tellement identifié avec les hommes qu'ils partagent avec Lui et Lui avec eux. Il ne se substitue pas à eux, mais prend leurs vies dans la Sienne et répand Sa vie dans la leur. Ayant atteint le plan de l'unité, Il peut faire partager à autrui tout ce qu'Il y gagne, donner tout ce qu'Il y acquiert. Il domine le plan où la séparativité règne, et, jetant les yeux sur les âmes séparées les unes des autres, Il peut atteindre chacune, tandis qu'elles-mêmes ne peuvent communiquer. L'eau venant de niveaux supérieurs peut se répandre dans de nombreuses conduites s'ouvrant toutes au courant qui les alimente, sans cesser d'être étanches les unes pour les autres. Le Christ peut, de même, déverser en toute âme Sa vie. La seule condition pour qu'Il puisse faire partager Sa force à un frère plus jeune, c'est que, dans la vie séparée, la conscience humaine ait la volonté de s'ouvrir au principe divin, se montre capable de recevoir [172] la vie mise à sa portée et prenne possession de ce don généreusement offert. Car tel est le respect de Dieu pour cet Esprit, qui est Lui-même incarné dans l'homme, qu'Il ne verse dans l'âme humaine des flots de force et de vie que si elle consent à les recevoir. L'effusion d'en haut doit trouver en bas une porte ouverte. Á la nature supérieure qui veut donner, la nature inférieure doit répondre en se montrant susceptible de recevoir. C'est là le trait d'union entre le Christ et l'homme – ce que les Églises ont appelé l'effusion de la "grâce". Voilà ce qu'il faut entendre par "la foi" nécessaire pour que la grâce puisse agir. Suivant l'expression de Giordano Bruno, l'âme humaine a des fenêtres qu'elle peut fermer hermétiquement. Au-dehors, le soleil brille, la lumière est constante. Que les fenêtres s'ouvrent, et le soleil entrera. La lumière de Dieu vient frapper les fenêtres de toute âme humaine et, quand les fenêtres la laissent entrer, l'âme est illuminée. Dieu ne saurait changer – mais l'homme change, et sa volonté doit rester libre : autrement la Vie divine qui est en lui serait entravée dans son évolution régulière.

233 Héb., VII, 25.
234 Héb., V, 8, 9.

C'est ainsi que, dans tout Christ qui S'élève, toute l'humanité s'élève d'un degré et que, par Sa sagesse, l'ignorance du monde entier devient moins profonde. Chaque homme est moins faible, grâce à Sa force qui descend sur l'humanité entière et pénètre dans les âmes séparées. De cette doctrine, interprétée d'une manière étroite et, par conséquent, mal comprise, est sortie l'idée de la Rédemption par substitution, envisagée comme une transaction, pour ainsi dire juridique, entre Dieu et l'homme – transaction en [173] vertu de laquelle Jésus S'est mis à la place du pécheur. Les Églises n'ont pas su comprendre qu'un Être parvenu aussi haut ne fait véritablement qu'un avec Ses frères. L'identité de nature a été prise pour une substitution personnelle ; aussi la vérité spirituelle a-t-elle disparu dans la doctrine cruelle d'un marché juridique.
"Il comprend dès lors sa place ici-bas et l'oeuvre qu'Il doit accomplir dans la nature : être un Sauveur – expier les péchés des hommes ; Il Se tient dans le coeur central du monde, le Saint des Saints, comme Grand Prêtre de l'Humanité ; Il est un avec tous Ses frères – non par substitution, mais par l'identité d'une vie commune. Les hommes pèchent-ils – le Christ Se fait pécheur avec eux, afin que Sa pureté puisse effacer leurs souillures ; sont-ils dans la tristesse – Il est, en eux, l'Homme de douleur ; tout coeur brisé brise le Sien. Des âmes sont-elles dans la joie – Il est joyeux avec elles, en elles il répand le bonheur. Des âmes sont-elles dans le besoin – Il en souffre avec elles, afin de pouvoir les combler de Ses richesses
surabondantes ; Il possède tout – elles peuvent donc tout posséder avec Lui. Il est Parfait – elles deviennent parfaites avec Lui. Il est fort – qui donc pourrait, à Ses côtés, se sentir faible ? Il S'est élevé afin de répandre le flot de Ses grâces sur tous ceux qui sont au-dessous de Lui, et Il vit afin que tous puissent partager Sa vie. Son élévation est, pour le monde entier, une cause de relèvement, et le chemin est, pour tous les hommes, plus facile à suivre, parce qu'Il les a précédés. [174]
Tout fils de l'homme peut ainsi devenir un Fils de Dieu manifesté, un Sauveur du monde ; chacun de ces Fils est Dieu manifesté en chair 235 – le rédempteur qui aide l'humanité entière – la puissance vivante qui renouvèle toutes choses. Une seule condition est nécessaire pour permettre à cette puissance de se manifester dans l'âme individuelle : il faut que l'âme ouvre la porte et laisse entrer le Christ, qui pénétrant tout, ne saurait pourtant entrer de force et contre la volonté de Son frère. La volonté humaine a la faculté de faire opposition à Dieu comme à l'homme ; or, il faut qu'elle s'associe à l'action divine de plein gré, sans aucune contrainte extérieure. Ainsi l'exige la loi évolutive. Que la volonté ouvre la porte et la vie inondera l'âme. Tant que la porte reste close, la vie ne pourra qu'exhaler son ineffable parfum, afin que cet arôme exquis réussisse à franchir la barrière que la force ne peut renverser."
Voilà – en partie – ce qu'il faut entendre par un Christ. Mais comment la plume matérielle pourrait-elle donner une image de ce qui est immortel ? Comment des mots pourraient-ils décrire ce qui défie la parole ? Aucune langue ne peut exprimer – l'intelligence sans lumière d'en haut ne peut comprendre ce mystère : le Fils uni au Père portant dans Son sein les fils des hommes 236.

235 1 Tim., III, 16.
236 ANNIE BESANT, Theosophical Review, déc. 1898, pp. 344-345.

Pour s'élever un jour jusqu'à une vie semblable, il faut, dès aujourd'hui, dans cette vie inférieure, [175] commencer à marcher sous l'ombre de la Croix, sans mettre en doute la possibilité de cet avenir exalté, car ce serait douter du Dieu intérieur. "Avoir foi en soi-même" – est un des enseignements qui résultent pour nous d'une conception supérieure de la nature humaine, car cette foi est, en réalité, la croyance au Dieu intérieur. Il y a une manière de placer la vie journalière sous l'ombre de la vie du Christ, c'est de faire de tout acte un sacrifice – de l'accomplir, non pour l'avantage personnel qui en résultera, mais pour ce qu'il rapportera aux autres et – dans cette vie terre à terre, vie d'humbles devoirs, d'actes mesquins, d'intérêts vulgaires – de changer le motif et, par-là, de tout transformer. Rien, dans la vie extérieure n'en sera pour cela modifié. Quel que soit le genre de vie, le sacrifice est possible, quel que soit le milieu, Dieu peut être servi. L'éveil de la spiritualité n'est pas marqué par l'action mais par la manière dont l'action est faite. Ce n'est pas des circonstances, mais bien de notre attitude vis-à-vis d'elles que dépend notre développement. – "A vrai dire, ce symbole de la croix peut nous servir de pierre de touche, ici-bas, pour distinguer le bien du mal, dans bien des moments difficiles. Les seules actions dignes de la vie du disciple – est-il dit dans un recueil de maximes occultes – sont celles qu'illumine la lumière de la croix. – Il faut entendre par là que l'aspirant doit avoir pour mobile la ferveur d'un amour prêt à tous les sacrifices. Nous retrouvons un peu plus loin la même pensée : Quand un homme entre dans le sentier, il dépose son coeur sur la Croix ; quand la croix et le coeur ne font plus [176] qu'un, le but est atteint. – Ceci nous permettra peut-être de déterminer notre degré d'avancement, en examinant si c'est l'égoïsme ou l'oubli de nous-mêmes qui domine dans notre vie 237."
Toute vie qui commence à se former ainsi prépare la caverne où le Christ-Enfant devra naitre ; elle ne sera plus qu'une rédemption ininterrompue, divinisant de plus en plus les éléments humains. Toute vie semblable s'épanouira dans la vie d'un "Fils bienaimé," et rayonnera, un jour, de la gloire du Christ. Tout homme peut tendre vers ce but en faisant le sacrifice de tous ses actes et de toutes ses facultés, jusqu'au moment où l'or sera séparé de toute impureté et où le métal pur subsistera seul.
237 C. W. LEADBEATER, le Crédo chrétien, p. 82.