LE PRINCIPE DE FRATERNITÉ APPLIQUÉ AUX CONDITIONS SOCIALES


Je désire m'étendre, ce soir, sur l'application du principe de Fraternité dans la vie humaine, sur la façon dont il nous faudra employer ce principe pour résoudre les problèmes qui nous préoccupent actuellement, sur les moyens à employer pour passer, sans trop brusque transition, à un degré supérieur de civilisation, en procédant avec calme plutôt que par la haine et la révolution. Une révolution ne peut d'ailleurs provoquer qu'une paix relative, peu durable, bientôt troublée par de nouvelles luttes qui encouragent et réveillent les mauvais instincts tout en aggravant et en prolongeant la misère.
Si le principe de Fraternité doit nous être de quelque secours pour aplanir les difficultés que nous traversons, il est avant tout nécessaire de s'entendre sur le mot : Fraternité, et [124] de saisir une fois pour toutes ce qu'il implique.
En premier lieu, Fraternité ne signifie nullement : Égalité. Pour vous en convaincre, il vous suffira d'observer la nature ; le principe de Fraternité s'en dégage mais vous ne sauriez y voir d'Égalité.
En fait, cette question doit plutôt vous faire songer à la constitution même d'une famille où le principe d'inégalité est notoire. Vous y trouvez effectivement l'ainé et le cadet, l'expérimenté et l'inexpérimenté, ceux qui guident et ceux qui obéissent.
Si donc l'on aspire à l'avènement d'une société n'ayant pour toute devise que le mot : Égalité, le principe de Fraternité doit être alors entièrement rejeté. En effet, aussi longtemps que vous prétendrez édifier un système, ou déchainer la guerre sociale pour obtenir l'Égalité, vous enfreignez les lois de la nature et poursuivez une chimère au lieu d'un but réel et raisonnable.
Rien de plus frappant, autour de nous, que toutes ces inégalités qui, dans la nature, contribuent à l'harmonie même des choses. Mieux encore, si, détournant votre attention de ce vaste domaine que la variété des objets et [125] des êtres caractérise, vous vous restreignez à l'étude de l'homme, là, comme ailleurs, le principe d'inégalité s'impose.
Les différences d'âges, dans une famille, ne sont pas seules à prendre en considération ; il y a encore les différences de capacités, de pouvoirs, d'aptitudes, de qualités. De quelle égalité pourrait-il être question entre le malade et l'homme en parfaite santé, entre un simple infirme ayant conservé l'usage de la plupart de ses membres et le paralytique, entre l'aveugle et celui qui voit, entre le génie et le borné ou l'idiot ?
L'inégalité des conditions est une loi de nature ; l'égalité ne peut être considérée comme telle. C'est gaspiller ses forces que de chercher à édifier un système basé sur des fictions empruntées aux enseignements des utopistes, fictions qui s'évanouissent quand arrive le moment de les appliquer à la vie humaine.
"L'homme est né libre", fut-il déclaré en Amérique, et l'on interprète cette déclaration comme si elle impliquait le principe d'égalité, sans s'apercevoir qu'en réalité elle est absolument en contradiction avec toutes les choses de la vie humaine. L'homme, à sa naissance, n'est qu'un tout petit enfant impuissant et [126] dépendant ; cela est si vrai que s'il était abandonné aux joies de la Liberté, sa croissance serait rapidement compromise. Un enfant ne nait pas libre : il dépend de tout ce qui, autour de lui, doit contribuer à son développement. Si, en venant au monde, il n'était pas entouré d'affection et de soins spéciaux, il ne tarderait pas à s'éteindre quelques heures à peine après avoir vu le jour.


LA NÉCESSITÉ D'UNE HIÉRARCHIE


Les deux Sociétés qui, dans le monde, ont adopté le principe de Fraternité Universelle, admettent toutes deux La nécessité d'une Hiérarchie.
C'est là un fait des plus significatifs.
Prenez la grande Fraternité Maçonnique ! Ceux qui y sont affiliés proclament la Fraternité Universelle sur toute la surface du globe, et pourtant l'autorité des officiers d'une Loge est respectée avec la plus grande rigueur, la Hiérarchie y étant considérée comme la condition sine qua non de la Liberté.
Dans la Société théosophique qui, elle aussi, [127] a choisi, pour l'un de ses buts, la Fraternité universelle, il en est de même. Les membres admettent et reconnaissent l'existence d'une Hiérarchie qui guide les destinées de l'humanité, préside au développement graduel de l'homme, puissante Hiérarchie dont la sagesse est si grande qu'elle a, de ce fait, le droit de diriger.
Les ordres que cette Hiérarchie dicte sont joyeusement accomplis par les membres les moins importants de la Société qui, tous, reconnaissent l'autorité de Ceux qu'ils savent leur être supérieurs.
Là, en vérité, git la source de la Liberté. Sans cet ordre hiérarchique, suivant lequel la loi et la sagesse gouvernent et l'ignorant obéit, il est impossible d'entreprendre quoi que ce soit qui puisse être digne d'être baptisé du nom de liberté.
Comme j'espère vous le prouver par ce que je compte vous dire encore, nous n'avons jamais vu la liberté sur terre en dehors des rangs de cette grande Hiérarchie humaine ; nous n'avons vu que les droits de différentes classes, les droits d'un groupe sur l'autre ; jamais nous n'avons vu de liberté, l'homme n'étant pas suffisamment évolué pour comprendre les [128] conditions en dehors desquelles la liberté ne saurait exister.
Ne perdant pas de vue ce fait étrange que deux sociétés seulement, tout en proclamant la Fraternité universelle, admettent en outre un ordre hiérarchique, essayons de voir jusqu'à quel point une hiérarchie peut être établie dans la grande fraternité humaine. J'abandonne, quant à présent, cette glorieuse Hiérarchie occulte à laquelle je faisais allusion tout à l'heure, pour l'humanité ordinaire telle que nous la connaissons tous. Nous pouvons nous faire à peu près l'image de ce que devait être un État envisageant une famille où le principe de fraternité est reconnu, où les devoirs et les responsabilités sont proportionnels à l'âge et au savoir.
Mais de quelle façon l'âge peut-il entrer en ligne de compte en ce qui concerne l'humanité ? À moins qu'on ne trouve, dans la race humaine, un élément au moins analogue à l'âge d'un individu dans une famille, nous éprouverons quelque difficulté à justifier la fraternité et à faire de celle-ci une pierre angulaire pour les siècles à venir.
Ce qui existe pour les membres d'une même famille, existe aussi pour l'humanité ; d'un [129] côté comme de l'autre, il y a des différences d'âges.


LOI DE RÉINCARNATION


Les membres d'une famille naissent les uns après les autres et constituent le foyer familial composé de personnes et d'enfants d'âges divers ; il en est de même pour la grande famille humaine. Les esprits humains et pourvus d'intelligence, qui forment la vaste famille que nous connaissons, n'ont pas tous le même âge ; ils n'ont pas, dans le même temps, manifesté une existence individuelle. À l'idée de Fraternité s'adjoint donc la suprême Loi de Réincarnation
qui entraine des différences d'âges pour les âmes elles-mêmes et d'après laquelle il existe, dans l'humanité, des ainés et des cadets. Ces différences d'âges ne s'appliquent pas nécessairement aux castes ou classes qui, dans notre société moderne, se distinguent les unes des autres, bien que le système de castes dans l'Inde antique ait été basé précisément sur les âges divers des égos en réincarnation. Ce dernier système a depuis longtemps sombré dans l'oubli, et vous ne retrouverez plus sur terre cet ordre défini de nos ancêtres Aryens au début [130] de l'histoire. Il nous est néanmoins possible de discerner la jeunesse ou la maturité d'une âme en examinant les caractéristiques que l'homme apporte au moment de sa naissance. En étudiant le caractère, les marques de jeunesse ou de maturité apparaissent distinctement.
Les âmes incapables d'acquérir une certaine somme de connaissances, les âmes dont la moralité est faible, qui sont égoïstes, qui pensent avec avidité au plaisir du moment sans s'inquiéter des inconvénients qui en résultent par la suite ; l'homme trivial, superficiel ; celui qui cherche la vie facile, se laisse guider par ses caprices ; celui dont les pensées sont faibles, dont la volonté est telle qu'il est impossible de jamais compter sur lui ; celui qui est changeant, frivole, facilement entrainé par les circonstances : telles sont les caractéristiques des âmes jeunes qui, dans le passé, n'ont traversé qu'un nombre très limité d'expériences, expériences grâce auxquelles le caractère se forme, grâce auxquelles la volonté s'entraine.
Si, au contraire, vous rencontrez des individus au jugement calme et dont les capacités intellectuelles sont grandes, qui ont acquis le pouvoir de transmuer leur savoir en sagesse, qui sont inébranlables dans leurs convictions ; [131] prêts à regarder vers l'avenir sans se soucier des attractions éphémères du présent, disposés à sacrifier un peu de leur bienêtre actuel pour augmenter le bienêtre général, vous vous trouverez alors en présence d'hommes, ou de femmes, dont les âmes sont âgées et ont passé par de nombreuses expériences, ayant ainsi, et graduellement, développé leurs capacités en apportant avec elles les résultats d'une moisson récoltée depuis longtemps.
Cette grande Loi de la réincarnation est inséparable du principe de Fraternité si l'on veut appliquer celui-ci et le vivre dans la vie ordinaire. Seule l'acceptation de ces différences d'âges contribuera à édifier une société sagement organisée et heureuse.
S'il arrive que des âmes jeunes accèdent au pouvoir et à la richesse, la nation en souffrira, car, au lieu d'hommes, ce sont des enfants qui gouvernent. Par contre, il est bon pour un peuple de considérer la sagesse comme conférant de droit l'autorité, de se laisser conduire par le sage à la fois profond penseur et grand savant. Un peuple ne souffrira pas là [132] où pouvoir et savoir seront unis, où l'expérience délimitera les droits et préservera le drapeau de l'honneur de toute souillure.
Grâce seulement à ces idées, qui dérivent de la croyance à la réincarnation, grâce seulement à cette grande loi de la nature, il nous sera possible de poser, sans danger, les bases d'une nouvelle et forte société.
On objecte parfois à cela : si vous prétendez pouvoir édifier une société avec ces hauts principes pour bases, il vous faudra changer la nature humaine ; celle-ci est foncièrement égoïste, superficielle, esclave da ses habitudes. Or, comment créer une société vraiment forte et noble avec des éléments grossiers et superficiels ? Les sages ne forment qu'une minorité, quels moyens emploieriez-vous pour arriver à leur concéder le droit de gouverner ?


KARMA


Il est vrai que la nature humaine aura beaucoup à faire pour atteindre un niveau plus élevé que celui qu'elle occupe aujourd'hui ; mais il ne faut pas oublier qu'elle change à tout instant ; on n'inaugure donc pas une
méthode nouvelle en prétendant la changer. La nature humaine est en perpétuelle voie de changement au fur et à mesure que les siècles s'ajoutent aux siècles, que les civilisations se [133] succèdent les unes aux autres. Si vous voulez vous donner, une fois pour toutes, la peine de comprendre la loi de l'existence, si vous voulez enfin employer la pensée à la formation et au perfectionnement du caractère ; si vous voulez vous rappeler qu'il existe une inviolable loi de causalité que les théosophes appellent KARMA, et qui agit dans tous les départements de la vie humaine sans exception ; si vous voulez placer votre confiance dans la loi de réincarnation, fonder votre espoir sur l'inviolabilité même de la loi de cause et d'effet, comme sur les certitudes qu'elle vous offre, vous vous rendrez compte que la nature humaine est extrêmement malléable, et, selon que vous comprendrez plus ou moins bien la loi, vos progrès seront plus ou moins rapides.
Croyez-vous que la pensée soit impuissante à combattre les sentiments d'égoïsme ? N'est-elle pas la force génératrice de tous grands changements. L'action ne suit-elle pas l'idée ? Laissez-moi vous donner deux exemples frappants en vous rappelant les noms des deux [134] seules nations d'Europe qui aient obtenu l'unité nationale durant notre génération : l'Italie et l'Allemagne. Je les indique comme exemples de nations qui, autrefois composées de plusieurs États que des questions d'intérêts divisaient, ont su pourtant atteindre l'unité en tant que nations. Comment le fait s'est-il produit ? Dans les deux contrées l'idéal de l'unité nationale fut exalté. Lorsque des poètes allemands eurent, pendant des années, glorifié la patrie, lorsque cet amour de la patrie se fut réveillé chez les jeunes, lorsque les poètes eurent longuement chanté cet idéal, le soldat s'unit au citoyen, ensemble ils se mirent à l'oeuvre pour réunir tous les États en un seul grand.
Il en fut de même pour l'Italie. Longtemps avant qu'il n'eût été question de guerre ou de révolution, longtemps avant que l'idée vînt de recourir à l'épée, des penseurs italiens avaient parlé de l'unité italienne, des patriotes avaient glorifié l'idéal de l'unité d'Italie et, lorsque cet idéal eut enflammé les coeurs des jeunes, on trouva la force de se sacrifier, de suivre l'épée d'un Garibaldi et d'obtenir enfin un peuple uni en Italie.
L'enthousiasme est le produit de l'idéal ; le [135] sacrifice spontané des forces vives d'un individu est le résultat de l'idéal vers lequel on tend.
Qu'avons-nous donc besoin de faire pour changer la nature humaine ? Il suffit simplement de présenter aux jeunes de notre temps de grands idéaux, que ces jeunes enflamment leurs coeurs, y réveillent un enthousiasme communicatif jusqu'à ce que le sacrifice devienne une joie et non plus un sacrifice, jusqu'à ce qu'enfin le but qu'ils poursuivent se réalise sur terre.
C'est ainsi que la nature humaine changera, car n'oubliez pas que la Nature humaine est divine,
elle n'est pas démoniaque ; il y a un dieu dans le coeur de chaque homme, un dieu qui manifeste peu à peu ses pouvoirs divins. C'est pourquoi la puissance de l'idéal enflamme, c'est pourquoi la pensée construit le caractère.


PROBLÈME DE L'ÉDUCATION


Passons maintenant des principes au domaine des choses pratiques et voyons, parmi les problèmes sociaux, celui d'entre eux qui parait être susceptible d'une prompte solution si nous y appliquons le principe de fraternité avec ses [136] corolaires : la Réincarnation et le Karma. Le PROBLÈME DE L'ÉDUCATION est évidemment celui qui se présente tout d'abord. C'est dans ces corps plastiques, ces cerveaux souples et malléables des enfants que résident les plus grandes possibilités d'éveiller rapidement de nobles sentiments concernant l'idéal social.
Comme je l'ai dit dans ma première conférence, la tentative qui est faite dans le but de séparer la morale de la religion, de rendre l'une indépendante de l'autre, est vouée à un échec certain pour les raisons que je vous ai déjà indiquées.
Il est facile de comprendre qu'impatientés par les querelles des sectaires, les politiciens et le public songent à rejeter la religion, et désirent éviter désormais les controverses religieuses dans les écoles. Mais si vous appliquez le principe de Fraternité à la religion, vous pouvez, avec juste raison, dans un pays où la plupart des individus sont chrétiens, tout au moins de nom, espérer trouver un terrain d'entente quant à la question de l'éducation des enfants. [137]
Aux Indes, comme ici, existent des religions sectaires ; il y a des divisions entre les écoles s'adonnant aux études religieuses, et, il y a quelque douze ans, vous auriez entendu dire là-bas, comme aujourd'hui en Angleterre, et cela avec autant de conviction qu'à présent il est impossible d'enseigner la religion aux enfants indous, les luttes entre les sectes rendent l'union illusoire, et comment voulez-vous enseigner quoi que ce soit aux enfants si vous n'êtes pas d'accord sur les bases mêmes de l'enseignement à donner ?
Alors, comme aujourd'hui l'abime ne paraissait pas près d'être comblé, et pourtant, en l'espace de quatre ou cinq ans, la question était résolue aux Indes, tout au moins en ce qui concerne l'Indouisme, religion d'une énorme majorité. Que fut-il fait pour cela ? Le principe de Fraternité fut simplement appliqué. Quelques-uns d'entre nous, de concert avec les Indous théosophes, nommèrent un comité destiné à rassembler, d'un côté les doctrines essentielles de l'Indouisme, de l'autre, tout ce qui paraissait inutile ou spécial à une secte.
Quand cela fut fait, nous nous mimes à l'oeuvre, nous priâmes des étudiants de recueillir, dans les Écritures de l'Inde, tout ce qu'ils [138] pourraient trouver se rapportant aux doctrines caractéristiques de l'Indouisme, et, lorsque les textes furent assez nombreux, un théosophe entreprit alors une sorte de catéchisme de l'Indouisme. Quand celui-ci fut prêt, une centaine de copies en furent tirées et envoyées aux chefs des principales écoles et branches de philosophie. On les pria de vouloir bien prendre connaissance du manuscrit, d'y ajouter leurs objections, d'y faire toutes les remarques qu'ils jugeraient utiles. Quand ces copies eurent ainsi voyagé de mains en mains, parmi les sectes indoues que des divergences d'opinions divisaient, elles nous revinrent remplies de corrections et d'observations. Une fois de plus, nous reprîmes notre travail, examinant les critiques, adoptant les avis donnés sur lesquels nous tombions tous d'accord. Quand enfin parurent l'ouvrage élémentaire et celui plus avancé (Advanced Text-Books) sur l'Indouisme, ils se répandirent très rapidement dans toutes les sectes de l'Inde et furent adoptés d'emblée comme contenant une exposition impartiale des doctrines fondamentales de l'Indouisme. Ces ouvrages ont été admis successivement dans toutes les écoles, chez tous les princes, en sorte que, quand le grand régent musulman, du [139] Decan à Hyderabad, désira donner à ses sujets une éducation indoue, il prit simplement ces livres, en dota toutes les écoles pour que les Indous mêlés à son peuple pussent être instruits dans leurs croyances. Une chose analogue fut faite par le Gouvernement anglais au Princes'College de Rajputana, du jour où l'on s'aperçut que l'éducation laïque rendait les princes immoraux et incapables de gouverner. Durant ces huit dernières années, ces livres se sont répandus, ont été adoptés et utilisés partout.
Croyez-vous que les divisions entre chrétiens soient si profondes qu'on ne saurait, pour ceux-ci, tenter ce qui fut tenté pour les Indous ? Les points communs ne sont-ils pas plus nombreux que les points en litige ? Ne pouvez-vous éduquer vos enfants ; attendrez-vous qu'ils soient grands pour les voir amplifier le sectarisme de certaines doctrines ?
Afin d'attirer davantage encore votre attention sur ce sujet, je vous répèterai ce qu'un jour me demanda le directeur d'une institution publique : "Madame Besant, me dit-il, ne pourriez-vous écrire un manuel pour les chrétiens ?" Et je répondis : "Oui, je pourrais écrire un tel [140] ouvrage, mais je craindrais de ne les voir jamais s'en servir."
Ce doit être là l'oeuvre d'une autorité chrétienne reconnue comme telle. Je suis persuadée qu'un théosophe, mieux qu'aucun autre, saurait se charger d'une oeuvre semblable, car il ne s'arrête pas aux formes religieuses et s'attache à relever les points de concordance plutôt que les points de divergence. Mais il est précisément important que ce travail soit entrepris, non par un théosophe, mais bien par un homme qui serait animé de l'esprit de la Théosophie ; en d'autres termes, par un homme dont l'esprit serait imprégné de la Sagesse Divine et pour qui toute forme religieuse serait une expression de la vérité et non pas une source de querelles.
Supposez que cela soit fait partout où il y a des chrétiens ; voyez tous les avantages qui en résulteraient. Cela ne serait pas si difficile à réaliser. Il y a en effet certaines doctrines que vous êtes tous prêts à accepter pour peu que vous soyez chrétiens ; vous n'auriez qu'à y adapter une forme rationnelle, intelligible, et à recueillir dans vos Écritures les versets qui s'y appliqueraient, ce qui leur donnerait ainsi une valeur incontestable sans que ceux, pour [141] lesquels ces Écritures font autorité, puissent trouver à redire. J'ai eu à ce sujet une idée qui pourrait probablement être réalisée ; je me suis demandé s'il ne serait pas possible d'écrire un manuel universel intéressant la religion et la morale, à l'aide de textes empruntés à toutes les Écritures des grandes religions, à toutes les Bibles de l'humanité, dont l'autorité serait, pour ainsi dire, condensée en une doctrine universelle. De la sorte, on aurait un livre que les chrétiens, l'Indou, le Parsis, le Bouddhiste, le Musulman pourraient employer. Il est d'ailleurs très possible de tirer de ces diverses sources des éléments communs à toutes, ce qui n'empêcherait pas chaque croyance d'ajouter ses enseignements spéciaux à cette grande base ; ainsi, toutes les croyances seraient réellement soeurs. C'est là un rêve sans doute, mais je le crois réalisable.
D'après tout ce que nous avons dit, il ressort que notre éducation ne peut être indépendante des enseignements religieux sans lesquels nous ne pouvons donner de bases solides à la morale.
D'autre part, qu'adviendrait-il si l'on considérait l'État comme une grande famille composée d'enfants d'âges divers, de capacités [142] différentes, d'enfants qu'on élèverait de la même manière ? Il en résulterait un système d'éducation dans lequel une grande somme commune de connaissances intellectuelles et morales serait donnée à chaque enfant jusqu'à l'âge de dix ou onze ans ; puis interviendrait une sorte de classement selon les capacités individuelles de chacun. Vous ne songeriez plus alors, quand un enfant fait montre de dispositions musicales, à ajouter à ces dispositions quelques teintures de trois ou quatre autres arts, si bien que l'enfant n'est bon dans aucun et demeure superficiel en tout. Dès que vous apercevez une aptitude spéciale à la musique, vous devriez abandonner toutes les autres choses pour faire de la musique l'étude principale de l'enfant. Si vous trouvez un gout pour la couleur et la forme, dirigez alors l'enfant vers les arts plastiques ou vers la peinture. De la sorte, lentement et graduellement, vous vous rendrez compte que la puissance de l'art doit passer entre les mains des artistes de la nation, que la plupart de vos garçons et de vos filles doivent être préparés à en devenir les artisans et cela contre l'avenir même des arts manufacturiers. À cette condition seulement, vous assisterez au retour de la Beauté dans la vie, vous [143] verrez de nouveau le sens de la Beauté se développer dans la nation.
Si vous apercevez des aptitudes littéraires, vous n'insisterez plus désormais, – ainsi que vous le faites notamment pour vos filles, – vous n'insisterez plus pour qu'elles fassent toutes un peu de musique, qu'elles apprennent un peu le dessin et un peu à chanter ; vous laisserez toutes ces dernières choses de côté pour ne vous occuper que de l'aptitude littéraire, quand vous la trouvez, et pour diriger dès lors l'éducation de l'enfant dans ce sens.
S'agit-il de dispositions pour la science, faites de celle-ci le point principal de votre enseignement, sans oublier d'y ajouter simplement un peu de littérature et d'idéal, sans quoi votre science risquerait fort d'être vulgaire et empêcherait sa noble adaptation à la vie humaine.
S'agit-il d'aptitudes pour la mécanique, attachez-vous à les développer, sans jamais oublier que le jeune garçon ne devra pas quitter l'école avant d'avoir appris le moyen d'être utile à l'État tout en gagnant sa vie.
Tout travail maladroitement fait devrait être désormais, dans tous les domaines de l'activité humaine, un reste du passé. Il est important [144] que vous spécialisiez l'enfant à l'âge où il est encore capable d'apprendre à fond ce qui, plus tard, est destiné à être un gagne-pain. Beaucoup d'erreurs sont dues au Système actuel d'Éducation
grâce auquel le garçon reçoit une instruction beaucoup trop littéraire aux dépens de l'habileté qui lui est nécessaire lorsqu'il se destine à un travail manuel. Il vous faut, dans vos écoles, une méthode d'entrainement plus pratique que celle qui existe actuellement ; vous devez désormais éviter de croire que telle ou telle forme de l'activité humaine est plus ou moins noble que telle ou telle autre ; celui qui se sert habilement de ses mains est tout aussi honorable que celui qui se sert bien de son cerveau. La seule chose qui soit déshonorante consiste à mal se servir de ses mains ou de son cerveau. Votre principal défaut est de vous écrier : "Oh ! C'est suffisant ! Cela ira !" Rien n'ira si ce n'est pas fait aussi bien que vous êtes susceptible de le faire ; autrement vous ne faites qu'un gâchis qui salit l'esprit au lieu de l'élever.
Ce n'est pas le genre de travail auquel vous vous adonnez qui est déshonorant ou non, c'est [145] l'esprit que vous y mettez ; c'est aussi la qualité des oeuvres que vous produisez.
Aussi longtemps que vous n'aurez pas inculqué ces principes à la nation, que vous n'aurez pas rendu au travailleur sa dignité d'artiste ; aussi longtemps qu'un charpentier voudra, sans raison, instruire son fils pour en faire un clerc de notaire au lieu d'un artisan, vous mésusez vos forces en encombrant vos emplois ; aussi longtemps que vous n'aurez pas rétabli cette balance du devoir humain et du travail humain, vous ne pouvez espérer faire une société qui soit saine et forte.
Passons à d'autres choses, dont le besoin se fait si vivement sentir dans l'éducation : la discipline, le sentiment du devoir dans la vie. Je pense que cela s'apprendra plus particulièrement pendant les récréations plutôt qu'en classe. Il peut paraitre étrange de voir se servir, pour cela, de l'influence du jeu sur un garçon. C'est pourtant tout naturel. Lorsqu'un gamin est membre du team soit pour le cricket, le football ou le hockey, peu importe ! ce jeune homme ne sera jamais "un succès" tant qu'il n'aura pas appris à penser à son camp plus qu'à lui-même. Ici, l'idée d'une collectivité s'impose déjà à son esprit et lui apparait comme [146] étant, en fait, supérieure à ses propres intérêts. C'est au jeu que les garçons et les petites filles apprennent plus d'une leçon qui les rendra par la suite de meilleurs citoyens. Ils profitent des leçons telles que celles-ci : le sens de l'ordre et de la discipline, s'acquitter avec honneur de sa tâche, quels que soient le rôle qu'on joue et le terrain qu'on occupe pendant le jeu. Vous pouvez, au cricket ou au football, être placé à tel ou tel endroit du champ, le devoir du jeune garçon consiste à bien remplir ses fonctions là où son capitaine l'a placé sans désirer être en un autre point du champ. Cette discipline au jeu a plus de valeur que celle de la classe, car elle est volontaire, joyeusement consentie, stimulée par un idéal au lieu de l'être par la crainte d'un châtiment. De là, l'importance du jeu, l'importance qu'il y a à apprendre aux jeunes gens à jouer selon les règles.
Le plus grand des dangers encourus par les nations, soi-disant démocratiques, réside dans l'absence du sentiment de discipline, le manque d'ordre, le refus d'obéissance ; sans tout cela, pas une nation ne peut grandir.
Lors de mon dernier séjour en Australie, il arriva qu'un jeune mineur déserta son poste à la suite d'un reproche qui lui avait été adressé, [147] au sujet de son travail. Toute la mine décréta la grève afin de défendre le gamin contre les attaques qui étaient faites à sa liberté. Ces sortes de choses vous arrivent de temps à autre ; tant que ce fait se produira, qu'il se trouvera parmi vous de semblables éléments, vous ne saurez changer le caractère général de la nation ; vous n'aurez à votre disposition qu'un tas de morceaux de marbre sans cohésion. Avec des matériaux dépourvus de ce sentiment du devoir qui relie entre elles les choses, avec des matériaux dépourvus en outre du sentiment de responsabilité : vous ne pourrez édifier un État.
Là où manquent discipline, ordre, obéissance, manque aussi la grandeur. Mais tout cela peut s'obtenir si vous basez définitivement l'éducation sur ces idées de fraternités de réincarnation, de loi.


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LE TRAITEMENT DES CRIMINELS


Laissant ce domaine, portons maintenant notre attention sur une très importante question : la pénalité, le Traitement des criminels.
Qu'est-ce qu'un criminel ?
Les criminels peuvent être divisés en deux [148] classes : la première est celle des âmes jeunes, qui ont besoin d'être éduquées ; la seconde est celle des âmes dont le développement a été contrarié de telle sorte, que l'intelligence a évolué plus vite que la conscience, au lieu d'évoluer parallèlement à elle. À cette classe appartiennent les criminels les plus dangereux et les plus difficiles à traiter.
L'âme jeune est, pour ainsi dire, celle d'un sauvage ; un tel être, d'un degré d'évolution si inférieur, aurait été, au début de notre race, guidé vers quelque tribu sauvage, dans quelque Ile ou désert où la rude existence du sauvage l'aurait assoupli. Il serait sans doute devenu grossier, dur, cruel ; mais il aurait du moins, et graduellement, habitué sa jeune âme à un sentiment du devoir vis-à-vis de sa tribu. Aujourd'hui, les temps étant changés, l'humanité ayant rapidement progressé, il n'y a plus, dans le monde, suffisamment de lieux qui répondent à ces conditions et qui permettent un épanouissement graduel de ces âmes jeunes. Ce que nous appelons les nations civilisées se sont répandues sur toute la surface du globe, ont chassé hors de leurs domaines les indigènes qu'elles rencontrèrent, se sont emparé de leurs iles, se sont approprié leurs terres après [149] avoir envoyé les premiers propriétaires dans l'autre monde. Qu'est-il advenu de toutes ces victimes ?
Elles se sont réincarnées, suivant en cela la loi d'évolution ; mais par suite d'une autre loi, tout aussi naturelle que la première, elles se sont réincarnées dans les nations qui ont le plus contribué à les déposséder et à les immoler.
Comme vous devez le penser, rien de plus logique à ce que nous vivions sous le régime d'une loi et non pas au hasard de la chance ; aussi, ceci soit dit avec le plus profond respect, nous ne devons pas nous étonner de voir l'Angleterre nourrir dans son sein autant d'anciens sauvages. Dieu en eux n'est pas encore éveillé, ils arrivent à l'existence en sauvages qu'ils sont encore. Vous les appelez des criminels par hérédité. En réalité ce sont des âmes-jeunes, sans moralité, au cerveau peu développé, possédant toutefois une certaine force, une certaine astuce et quelques lueurs d'intelligence, mais, malgré tout, fondamentalement très jeunes. En outre, vous trouvez d'autres âmes, incarnées dans ces basses conditions et qui ne sont pas encore tout à fait prêtes à supporter, comme leurs ainées, une société qui les entrave dans leurs actions ; ce sont là des [150] criminels occasionnels que vous avez trop tendance à ranger au nombre des criminels invétérés.
Nous arrivons à la seconde classe dont je parlais tout à l'heure, celle des individus dont l'évolution normale a été contrariée et que j'ai mentionnés comme étant des plus difficiles à traiter. Ce sont, pour la plupart, des hommes très intelligents qui emploient leurs facultés intellectuelles à voler autrui, au lieu de les employer dans les limites de la loi. Ces sortes d'hommes sont très nombreux. Parfois, ils dépassent à peine les limites des lois, parfois même ils y demeurent, mais au point de vue social, rappelez-vous qu'il existe beaucoup de criminels qui se contentent, ainsi qu'on le dit, de côtoyer la loi, juste de quoi éviter la prison. Ce point se rapporte à l'exemple que je vous présentais l'autre jour à propos de cet homme qui ruina la compagnie de chemin de fer de tout un district, profitant de cette ruine pour s'amasser une fortune considérable. Ce n'est pas là un criminel tel qu'on le conçoit habituellement, les agents ne peuvent l'arrêter comme un voleur mais, vis-à-vis du
Karma, de la Justice éternelle, tout en employant des moyens légaux, cet homme [151] qui a volé des milliers de ses semblables en les privant de leur gagne-pain, cet homme-là est pire que le voleur qu'on jette en prison pour avoir dérobé le portemonnaie d'un passant.
Il existe, dans toute contrée civilisée, bon nombre d'autres choses qui sont illégales tout en restant légales au point de vue strict de la loi ; beaucoup d'entre elles se déguisent sous le nom de : Compagnies par actions. Il est souvent très difficile d'en démontrer la fraude ; néanmoins, et c'est un fait à constater, on voit toujours ce genre de Compagnies péricliter ; les personnes qui en ont acheté les actions sont volées, tandis que le promoteur en sort indemne, devient même un homme très considéré et fort bien accueilli dans le monde.
Il est certain qu'en nous plaçant au point de vue social, cela est foncièrement immoral ; mais nous ne pouvons les appeler criminels au sens propre du mot, bien que la loi soit prête à les attaquer s'ils dépassent trop sensiblement la mesure.
Comment allons-nous maintenant traiter les âmes jeunes ; comment éviterons-nous aussi d'en faire des criminels invétérés ou des récidivistes ? Existe-t-il quelque chose de plus triste [152] et de plus honteux que les condamnations s'accumulant parfois jusqu'au chiffre de cinquante ou soixante pour un même individu avec, chaque fois, des jugements dont la longueur croît proportionnellement au nombre de délits commis, sous prétexte que l'accusé est un criminel invétéré ? Mais c'est vous qui l'avez pour ainsi dire obligé à devenir ce que vous l'accusez d'être.
Vous ne devriez pas traiter un homme qui a violé la loi en lui infligeant sept jours, un mois ou un an de prison, peine que vous allongez à chaque récidive. Vous ne traitez pas les malades ainsi ! Vous ne verrez pas un seul médecin ordonner huit jours d'hôpital à un varioleux, ou un mois d'hospice pour un accès de fièvre ; les patients sont retenus et soignés jusqu'à ce qu'ils soient entièrement guéris, et c'est ainsi que vous devriez traiter quiconque a des tendances au crime.
Vous ne devriez pas punir, mais secourir ; votre devoir serait de vous charger de cette âme-enfant et de la ramener au bien.
Vous ne devriez pas non plus, dans vos prisons, infliger des travaux inutiles sous prétexte de punir. Le criminel dont l'âme est celle d'un sauvage a toujours horreur du travail ; il est toujours paresseux ; cela est dû à sa jeunesse. [153] Si vous prétendez lui faire faire, à titre de châtiment, des travaux forcés et inutiles, vous n'aboutirez qu'à accroitre son dégout pour tout genre de travail ; il le haïra plus à sa sortie de prison qu'au moment de son entrée.
Faire charger et décharger des boulets d'un coin de la cour de prison à l'autre coin et vice-versa, infliger cette inutile torture du moulin de discipline, ce n'est pas là guérir le prisonnier, c'est en faire un criminel 7. Lorsqu'un tel homme se trouve entre vos mains, votre devoir est de prendre soin de lui, de le traiter comme un frère cadet qui ne sait pas encore se conduire ; votre titre d'ainé vous y oblige. Il est nécessaire de lui apprendre un honnête métier qui lui fournisse le moyen de gagner sa vie ; il vous faut au préalable le discipliner, non pas cruellement, mais avec fermeté et patience ; faites-lui comprendre cette loi d'après laquelle tout individu qui refuse de travailler n'a pas le droit de manger ; apprenez-lui, dans la prison, à mériter chacun de ses repas. Enseignez-lui un métier à l'aide duquel, et dans les murs mêmes de son cachot, il gagnera son existence [154] en attendant le jour où vous lui fournirez l'occasion de continuer à travailler à l'extérieur de la prison. Si alors, il refuse et revient de nouveau entre vos mains, recommencez à le discipliner jusqu'à ce qu'il soit complètement guéri, cela demanderait-il plusieurs années, car la construction du caractère exige souvent un temps assez long. Vous pouvez éviter de faire de la vie en prison une chose dégradante, ce qui est le cas aujourd'hui ; fournissez au prisonnier les moyens de se récréer à l'aide de distractions qui élèvent son esprit au lieu de le laisser s'abattre sous l'influence du lourd sentiment de disgrâce qu'il éprouve entre les murs de sa prison. Vous avez certes le droit de l'isoler pour qu'il ne nuise pas à la société, mais vous devez le traiter comme un jeune dans le grand foyer national, l'entrainer graduellement au bien, et, lorsqu'il consent à vivre d'une vie meilleure, donnez-lui les clefs qui lui rendront la liberté. Il y a aussi souvent beaucoup à faire avant d'emprisonner.

7 Il parait que ce genre de condamnations vient d'être aboli dans les prisons anglaises ; si cela est vrai, un grand pas en avant a été fait. (Note de l'auteur.)


LE SYSTÈME DE PROBATION


On vient précisément, ces derniers temps, de mettre ici à l'essai ce que l'on appelle :
Le système de probation.
Il a été inventé en Amérique et a déjà fourni [155] d'excellents résultats dans certaines contrées. Un membre de notre Société, Miss Lucy Bartlett, a eu l'immense privilège d'introduire ce système en Italie où il est maintenant de rigueur.
En quoi consiste-t-il ?
Lorsqu'un jeune garçon, – ou une jeune fille, – commet un premier délit, il n'est pas envoyé en prison si un généreux et honorable citoyen s'est présenté devant le tribunal en disant : "Je me charge de cet enfant, de cette petite fille, de ce jeune homme, de cette jeune femme… je serai son ami, j'aurai soin de lui." Alors le coupable n'est pas mis en prison ; la peine est suspendue ; elle n'est appliquée que s'il ne se corrige pas, et il est très rare qu'il ne se corrige pas. Un homme, – ou une femme, – appartenant à la classe riche de la société et devenant l'ami d'un frère ou d'une soeur plus jeune, cela seul suffit, dans la plupart des cas, pour ramener au bien. L'ainé se fait un ami du coupable, le promène de temps à autre, lui parle, le traite véritablement comme un frère ou une soeur, et le coupable s'amende, tant est grande la force de l'amour qui réveille en autrui le respect de soi, tant est grand le besoin d'être loué.
Tels sont les moyens à employer, – qui le [156] plus souvent réussissent, – pour ramener à la vertu celui qui s'est engagé sur le sentier du vice pour la première fois. En outre, l'amitié contractée pendant la période d'épreuves se continue toute la vie durant entre protecteur et protégé ; réconfort, secours, instructions se faisant chaque jour plus efficaces et profitant à l'un aussi bien qu'à l'autre.
Le système est appliqué en Amérique depuis un temps assez long pour que nous puissions juger de sa valeur ; il fonctionne également en Italie depuis deux ou trois ans, ce qui est peu mais des quantités d'hommes et de femmes de la classe riche se sont offerts pour devenir les amis des infortunés qui se trouvent sous le coup de la loi.
Il est certain qu'il ne saurait exister de meilleure application de la Fraternité quant au traitement des criminels ; c'est accomplir le devoir qui incombe à tous ceux qui sont au-dessus des tentations du vice auxquelles les plus jeunes succombent.
Je ne puis abandonner ce sujet sans dire un mot de La Peine capitale.


LA PEINE CAPITALE


Quiconque admet le principe de fraternité [157] ne peut vraiment soutenir et défendre ce genre de châtiment. Peut-être quelques-uns d'entre nous se rappellent-ils cette parole d'un Français facétieux : "Que messieurs les assassins commencent." Mais c'est des niveaux supérieurs que doit venir l'exemple et non des niveaux inférieurs. Vous ne pouvez espérer que votre assassin respecte la vie humaine si, d'après vos lois, vous lui enseignez que le meurtre trouve son châtiment dans un autre meurtre. Oui, c'est vrai, l'un est passionnel, l'autre est légal ; mais si la loi n'apprend pas le respect de la vie humaine, comment voulez-vous que le criminel, esclave de ses passions, soit porté à avoir ce respect ? Je ne m'attarderai pas au peu de cas que l'on fait de la vie d'un homme en le supprimant ; j'attirerai plutôt votre attention sur un point beaucoup plus important. Vous ne vous débarrassez nullement d'un assassin en le supprimant, vous ne vous débarrassez que de son corps physique et ce corps est la prison la plus pratique que vous puissiez trouver pour mettre l'individu en lieu sûr. En l'incarcérant, vous lui évitez de nouveaux crimes, ce que vous êtes incapables de faire quand, par la pendaison, vous avez libéré l'âme. Vous ne tuez pas, vous ne le pouvez pas, ce que vous [158] tuez ce n'est que le corps ; quant à l'individu lui-même, vous lui avez simplement ouvert les portes du monde voisin qui interpénètre le nôtre et dont les habitants nous entourent à tout instant. Vous l'envoyez là plein de pensées de haine, vibrant de colère et préméditant déjà de sanglantes vengeances contre ceux qui ont attenté à ses jours. Il devient alors l'instigateur de nouveaux meurtres en stimulant, en incitant d'autres criminels à l'assassinat. N'avez-vous jamais remarqué qu'une même espèce de meurtres se retrouve fréquemment dans le même milieu jusqu'à former le même genre d'actes répréhensibles ? Je sais que la presse, en donnant les détails de toutes ces horreurs, contribue largement à inspirer les mauvaises imaginations, et s'ajoute ainsi aux tentations provenant du monde où vous avez envoyé le condamné. Dans une contrée civilisée, les détails d'un crime ne devraient jamais être livrés à la publicité ; les hommes devraient enfin se rendre compte qu'en agissant de la sorte, ils ne font que stimuler l'esprit d'imitation et rendre le meurtre plus fréquent.
Il y a une autre raison qui devrait vous retenir d'envoyer si facilement un homme à la mort. Lorsqu'un criminel est entre vos mains, [159] vous devriez vous rappeler toutes les existences qui l'attendent, vous devriez lui donner quelque chose à emporter avec lui au-delà de la tombe, quelque chose qui, dans l'autre monde, soit susceptible de se transformer peu à peu en sens moral ; vous devriez vous rappeler qu'il reviendra dans un corps physique, Il est alors de votre devoir de lui préparer cette incarnation future, en lui fournissant, dans la présente, tout ce que la pensée et l'amour humain peuvent lui communiquer de bon et de bien. Je le répète, nous avons un grand devoir à remplir vis-à-vis de ces âmes jeunes afin qu'elles puissent profiter de notre civilisation au lieu d'en souffrir comme c'est trop souvent le cas de nos jours.


* * *


QUESTIONS ÉCONOMIQUES


Quel sera le résultat de la Fraternité dans les Questions Économiques ?
La solution de ce problème exigera certainement de fortes intelligences qui soient capables de trouver une juste balance entre la production et la consommation, de façon à ce [160] que d'un côté : les hommes aient moins à souffrir de la misère où ils sont plongés, de l'autre, moins inutiles dans le luxe dont ils s'entourent.
Ce n'est pas le Socialisme des Rues qui permettra de résoudre ces grands et difficiles problèmes. Vous ne pouvez les résoudre qu'en prenant en considération tous les problèmes secondaires qui s'y rattachent. Un système de coopération générale, d'intérêts communs, ou quelque chose de ce genre, peuvent être les principes susceptibles d'améliorer les conditions sociales. À moins que vous ne rendiez les travailleurs plus heureux, plus satisfaits de leur sort, vous ne pourrez pas exercer de contrôle sur l'ignorant, car ce contrôle menacera toujours ses moyens d'existence ; c'est donc la ruine. Laissez-moi vous donner un exemple qui vous indiquera plus clairement mes vues à ce sujet.
Depuis plusieurs années, des grèves nombreuses ont éclaté dans ce pays, et nous ne pouvons douter qu'elles furent causées autant par l'avidité de la classe dirigeante que par un [161] traitement injuste envers les ouvriers. Quoi qu'il en soit, ces grèves ont le plus souvent, et dans la plupart des cas, rabaissé l'ouvrier à des niveaux plus bas que celui qu'il occupait avant de se révolter.
Je me trouvais l'autre jour à Tyneside ; Newcastle et tous les ports l'avoisinant, comme aussi toute la côte de Sunderland formaient autrefois, en Angleterre, de grands centres de constructions maritimes. Les grèves consécutives paralysèrent peu à peu l'activité de ces centres, dans l'impossibilité où l'on se trouvait de payer les tarifs demandés. La contrée, de ce fait, cessa d'être la grande contrée ouvrière et maritime qu'elle était, le commerce tomba, la ruine s'étendit. Vous ne pouvez blâmer les grévistes qui luttèrent pour leur bienêtre ; ils ne comprenaient pas les difficultés auxquelles toutes ces grandes maisons devaient faire face ; ils ne comprenaient pas qu'ils rendaient la construction des navires impossible à leurs patrons en leur demandant des salaires qui n'étaient pas trop élevés, mais que le constructeur ne pouvait accepter, étant données les exigences de la vie commerciale d'alors. Et il en est toujours ainsi.
Une intelligence prudente et un jugement [162] sain sont de rigueur pour ces questions. Sentant cela, des chambres de commerce proposèrent des élévations graduelles d'appointements, des commissions d'arbitrage, etc. Tout cela est fort bien, mais une difficulté surgit dans vos commissions d'arbitrage, car leurs décisions ne sont pas toujours acceptées. Lorsque les individus en appellent à la commission, c'est toujours avec l'espoir qu'on décidera en leur faveur ; si cela n'a pas lieu, ils ne sont guère disposés à s'y soumettre.
Je reviens une fois de plus à ce dont je fus témoin. Je me trouvais l'an dernier en Nouvelle-Zélande ; une grave collision se produisit entre ouvriers et patrons ; en fin de compte, les deux partis en appelèrent à une commission d'arbitrage. Bien que les arbitres eussent été choisis dans les deux camps, les hommes refusèrent de reprendre le travail lorsque la décision leur fut connue.
Vous ne pouvez employer cette méthode en ce qui concerne les graves questions économiques. Un corps de métier ne devrait jamais considérer son seul intérêt, lorsqu'il s'agit de fixer le taux des salaires que le patron aura à payer, car la question se complique de nombreuses considérations ; il n'y a pas un [163] commerce, il y a la balance de tous les commerces, et c'est sur cette balance qu'il faut tabler avant de prendre une décision. De là, la nécessité d'une grande habileté, d'une puissante intelligence pour l'étude des questions économiques, étude dans laquelle un ouvrier ne saurait être d'aucun secours. Tel est le point délicat ; c'est là qu'il faut, de chaque côté, un état d'esprit particulier que seul l'intérêt général anime ; autrement, il en résulte, à la fin, plus de troubles qu'auparavant et le commerce cesse, là où les conditions lui sont devenues contraires. C'est ce qui se produit actuellement en Australie : les personnes versées dans les connaissances minières et autres choses analogues fixent les salaires que les compagnies maritimes doivent donner à leurs marins. Aussi, lorsque des bateaux de la Compagnie P. et O. arrivent dans les eaux australiennes, les armateurs sont obligés de rétribuer leurs hommes aux conditions imposées par la situation économique en Australie. – Quel en est le résultat ? – Les navires P. et O. ne partent pas ; les compagnies ne peuvent se ruiner pour le plaisir des ouvriers australiens ; les moyens de transport sont supprimés et, quand le mal est fait, le remède arrive toujours trop tard. Voilà ce qui [164] arrive partout où les ouvriers sont arrivés au pouvoir ; on veut gouverner avant d'avoir appris à le faire ; on veut le pouvoir avant d'en avoir compris les lois.


TRAVAIL DES FEMMES


C'est à peu près ce qui a lieu aussi dans la question du Travail des femmes.
La femme réclame bien haut le droit de travailler, mais elle oublie souvent que les dirigeants peuvent profiter de certaines caractéristiques qui lui sont inhérentes et que rien ne peut changer, car elles sont fondamentales et naturelles. Lorsque la femme fait abstraction de ses titres d'épouse et de mère pour s'en aller travailler à la fabrique, laissant derrière elle des enfants qu'elle laisse sans surveillance, ou pour la sauvegarde desquels elle rétribue des personnes complaisantes, les appointements baissent immédiatement car on la sait consentante à travailler pour peu, étant donnée la misère des enfants restés au foyer. C'est alors le monde renversé : la femme prend le rôle du mari, le mari celui de la femme. Il arrive que les enfants souffrent de l'absence de leur mère ; l'homme, lui, court les rues sans situation, la [165] femme ayant été prise à sa place puisqu'elle travaille pour un plus faible salaire. Telles sont, parmi bien d'autres, les difficultés résultant d'une chose qui parait cependant si logique : le droit pour la femme de travailler et d'en recueillir les fruits.
L'homme et la femme ne seront jamais égaux devant le travail, car la femme porte les enfants. C'est là que git la différence ; c'est pour la nation une question de santé et d'honneur.
La femme peut-elle en vérité exiger les appointements qu'on donne à l'homme ? Un jour que je me plaignais des appointements de famine qu'on donnait à des allumettières, j'entendis cette brutale réponse : "La femme peut toujours, quand elle veut, augmenter son salaire." Et cela est vrai ! et cela place la femme dans un état d'infériorité quant à la question du travail. Ce qui tout d'abord paraissait promettre pour l'avenir, n'a fait qu'augmenter la crise économique, a chassé l'homme à la rue pendant que la femme travaille doublement, à la fabrique et au foyer. Cet état de choses ne peut durer, un remède s'impose.
Je le répète, il faut, pour s'occuper de ces questions économiques, les meilleurs cerveaux et les coeurs les plus généreux, une [166] connaissance très vaste du genre humain et une profonde sympathie pour autrui. Sans ces qualités vous ne résoudrez pas ces terribles problèmes de l'époque ; vous n'y arriverez pas par la rudesse et les moyens violents ; il vous faudra employer la sagesse et l'amour, appuyer sur cette vérité suivante :
La puissance d'une nation dépend de l'intérêt qu'on lui porte ; la lutte des classes entre elles ne peut rien, l'union de tous pour le bien général sera seule féconde en résultats.
Parfait ! Vous écrierez-vous ; mais…
La politique ?


LA POLITIQUE


À vrai dire, je ne peux rien vous exprimer là-dessus, car je ne m'attache qu'aux grands principes, ce qui ne m'empêchera pas cependant de revenir un peu en arrière pour vous parler encore de cette Liberté dont je vous ai entretenus déjà au début de cette conférence.
Certaines gens s'imaginent que la Liberté se résume dans un vote ; vous ne pouvez faire d'erreur plus grossière. La liberté et le vote n'ont rien de commun. Le vote vous confère le pouvoir de faire des lois pour gouverner, il ne vous procure en aucune façon la Liberté. Je [167] l'ai déjà dit, nous n'avons jamais joui de la Liberté sur terre.
Nous avons eu ici, en Angleterre, toute espèce de lois mais de Liberté, jamais ! Feuilletez l'histoire, vous y verrez l'époque des rois ; grâce à eux l'Angleterre s'édifia en nation ; puis vinrent les Barons, et leur oeuvre ne fut pas si funeste puisque, de leur temps, on disait : "l'heureuse Angleterre" et certainement personne ne songerait à dire cela aujourd'hui. Ensuite vint l'Angleterre des Parlements ; à partir de cette époque elle dégénéra de plus en plus ; enfin naquit le Commerce anglais. Et qui nous gouverne actuellement ? Ce ne sont ni le Roi, ni les Lords, ni le Parlement, ce sont, d'un côté :
Le Veau d'or – La Canaille de l'autre. Or, ni l'un ni l'autre ne contribueront à la prospérité de la nation.
La Liberté est une grande déesse, au ciel, elle est forte, bienfaisante, austère ; mais elle n'obéira jamais aux hurlements des foules qui l'appellent ; elle n'obéira pas davantage aux arguments dictés par les passions débridées, ni à la haine des classes entre elles. La Liberté [168] ne descendra jamais ici-bas, dans les affaires du monde, avant qu'elle ne soit d'abord descendue dans les coeurs des hommes, avant que l'Esprit, libre au fond de ces coeurs, n'ait dominé la nature inférieure, les passions, les désirs insatiables et la volonté de se frayer un chemin pour soi-même en marchant sur ses frères.
Vous ne pouvez édifier une nation libre qu'à la condition d'avoir des hommes et des femmes qui soient libres ; – mais aucun homme, comme aucune femme, n'est libre, quand il est dominé par l'appétit, le vice, l'alcool, quelle que soit enfin la forme malfaisante qu'il est impuissant à dompter.
Le contrôle de soi-même est la seule base sur laquelle vous pourrez élever la Liberté. Sinon c'est l'anarchie et non la Liberté. Chaque fois que l'anarchie des temps présents fait un pas en avant, votre bonheur en est le prix. Mais quand la Liberté viendra, elle viendra dans une nation où les hommes et les femmes auront appris à se contrôler, à être maitres d'eux-mêmes. Alors, mais alors seulement, dans une nation composée de tels hommes et de telles femmes qui seront libres, forts, justes, maitres d'eux-mêmes, prêts à se servir de leurs forces pour l'accomplissement de hauts et nobles [169] desseins, dans une pareille nation vous pourrez jouir alors de cette politique libre qui résulte de la liberté individuelle, liberté qui n'est nullement le produit des haineuses passions de l'homme.