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LES ENSEIGNEMENTS DES MAITRES DE LA HIERARCHIE

LES LOIS FONDAMENTALES DE LA THÉOSOPHIE Par Annie BESANT - 1910

III — LE BONHEUR OU LA MISÈRE QUE VOUS AUREZ EN PARTAGE DÉPENDENT DU BONHEUR ET DE LA MISÈRE QUE VOUS AUREZ DONNÉS À AUTRUI

III — LE BONHEUR OU LA MISÈRE QUE VOUS AUREZ EN PARTAGE DÉPENDENT DU BONHEUR ET DE LA MISÈRE QUE VOUS AUREZ DONNÉS À AUTRUI


Selon votre conduite envers les autres, une réaction égale à l'action produite réagira sur vous. Cette loi explique une classe des problèmes de la vie que j'ai dû passer sous silence dimanche dernier. Il arrive fréquemment qu'un homme jouissant du luxe ait un mauvais caractère, et vous vous dite : "Comment se fait-il que cette personne soit comblée [157] de richesses alors qu'elle possède un caractère aussi égoïste et aussi peu agréable ?" La vertu ne procure pas la richesse ; la récompense d'une vertu, ainsi que le dit si bien Tennyson dans l'une de ses poésies, se poursuit sans fin. Supposez qu'un homme fasse une action charitable, fasse don d'une forte somme d'argent, ainsi qu'on le fait généralement en Angleterre et en Amérique où une personnalité fait souvent présent d'un parc tout entier à une municipalité ou d'une somme très élevée pour construire un hôpital ; ce n'est pas toujours parce qu'il s'intéresse aux pauvres gens, mais parce qu'il espère obtenir un titre : en Angleterre, celui de baron ou de comte, ici, dans l'Inde, celui de roi ou de khan Bahadur. Qu'a fait au juste un tel homme et quel sera le résultat de son action ? Un certain nombre de pauvres gens en ont joui ; le parc est bienvenu de quelques milliers de pauvres ; à l'hôpital, des milliers de malades sont soignés. Eh bien ! Il en résulte que la récolte due à ces actes charitables se présentera sous forme d'un entourage physique offrant le confort, la richesse, le luxe ; un tel homme récolte ce qu'il a semé. De même que si l'on sème du riz, on récolte du riz, de même, si l'on sème le confort, on récolte le confort. Mais, me direz-vous, il n'a [158] pas fait ces actions dans le but spécial de créer du
bonheur, il a été guidé par un motif intéressé, pour un gain personnel ? Comment résoudre la question, comment son karma s'effectuera-t-il ?
Il s'effectuera dans le caractère. Dans sa prochaine incarnation, un tel homme sera égoïste, c'est-à-dire malheureux, en dépit du confort et du luxe dont il sera entouré. Cela parait être un paradoxe que d'avoir le confort et le luxe et de posséder un caractère aussi peu enviable ; pourtant, la loi a été appliquée. La nature a payé le plaisir physique qu'il a procuré par un plaisir physique, et, pour le sentiment égoïste qu'il aura exprimé, il revient avec un caractère d'égoïste qui le rendra malheureux même au milieu de son luxe.
Chaque loi oeuvre selon ses propres lignes avec les conséquences inévitables qui s'y rattachent ; rien n'est oublié, rien n'est pardonné ; et toutes ces méthodes par lesquelles le karma est mis en application expliquent les paradoxes apparents de la vie humaine.


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Comprenez bien ces trois lois et alors vous verrez qu'en les appliquant vous pouvez être [159] le maitre de votre destin. C'est par la pensée que vous construisez votre caractère ; par le désir vous créez les occasions qui vous aideront à vous rendre possesseur des objets que vous avez en vue ; votre bonheur physique, mental et moral, dépend du bonheur physique, mental et moral, que vous aurez fait autour de vous.
Étant données ces lois, étant donnée aussi, dans une certaine mesure, la façon dont il est possible de les appliquer, étudions-les encore plus à fond afin de pouvoir faire face aux quelques difficultés qui surgissent encore à l'esprit et font obstacle à la compréhension complète de cette théorie. Tous ces désirs, toutes ces pensées, toutes ces actions entremêlées, enchevêtrés les uns avec les autres, forment, bien entendu, une sorte de trame des plus complexes. Comment arriverons-nous à saisir la façon dont le passé tout entier devra influencer le présent, et comment ces principes pourront-ils nous aider à diriger notre conduite dans une voie plus sage ? Il y a danger à ne connaitre cette loi que vaguement, car il en résulte une tendance à l'inertie et l'on risque de s'écrier : "Oh, c'est mon Karma !" semblable en cela à l'ignorant qui demeure au bas de l'escalier en disant : "Puisque la loi de pesanteur m'attire [160] vers le centre de la terre, je ne puis monter."
La connaissance superficielle du Karma a été pour un grand nombre d'Indous une cause de paralysie morale. Au lieu de comprendre que le Karma, comme toutes les forces de la nature, n'est pas une loi qui contraint, mais qui aide, ils s'abandonnent à l'inertie, s'imaginant qu'ils ne peuvent rien parce que cela serait "contre le Karma". Ce n'est cependant pas la faute des anciens scripteurs qui l'ont exposé bien clairement. Rappelez-vous que Yudhishthira, étant allé voir Bhisma, le seigneur du Dharma, pour lui demander lequel était le plus important de l'effort présent ou des résultats passés, Bhisma entra dans une longue démonstration et lui montra que Karma, c'étaient les pensées, les actions, les désirs du passé. Lui ayant montré les brins de chanvre dont se compose la corde du Karma, il termina en disant que l'effort importe plus que la destinée. Comment cela peut-il être, alors qu'il y a tant de vies derrière nous ? Comment l'effort peut-il importer plus que la destinée, alors que nous avons généré dans le passé tant de causes innombrables dont nous devons récolter les effets dans le présent ?
Examinons la raison de cette théorie en ne [161] considérant par exemple que les résultats de l'activité d'une seule journée.
Le soir venu reportez-vous aux pensées que vous avez eues pendant le jour et rendez-vous compte de leur nature ; elles ont sans doute été bien mélangées : les unes furent bonnes, les autres mauvaises ou incolores ; le résultat ou la balance est très faible, soit du côté du bien, soit du côté du mal. Il en est de même pour vos désirs : eux aussi ont été bien mélangés, quelques-uns ont été assez nobles et assez élevés, d'autres mesquins ou même grossiers ; mais la force de ces désirs ne s'est pas toujours exercée dans une seule et même direction ; de même en est-il pour vos actions, quelques-unes ont fait le bonheur de certaines personnes, et d'autres ont été malveillantes, si bien que, finalement, il y a à peu près équilibre de part et d'autre.
Appliquez cette façon de faire à tous les jours de vos vies antérieures et vous verrez que dans Karma, il n'y a pas un seul et même courant qui vous pousse en avant, mais qu'il existe une série de courants oeuvrant dans des directions différentes ; il en est qui se neutralisent les uns les autres, en sorte qu'en fin de compte le résultat net est en général extrêmement faible. Un homme peut avoir [162] pensé fortement, délibérément et de manière telle qu'une partie de son caractère peut être mauvaise ; en ce cas, par des pensées constantes dirigées dans une direction contraire à la première, il lui faudra détruire ce qu'il a fait. Dans la grande majorité des cas, c'est ce
qui vous arrive ; un grand nombre de courants convergent sur vous, vous engagent vers des directions différentes et vous y mêlez aujourd'hui les pensées, les désirs et les actions du présent. Il en résulte parfois que la force du moment, pensée ou désir, se trouve être suffisante pour faire pencher tant soit peu la balance d'un côté ou de l'autre, et il ne faut pas oublier que, dans la balance du Karma, les poids ne se trouvent pas seulement sur un plateau, mais sur les deux. En réalité ces plateaux sont souvent si bien équilibrés qu'un rien peut les faire pencher. Voilà pourquoi Bhisma essayait de stimuler ses auditeurs à l'effort en leur disant que l'effort importe plus que la destinée. Vous avez dans le passé, pensé, désiré, agi, et dans le présent, parmi toutes ces pensées, ces désirs, ces actions, certains sont en votre faveur, d'autres contre vous ; c'est donc vous qui avez pensé, désiré et agi, qui devez ajouter les poids nécessaires pour faire pencher la balance soit d'un côté, soit de l'autre. [163]
Il y a certainement des cas où le mauvais Karma est à ce point accumulé sur un plateau que les efforts actuels ne sont pas suffisants pour le faire remonter. Dans ce cas celui qui comprend le Karma devrait lutter contre le mal, de toutes ses forces, afin de diminuer l'influence du passé qui vous fait agir dans le mauvais sens et l'affaiblir ainsi pour l'avenir. Prenez l'exemple d'un homme qui, dans une autre existence, ayant toujours désiré des choses qui ne lui appartenaient pas, a dans sa vie actuelle une forte tendance à voler. Supposez maintenant qu'il se laisse aller à cette tendance quand elle s'impose à lui sous la forme d'une tentation puissante ; doit-il céder et dire : "Je ne puis m'empêcher de voler" ? Non, il doit lutter jusqu'au bout de toute la force de résistance dont il est capable. Il peut un instant faillir, retomber dans son crime, mais chaque effort qu'il aura fait contre, diminuera pour l'avenir la force du mal ; il peut faillir aujourd'hui mais il triomphera demain. La leçon qui se dégage de la connaissance du Karma est telle que, quelle que soit la tentation subie, nous devons lutter contre elle jusqu'à extinction complète de nos forces. Les hommes qui ne connaissent rien de vos efforts antérieurs jugeront sans doute sévèrement la dernière faute commise, mais la loi du Karma [164] elle a inscrit ces efforts à votre avoir sur son grand-livre.
Prenons un autre cas, cas dont j'ai entendu souvent parler et où le Karma est mal appliqué, aussi bien en Orient qu'en Occident par des gens qui n'ont fait qu'effleurer le sujet, et qui ne comprennent pas son modus operandi.
Lorsqu'une personne se trouve dans l'embarras ou malade, on se contente de dire : "C'est son Karma, pourquoi lui viendrais-je en aide ?" Il y a autour de nous toutes sortes de maux et de souffrances qui sont en effet les résultats du Karma, mais ce n'est pas une raison qui doive nous empêcher d'y remédier. Les mauvaises pensées, les mauvais désirs, les mauvaises actions ont généré la souffrance, mais cela ne veut pas dire que nous devions nous abstenir, en ce qui nous concerne, de bonnes pensées, de louables désirs, de nobles actions qui transformeront la souffrance en joie. De même qu'aujourd'hui dépend en grande partie d'hier, demain dépendra d'aujourd'hui. Obéiriez-vous même à un sentiment égoïste, vous devriez aider ceux qui souffrent du fait de leur Karma, sans quoi vous vous préparez un Karma qui fera le vide autour de vous lorsque vous aurez besoin d'être aidé. Lorsqu'un être humain vous crie sa souffrance, vous n'avez pas à lui répondre [165] qu'il l'a méritée parce qu'il a commis des fautes qu'il doit expier, votre devoir est de l'aider. Il est vrai que la justice divine régit le monde et que personne ne peut souffrir à moins qu'il ne l'ait mérité, mais nous qui sommes aveugles, laissons entre les mains divines qui dirigent le monde le soin d'appliquer une loi de nature qui inflige la souffrance, laissez le sceptre de la justice à Dieu qui, seul, sait s'en servir équitablement et ne soyez, vous, pour les malheureux, que des messagers de l'amour et de la miséricorde de Dieu. Sachez que si la loi exige qu'un homme souffre, tout ce que vous tenterez sera inutile pour prévenir la souffrance ; mais, par contre, il est fort possible que vous soyez précisément ceux qui sont appelés à apporter le soulagement à celui qui souffre et avec lequel, peut-être, vous êtes karmiquement liés. Refuserez-vous d'être l'agent de la loi qui place le malheureux sur votre chemin pour que vous lui veniez en aide ? Prendre prétexte d'une loi mal comprise pour excuser notre sévérité, notre égoïsme, notre indifférence, c'est blasphémer contre la justice et augmenter ainsi, d'une faute, la somme d'erreurs commises ; quand sonne l'heure de la rétribution et de la souffrance, celui qui a blasphémé de la sorte ne verra aucune main [166] se tendre vers lui pour le secourir. Tel est le Karma qui vous attend si vous n'avez nulle pitié pour votre frère malheureux.
Cette erreur vient de ce que la loi n'est pas comprise comme elle devrait l'être ou qu'elle l'est insuffisamment ; l'on ne se rend pas compte alors de la manière dont elle fonctionne. S'il entre dans le Karma d'un homme d'avoir à subir un évènement quelconque, vous ne pourrez empêcher cet évènement ; la nature n'ayant nul besoin de vos services pour assurer le fonctionnement des lois, laissez donc la loi s'exercer librement,
mais il n'empêche que notre devoir est dans l'action : agir et secourir sont toujours choses possibles bien que nous ayons toujours à compter avec la loi : Si le Karma de ceux que nous voulons aider neutralise nos efforts, nous n'avons alors qu'à nous soumettre.
L'homme qui ne sait rien de tout cela agit quelquefois avec plus d'efficacité que celui qui interprète mal cette théorie de Karma. Il peut arriver en effet, qu'un Anglais qui ignore complètement cette loi, s'acharnera contre un obstacle et cela, si bien, que l'obstacle cèdera, tandis qu'un Indou ne connaissant le Karma qu'imparfaitement s'immobilisera et se découragera en présence du même obstacle, ce dont il souffrira. La situation de [167] l'un vaut celle de l'autre : toutes deux sont mauvaises ; il est aussi nuisible de ne pas connaitre la loi que de la connaitre incomplètement, car la faible idée qu'on s'en fait paralyse les efforts. Il faut l'apprendre parfaitement et apprendre aussi à l'appliquer. Son exposé tout entier, pour les Indous, se trouve dans les Shastras, malheureusement oubliés depuis longtemps, ce qui fait qu'on a aujourd'hui perdu le vrai sens de ces Écritures.
Supposez que nous appliquions la loi de Karma à quelques-uns des problèmes que j'essayais de résoudre la semaine dernière. Prenez par exemple l'enfant que la mort sépare de ses parents ; aujourd'hui notre cas ne sera plus celui d'un petit enfant, mais d'un jeune homme, d'un fils unique, décédé subitement à l'âge de dix-sept ou dix-huit ans. Désespérés, ses parents vinrent me trouver en me disant : "Pouvez-vous nous expliquer comment il se fait que le Karma abandonne de malheureux enfants à des parents pauvres qui ne les aiment guère et peuvent à peine subvenir à leurs besoins, alors qu'il nous sépare d'un fils que nous adorions, que nous pouvions entourer de tous les avantages que la vie procure ?" De pareilles questions sont souvent posées, et, pour répondre à celle que je [168] viens de vous citer, il me fallut remonter au passé des parents, rechercher comment et pourquoi le Karma les frappait ainsi d'une si douloureuse manière. Ceux-ci, dans une incarnation précédente, s'étaient épousés et, de leur union, trois ou quatre enfants étaient nés. Le frère de l'un des deux époux étant venu à mourir, il laissait un enfant, orphelin, n'ayant d'autres parents que son oncle et sa tante. Laisser l'enfant sans secours était chose inhumaine et impossible : aussi le prirent-ils avec eux. Mais loin de se montrer bons pour lui, ils en firent leur domestique, le nourrirent mal, le traitèrent durement, si bien que le malheureux orphelin mourut vers l'âge de dix-sept ou dix-huit ans, le coeur brisé à la suite des mauvais traitements infligés, alors que, de tempérament affectueux, il avait tant besoin de tendresse. Or, c'est lui-même qui leur revint, comme fils unique ; sur sa tête ils avaient placé toutes leurs espérances, l'entourant de tout leur amour ; le Karma le leur enleva précisément à l'âge où il était mort dans sa précédente incarnation, et le foyer, derrière lui, devint un désert.
C'est ainsi que le Karma opère, et l'on ne peut y échapper : la Nature ne pardonne pas ; mais, par la connaissance, vous pouvez triompher du jour où vous aurez appris [169] à équilibrer une force contre une autre, à neutraliser le mal fait dans le passé par le bien accompli dans la vie présente.


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En étudiant de la sorte le modus operandi de la loi, vous en arriverez peu à peu à envisager la vie sous un angle vraiment scientifique. Vous ne vous plaindrez plus, sachant que vous êtes le propre créateur de votre destinée, de vos souffrances comme de vos joies. L'homme de science qui subit un échec au cours de ses expériences n'accuse que lui-même et non la nature, car s'il avait disposé ses appareils comme ils doivent l'être, il aurait réussi, la nature ne nous trompant jamais ; si l'expérience ne lui donne pas ce qu'il en attendait, il sait que la faute lui en incombe et il recherche la cause de son erreur.
C'est de la sorte que la connaissance de Karma peut influencer notre conduite. Il se peut que nous ne sachions pas toujours pourquoi un évènement déterminé survient, mais nous savons du moins qu'il ne surgit pas sans raison, ni sans cause et nous nous arrangerons immédiatement de façon à faire face, de notre mieux, aux résultats du passé, pour [170] que, de la souffrance présente, nous tirions une leçon grâce à laquelle nous nous préparerons, pour l'avenir, une destinée qui nous soit plus favorable.
Mais, me direz-vous, ce Karma est un problème philosophique bien complexe et vous ne pouvez espérer le rendre accessible aux masses. Aux Indes la chose n'est pas impossible, le moindre paysan que vous rencontrerez travaillant dans les champs vous dira dans un langage simple ce que c'est que le Karma ; il sait que c'est lui-même qui a fait sa vie d'aujourd'hui telle qu'elle est, il sait qu'il prépare à présent sa vie future. Un Indou et un Anglais s'entretenaient un jour sur le Karma et l'Anglais en vint à dire : "Le peuple ne pourra pas le comprendre, ce n'est pas là un sujet qui soit accessible aux ignorants." Ils passaient au même moment non
loin d'une maison où un groupe de coolies et de maçons travaillaient. L'Indou répondit à notre Anglais : "Demandez à l'un de ces hommes pourquoi vous êtes ce que vous êtes et ce qu'il est, lui". – "Il ne comprendra pas". – "N'importe, essayez." L'Anglais s'approcha donc d'un coolie et lui demanda : "Comment se fait-il que je sois riche et indépendant, alors que vous êtes, vous, obligé de travailler par cette chaleur [171] accablante". – "Parce que, répliqua le coolie, vous avez dans le passé mérité la situation que vous occupez aujourd'hui et moi, la mienne. Si je me conduis bien dans cette vie, je serai riche et heureux à mon tour dans ma prochaine existence ; si vous vous conduisez mal dans votre vie présente, vous serez dans votre prochaine incarnation pauvre et malheureux." Pour ce simple coolie, c'était donc, d'après lui, le Karma qui régit la vie et le travail de l'homme. Il n'aurait pu naturellement vous en parler comme je l'ai fait aujourd'hui, en employant des termes et des arguments philosophiques ; mais il en connaissait les principes généraux, et il réglait sa vie en conséquence ; il n'avait aucune connaissance des assertions scientifiques à ce sujet, mais il savait que les effets de la conduite ont une répercussion sur les vies successives que l'homme est appelé à traverser. Rien ne gouverne la vie des hommes aussi rigoureusement bien que cette loi du Karma. J'ai, il est vrai, signalé que la compréhension imparfaite du Karma paralysait souvent les efforts ; mais, pour remédier à cet inconvénient, il ne faut pas détruire la connaissance que l'on en peut avoir, si faible qu'elle soit, il faut au contraire la développer, montrer qu'elle est un stimulant pour [172] l'action, parce qu'elle confère le pouvoir.
Il y a, au sujet du désir, une difficulté susceptible de nous frapper ; d'après ce que je vous en ai dit, il semblerait être soumis à notre contrôle. Comment estimer la valeur de nos désirs et choisir ceux qui nous donneront satisfaction, choisir les objets qui devront être les nôtres, choisir le sort dont nous jouirons ? Nous éprouvons des besoins, donc nous désirons. Comment aimer ceux que nous repoussons et repousser ceux que nous aimons ? Vous ne pouvez directement changer le désir par le désir ; vous ne pouvez dompter un désir par un désir, et cependant vous n'êtes pas impuissant.

Toute activité se compose de trois parties :
Le désir ;
La pensée ;
L'acte.

Une fois encore, je le répète, c'est la pensée qui vous viendra en aide. Vous vous apercevrez qu'en laissant libre cours à certains de nos désirs, ceux-ci n'aboutiront qu'à des résultats peu satisfaisants pour vous ; vous vous apercevrez que vos désirs physiques, comme la tendance à bien manger et à bien boire, sont trop intenses et vous vous [173] rendrez compte que vous ne pouvez les éteindre directement, mais que, par la pensée, vous pouvez les transformer. Étudiez-vous et cherchez quels sont les désirs auxquels vous êtes le plus enclin et qui, pour vous, peuvent être cause de souffrance. Prenons par exemple la gourmandise ; vous aimez les mets délicats et en mangez plus que de raison. Eh bien ! Dites-vous – non pas au moment de la jouissance – mais lorsque vous êtes calme et d'humeur à réfléchir : "Qu'arrivera-t-il si je cède à ma gourmandise ? Je deviendrai peu à peu trop gras et impotent, je troublerai mes digestions et tomberai malade. Il me faut donc étouffer ce désir, puisque, en un laps de temps indéterminé, il ne peut me conduire qu'à la souffrance." Dès l'instant où vous avez cette pensée, vous commencez déjà à réfréner le désir. En vous faisant mentalement un tableau des résultats désastreux que produira votre vice, vous ferez naitre le dégout et, délibérément, vous prendrez la résolution de ne plus obéir à un désir passager pouvant être la cause d'une longue vie de souffrance. Voilà donc comment il vous est possible, par la pensée, de maitriser le désir et de le transformer. Choisissez bien vos désirs, faites-le méthodiquement sans perdre de vue les résultats qu'ils [174] peuvent avoir. Ayant une roupie à dépenser, vous pouvez hésiter entre l'achat d'un livre et un bon diner : vous ferez mieux de ne dépenser que deux ou trois annas pour le diner et de garder le reste pour le livre, car celui-ci vous reste, alors que le diner est bien vite terminé et le plaisir que vous y avez trouvé, tôt oublié. Étant une créature raisonnable, un choix judicieux dicté par la pensée sera l'arme qui vous servira à lutter contre le désir dont la réalisation ne peut qu'engendrer de la souffrance pour l'avenir.
Il ressort nécessairement de tout cela que votre vie ne sera plus désormais vide et superficielle, que la pensée et la réflexion au contraire domineront sur elle et sur tous les mauvais sentiments possibles ; et vous tous, hommes et femmes, vous tous humains, vous ne pouvez vivre comme des brutes n'agissant que sous l'impulsion des passions et des désirs, sans s'inquiéter de l'avenir. Le nom d'homme que vous portez implique l'idée de pensée, car la racine d'où vient le mot homme, dans les langues européennes, dérive du mot sanscrit "man" qui signifie : penser. De par l'étymologie même de votre nom vous êtes des penseurs, autant par la place que vous occupez dans l'évolution, que [175] par le degré auquel vous êtes arrivé sur l'Échelle de Vies.
Pour ceux qui raisonnent, qui pensent, qui délibèrent, la connaissance est absolument nécessaire car la raison ne peut s'exercer qu'autant que l'homme possède des éléments qui lui permettent de comparer, de peser, de juger ; c'est pourquoi il est indispensable pour vous d'étudier la loi et, lorsque vous la comprendrez, d'agir dans son sens.
Tel a été aujourd'hui l'objet de ma conférence : je vous ai présenté la théorie du Karma selon les trois divisions qu'elle comporte : désir, pensée et action.
Au lieu de vous révolter contre le sort qui vous est dévolu, tentez plutôt de devenir ce qu'il faudrait que vous fussiez. Les pensées nettes, nobles et fortes peuvent être l'apanage de l'homme et de la femme ; si dans le monde physique, les choses ne se présentent pas toujours selon votre gré, recherchez-en les causes et, les ayant trouvées, essayez d'en modifier les effets ; cela vous est aussi possible avec le caractère, les désirs et les actions sur lesquels vous pouvez exercer le pouvoir créateur de la pensée tout en vous rendant compte que, de votre attitude envers autrui, dépendent le bonheur et le malheur de vos vies successives. Connaissant la loi pour [176] l'avoir étudiée à fond, agissez en connaissance de cause et en être raisonnable ; créez-vous une destinée meilleure, un avenir plus noble. N'oubliez jamais que la pensée est un véritable pouvoir créateur qui peut édifier ou transformer le caractère et que celui-ci est le facteur le plus important de votre bonheur. Un caractère noble, ferme, évolué, est le présage d'une grande destinée dans l'avenir ; c'est à vous qu'il appartient de tramer cette destinée et, quant au choix à faire, mes amis, c'est de vous qu'il dépend, il est entre vos mains.

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