L'ÉVOLUTION
Nous allons étudier ce soir la deuxième partie du sujet abordé hier. Vous vous souvenez que j'ai divisé ce sujet, pour plus de facilité, en trois chapitres : les Différences, l'Évolution, le Problème du Bien et du Mal. Hier nous avons étudié la question des Différences et la raison pour laquelle différents hommes ont différents Dharmas. Je me permets de vous rappeler la définition du Dharma que nous avons adoptée : le Dharma signifie la nature intérieure, caractérisée par le degré d'évolution atteint, plus la loi déterminant la croissance dans la période évolutive qui va suivre. Je vous demanderai de ne pas perdre de vue cette définition, car sans elle vous ne pourriez appliquer le Dharma à ce que nous aurons à [28] étudier dans le troisième chapitre de notre sujet.
Sous le titre de "l'Évolution" nous allons étudier la manière dont le germe vital devient, par l'évolution, l'image parfaite de Dieu. Nous avons vu, souvenons-nous-en, que la seule représentation possible de cette image de Dieu était dans la totalité des nombreux objets constituant par leurs détails l'univers et que l'individu n'atteindrait la perfection qu'en jouant d'une manière parfaite son rôle particulier dans le formidable ensemble.
Avant de pouvoir comprendre l'Évolution, il nous faut trouver sa source et sa raison : une vie qui s'engage dans la matière avant de développer toutes sortes d'organismes compliqués. Nous partons de ce principe que tout vient de Dieu et que tout est en Lui. Rien dans l'univers ne peut être exclu de Lui. Nulle vie qui ne soit Sa vie ; nulle force qui ne soit Sa force ; nulle énergie qui ne soit Son énergie ; nulles formes qui ne soient Ses formes ; toutes sont le résultat de Sa pensée. Voilà notre base. Voilà le principe où nous devons nous cantonner osant accepter tout ce qu'il implique, osant admettre toutes ses conséquences.
"La semence de tous les êtres", dit Shrî Krishna parlant comme suprême Ishvara, "voilà ce que Je suis, ô Arjuna ! Et il n'y a rien d'animé ou d'inanimé qui puisse exister privé de Moi", [29] (Bhagavad Gita, X, 39.) Ne craignons pas de prendre cette position centrale. N'hésitons pas, sous prétexte que les vies en cours d'évolution sont imparfaites, devant aucune des conclusions où pourrait nous conduire cette vérité.
Dans un autre verset Il a dit : "Je suis la fraude du tricheur. Je suis aussi la splendeur des choses splendides". (X, 36.) Quel est le sens de ces mots qui paraissent si étranges ? Comment expliquer cette phrase qui semble presque impie ? Non seulement nous trouvons énoncé, dans ce discours, notre principe fondamental, mais encore nous voyons que Manou enseigne exactement la même vérité : – "De Sa propre Substance Il fait naitre l'univers". La vie, en émanant du Suprême, revêt voile après voile de Mâyâ, sous lesquels la vie doit développer par l'évolution toutes les perfections latentes en elle.
Mais on se demandera tout d'abord : Cette vie, émanant d'Ishvara, ne contient-elle pas, dès le principe, en elle-même, toutes choses déjà développées, toute puissance manifestée, toute possibilité actuellement réalisée ? La réponse à cette question, maintes fois donnée en symboles, en allégories et en termes précis, est négative. La vie contient tout, potentiellement, mais rien d'abord de manifesté. Elle contient tout en germe, mais rien d'abord comme organisé, [30] développé.
La semence est ce qui est placé dans les flots immenses de la matière. Le germe seul est donné par la Vie du Monde. Ces germes venus de la vie d'Ishvara développent pas à pas, phase après phase, sur chaque échelon successivement, toutes les puissances présentes dans le Père générateur, nom que Se donne Ishvara dans la Gita. Il le déclare encore : – "Ma matrice est Mahat-Brahma ; en elle je place le germe ; telle est l'origine de tous les êtres, ô Bhârata. Quelle que soit la matrice où se forment les mortels, ô Kaunteya, Mahat-Brahma est leur matrice et je suis leur Père générateur". (XIV, 3-4.) De cette semence, de ce germe contenant toutes choses à l'état de possibilités, mais rien encore de manifesté, de cette semence doit évoluer une vie s'élevant, de niveau en niveau, de plus en plus haut, jusqu'à ce qu'il se forme un centre conscient capable d'atteindre, en s'élargissant, la conscience même d'Ishvara, mais tout en restant un centre susceptible de devenir un nouveau Logos ou Ishvara, afin de produire un nouvel univers.
Reprenons en détail cette immense vue d'ensemble. La vie qui se mêle à la matière ; voilà notre point de départ. Ces germes de vie, ces myriades de semences, ou, pour employer l'expression des Upanishads, ces innombrables étincelles, émanent toutes de la Flamme unique qui est le [31] Suprême Brahman. Il faut maintenant que dans ces semences s'éveillent des qualités. Ces qualités sont des forces, mais des forces manifestées à travers la matière. L'une après l'autre les forces apparaitront. Elles constituent la vie d'Ishvara voilée dans la Mâyâ. Lente est la croissance dans les premières périodes et cachée, comme la graine est cachée sous terre quand elle implante sa racine en profondeur et envoie vers la surface sa tendre pousse, pour permettre l'apparition future du jeune arbre. Elle germe en silence la semence divine, et les commencements reculés sont cachés dans les ténèbres, comme les racines sous la terre.
Cette force inhérente à la vie, ou plutôt ces forces innombrables que manifeste Ishvara pour permettre à l'univers d'exister, ces myriades de forces n'apparaissent pas, tout d'abord, dans le germe. Nul signe de son immense avenir, nul présage de ce qu'il deviendra plus tard. Il a été prononcé, relativement à cette manifestation dans la matière, une parole qui jette beaucoup de lumière sur la question, si nous parvenons à en saisir le sens intérieur et subtil : Shrî Krishna, parlant de Sa Prakriti, ou manifestation inférieure, dit : "La terre, l'eau, le feu, l'air, l'éther, Manas, Buddhi, et Ahankâra, tels sont les huit éléments de Ma Prakriti. Celle-ci est l'inférieure". Puis [32] il définit Sa Prakriti supérieure : "Connais Mon autre Prakriti, la supérieure, l'élément vital, ô puissant guerrier, qui maintient l'univers". (VII, 4, 5.) Puis, un peu plus lard mais séparées des paroles qui précédent par de nombreux versets, si bien que souvent le lien qui les relie échappe au lecteur, d'autres paroles sont prononcées : "Cette divine Mâyâ qui est la Mienne, formée par les Gunas, est difficile à percer. Ceux qui viennent à Moi, ceux-là peuvent pénétrer cette Mâyâ" (VII, 14.) Cette Yoga-Mâyâ est, en vérité, difficile à percer. Beaucoup ne parviennent pas à La découvrir sous Son enveloppe de Mâyâ, tant elle est difficile à pénétrer. "Ceux qui sont dénués de Buddhi Me regardent, Moi le non-manifesté, comme manifesté. Ils ignorent Ma nature Suprême, impérissable, très excellente. Tous ne me découvrent pas sous le voile de Ma Yoga-Mâyâ". (VII, 24, 25.) Il déclare ensuite que c'est Sa vie non manifestée qui imprègne l'univers. L'élément de vie, ou Prakriti supérieure, est non-manifesté ; la Prakriti inférieure est manifestée. Il dit alors : "Du non-manifesté jaillit, à la naissance du jour, le flot des objets manifestés. Quand la nuit vient, ils se dissolvent de nouveau dans Ce qui est appelé le non-manifesté". (VIII, 18.) Ceci se répète indéfiniment. Plus loin Il nous dit : "Aussi existe-t-il, en vérité, au-dessus [33] du non-manifesté, un autre non-manifesté, éternel. Quand tous les êtres sont détruits, il n'est pas détruit". (VIII, 20.) Il y a une distinction subtile entre Ishvara et l'image de Lui-même qu'il envoie au dehors. L'image est le reflet du non-manifesté, mais Lui-même est le non-manifesté supérieur, l'éternel qui n'est jamais détruit.
Cela compris, nous arrivons à l'élaboration des facultés. Ici nous commençons vraiment notre évolution. Le flux vital s'est mêlé à la matière, afin que la semence fût placée dans un milieu matériel, rendant l'évolution possible. C'est quand nous arrivons au début de la germination que la difficulté commence. Il faut, en effet, nous reporter, par la pensée, au temps où il n'existait dans ce soi embryonnaire ni raison, ni faculté imaginative, ni mémoire, ni jugement, enfin aucune des facultés mentales conditionnées que nous connaissons ; où toute la vie manifestée était celle que nous trouvons dans le règne minéral, placée dans les conditions de conscience les plus basses. Les minéraux font preuve de conscience par leurs attractions et leurs répulsions, par la cohésion de leurs particules, par leurs affinités et leurs antipathies, mais elles ne montrent rien de cette conscience que l'on peut, appeler le sentiment du "moi" et du "non-moi". [34]
Dans chacune de ces formes primitives du règne minéral commence à se développer la vie d'Ishvara. Non seulement il y a là l'évolution du germe de vie, mais Lui-même, dans toute Sa force et dans toute Sa puissance, est présent dans chaque atome de Son univers. Sienne est la vie mouvante qui rend l'évolution inévitable ; Sienne est la force qui dilate doucement les parois de la matière, avec une immense patience et un amour vigilant, empêchant qu'elles ne se brisent sous cette tension. Dieu, qui est Lui-même le Père de la vie, renferme en Lui-même cette vie, comme une Mère, développant la semence à Sa ressemblance. Il ne montre jamais d'impatience, jamais de précipitation. Il veut bien prélever sur les siècles sans nombre tout le temps dont le petit germe peut avoir besoin. Le temps n'est rien pour Ishvara, car Il est éternel et, pour Lui, tout EST. C'est une manifestation parfaite qu'Il veut. Aucune précipitation dans Son travail. Nous verrons plus tard comment s'exerce cette patience infinie. L'homme, destiné à devenir l'image de son Père, reflète en lui-même le Soi avec lequel il fait un et dont il émane.
Il faut que la vie s'éveille. Mais comment ? Des coups, des vibrations amèneront l'essence intérieure à devenir active. La vie est excitée à l'action au contact des vibrations extérieures. [35] Ces myriades de semences de vie, encore inconscientes, enveloppées dans la matière, la nature les lance les unes contre les autres par les innombrables moyens dont elle dispose. Mais "la nature" n'est que le vêtement de Dieu, Sa manifestation la plus basse sur le plan matériel. Les formes se heurtent. Elles ébranlent ainsi les enveloppes matérielles extérieures qui recouvrent la vie, et la vie répond au coup par un tressaillement.
Peu importe la nature du coup. Ce qu'il faut avant tout, c'est que le coup soit violent. Toute expérience est utile. Tout ce qui frappe l'enveloppe avec assez d'énergie pour éveiller dans cette vie un tressaillement suffit, pour commencer. Il faut que la vie, au dedans, arrive à tressaillir. Ce sera l'éveil en elle d'une faculté naissante. D'abord il n'y aura qu'un tressaillement intérieur, sans action sur l'enveloppe extérieure. Mais, à mesure que les coups succèdent aux coups, que vibration après vibration produit ses secousses de tremblement de terre, la vie intérieure envoie au dehors, à travers sa propre enveloppe, un frémissement qui est une réponse. Le coup a provoqué une réponse. Un degré de plus se trouve ainsi atteint : la réponse est donnée par la vie cachée et en traverse l'enveloppe. Ces expériences se succèdent dans le règne minéral et dans le [36] règne végétal. Dans le règne végétal les réponses aux vibrations nées du contact commencent à montrer que la vie possède une nouvelle faculté, la sensation. La vie commence à faire preuve de ce que nous appelons des "impressions". Autrement dit, elle répond d'une manière différente au plaisir et à la souffrance. L'essence du plaisir est l'harmonie. Tout ce qui procure du plaisir est harmonique. Tout ce qui fait souffrir est une dissonance. Pensez à la musique. Des notes harmoniques, frappées en un même accord, donnent à l'oreille une sensation agréable ; mais si vous frappez du doigt les cordes sans vous occuper des notes, vous produisez une dissonance qui fait souffrir l'oreille. Ce qui est vrai en musique est vrai partout. La santé est une harmonie, la maladie une dissonance ; la force est une harmonie, la faiblesse une dissonance ; la beauté est une harmonie, la laideur une dissonance. Partout, dans la nature, le plaisir signifie la réponse d'un être doué de sensation à des vibrations harmoniques et rythmiques ; et la souffrance signifie sa réponse aux vibrations dissonantes et non rythmiques. Les vibrations harmoniques ouvrent un canal se prêtant à l'expansion de la vie, et le courant, allant au dehors, constitue "le plaisir". Les vibrations non harmoniques ferment les issues, en empêchant le courant de se produire, [37] et cet empêchement constitue la souffrance. [L'étudiant devrait chercher à dégager toutes les applications de ce principe fondamental. Ce travail lui servirait beaucoup à fixer ses idées] Le courant de vie allant au dehors vers des objets constitue ce que nous appelons "le désir". Par suite le plaisir devient la satisfaction du désir. Cette différence commence à se faire sentir dans le règne végétal. Un coup survient. Il est harmonique. La vie répond à ces vibrations harmoniques, se dilate et dans cette dilatation, éprouve du "plaisir". Un coup survient. C'est une dissonance. La vie lui répond par une dissonance, est rejetée sur elle-même, et, dans cet arrêt, trouve une cause de "souffrance". Les coups se succèdent sans trêve ni repos, et ce n'est qu'après avoir été répétés un nombre de fois infini qu'ils éveillent dans cette vie captive le sentiment de la distinction entre le plaisir et la souffrance. Établir des distinctions – telle est la seule manière dont notre conscience, pour le moment du moins, parvient à distinguer des objets entre eux. Prenons un exemple très familier. Si vous placez une pièce de monnaie dans la paume de votre main et si vous refermez les doigts sur cette pièce, vous la sentez ; mais, à mesure que la pression se prolonge, sans rien pour la modifier, le sentiment du contact disparait dans la main et vous ne [38] sauriez dire si votre main n'est pas vide. Remuez un doigt et vous sentez la pièce ; laissez la main immobile et la sensation disparait. La conscience ne peut donc connaitre les objets que par les différences et, quand la différence disparait, la conscience cesse de répondre.
Nous arrivons à la faculté suivante manifestée dans l'évolution de la vie à travers le règne animal. La sensibilité au plaisir et à la souffrance est grande maintenant, et la faculté d'établir des rapports entre les objets et les sensations apparait en germe ; nous l'appelons "la perception". Que signifie ce mot ? Il signifie que la vie arrive à pouvoir établir un lien entre l'objet qui l'impressionne et la sensation par laquelle elle répond à cet objet. Quand cette vie naissante, au contact d'un objet extérieur, reconnait en lui un objet donnant du plaisir ou de la douleur, nous disons que cet objet est perçu et que la faculté de percevoir ou d'établir des liens entre les mondes extérieur et intérieur est évoluée. Quand ce progrès est réalisé, la faculté mentale commence à germer et à croitre dans l'organisme. Nous la trouvons chez les animaux supérieurs.
Prenons-la chez le sauvage, ce qui nous permettra de passer plus rapidement sur ces premières périodes. Nous trouvons le sentiment du "moi" et du "non-moi" surgissant lentement en lui, ces [39] deux sentiments marchant de pair. Le "non-moi" le touche et le "moi" le sent ; le "non-moi" lui est agréable et le "moi" le sait ; le "non-moi" le fait souffrir et le "moi" éprouve cette souffrance. Une distinction est maintenant établie entre le sentiment qu'on regarde comme le "moi" et toutes les causes qu'on regarde comme le "non-moi". Ici nait l'intelligence et la racine de la Soi-conscience commence à se développer. Autrement dit, il se forme un centre vers lequel tout converge du dehors et duquel tout diverge vers l'extérieur.
J'ai dit que les vibrations se répétaient. Cette répétition produit maintenant des résultats plus rapides. Elle amène à percevoir les objets agréables et, par-là, permet d'atteindre le degré suivant : l'attente du plaisir avant que le contact n'ait lieu. On reconnait dans l'objet celui qui a déjà donné du plaisir ; on s'attend à la répétition de ce plaisir. Cette attente est le premier signe de mémoire et le commencement de l'imagination. L'intellect et le désir s'entrelacent. L'attente amène donc une nouvelle qualité mentale à se manifester en germe. Quand existent la reconnaissance de l'objet et l'attente du plaisir que doit accompagner le retour de cet objet, le progrès suivant est de former et d'animer une image mentale de l'objet, son souvenir, d'où [40] un flux de désir, un désir d'avoir cet objet, une aspiration vers cet objet et, finalement, la recherche de cet objet qui procure des impressions agréables. L'homme multiplie ainsi en lui les désirs actifs. Il désire le plaisir et, poussé par l'intellect, il se met à sa recherche. Pendant longtemps il était resté dans la période animale. Jamais, alors, il ne recherchait un objet sans une sensation interne précise lui inspirant un besoin, besoin que le monde extérieur pouvait seul satisfaire. Revenons, un instant seulement, à l'animal. Qu'est-ce qui le pousse à l'action ? – Le désir impérieux de se délivrer d'une sensation désagréable. Il a faim ; il désire de la nourriture ; il se met à sa recherche. Il a soif ; il veut se désaltérer et se met en quête d'eau. Il recherche donc toujours l'objet pouvant satisfaire son désir. Satisfait son désir et il restera en repos. Chez l'animal point de mouvement spontané. L'impulsion doit venir du dehors. La faim, il est vrai, est éprouvée par le corps intérieur, mais celui-ci est extérieur relativement au centre de la conscience. Le degré d'évolution de la conscience peut être établi par le rapport existant entre les influences déterminantes extérieures et les mobiles spontanés. La conscience inférieure est poussée à l'action par des influences extérieures à elle-même. La conscience supérieure est poussée à [41] à l'action par des mobiles venant du dedans.
Or, en étudiant le sauvage, nous voyons que la satisfaction du désir est la loi de son progrès. Comme ceci doit paraitre étrange à beaucoup d'entre vous ! Manou a dit : "Chercher à se délivrer des désirs en les satisfaisant, c'est essayer d'éteindre le feu en y versant du beurre fondu. Il faut mater et maitriser le désir. Il faut étouffer absolument le désir". – Ceci est très certainement vrai, mais seulement quand l'homme atteint un certain degré d'évolution. Dans les premières phases, la satisfaction des désirs est la loi de l'évolution. Si l'homme ne satisfait pas ses désirs, il n'y a pas pour lui de progrès possible. Il faut réaliser que, dans cette période, il n'existe rien qui puisse s'appeler moralité. Nulle distinction entre le bien et le mal.
Tout désir doit être satisfait. C'est lorsque ce centre conscient, qui vient de naitre, cherche à satisfaire ses désirs – et alors seulement – qu'il peut se développer. Pendant cette phase primitive, le Dharma du sauvage ou de l'animal supérieur lui est imposé. Il n'a pas le choix. Sa nature intérieure, que distingue le développement du désir, demande à être satisfaite. La satisfaction de ce désir, telle est la loi de son progrès. Le Dharma du sauvage est donc de satisfaire tous ses désirs. Et vous ne trouvez pas en lui le sentiment du bien et du mal, pas la [42] plus faible, pas la plus vague notion que la satisfaction des désirs puisse être défendue par une loi supérieure.
Sans la satisfaction des désirs, pas de développement possible. Ce développement doit précéder l'éveil de la raison et du jugement et l'acquisition des facultés plus hautes de la mémoire et de l'imagination. Tout cela doit prendre naissance dans la satisfaction du désir. L'expérience est la loi de la vie ; elle est la loi du progrès. Sans accumuler des expériences de tout genre, l'homme ne peut savoir qu'il vit dans un monde soumis à la Loi. La Loi a deux manières de parler à l'homme : le plaisir quand la Loi est observée, la souffrance quand on lui résiste. Si, dans cette phase peu avancée, les hommes ne faisaient pas toutes sortes d'expériences, comment apprendraient-ils l'existence de la Loi ? Comment arriveraient-ils à établir une distinction entre le bien et le mal, sans avoir fait l'expérience et du bien et du mal ? Les contraires seuls rendent l'existence d'un univers possible. Un moment arrive où ces contraires se présentent à la conscience sous forme de bien et de mal. Vous ne pouvez connaitre la lumière sans l'obscurité, le mouvement sans le repos, le plaisir sans la souffrance. De même vous ne pouvez connaitre le bien qui est l'harmonie avec la Loi sans connaitre le mal qui est le désaccord avec la [43] Loi. Le bien et le mal sont des contraires caractérisant une période plus avancée de l'évolution humaine, et l'homme ne peut arriver à apprécier ce qui les distingue sans avoir fait l'expérience de l'un et de l'autre.
Et maintenant se produit un changement. L'homme est arrivé à un certain degré de discernement. Laissé à lui-même d'une façon absolue, il arriverait avec le temps à reconnaitre que certaines choses lui sont favorables, que certaines le fortifient, que certaines exaltent sa vie ; que d'autres, de même, l'affaiblissent et diminuent sa vie. L'expérience lui enseignerait tout cela. Avec l'expérience pour seul maitre, il parviendrait à distinguer le bien du mal, identifierait le sentiment agréable qui exalte la vie avec le bien, et le sentiment pénible qui la diminue avec le mal, et arriverait ainsi à conclure que toute félicité et tout progrès ont leur source dans l'obéissance à la Loi. Mais il faudrait très longtemps à cette intelligence naissante pour comparer entre elles les expériences agréables et pénibles et ces expériences, difficiles à comprendre, où ce qui a d'abord donné du plaisir devient, par l'excès, une cause de souffrance – et en déduire ensuite le principe de la Loi. Il se passerait très longtemps avant qu'elle ne puisse réunir d'innombrables expériences et en déduire l'idée que ceci est bien, [44] que cela est mal. Mais cette déduction, elle n'y arrive pas par ses seuls moyens. Des mondes passés viennent à elle certaines Intelligences d'une évolution plus haute que la sienne, des Maitres qui viennent aider son développement, prendre en main sa croissance, lui apprendre l'existence d'une loi posant les conditions de son évolution et qui augmentera son bonheur, son intelligence et sa force. En réalité la Révélation, venant de la bouche d'un Maitre, hâte l'évolution et, au lieu d'être laissé aux lents enseignements de l'expérience, l'homme trouve dans les paroles d'un supérieur et dans leur expression de la loi une aide à son développement.
Le Maitre vient et dit à cette intelligence naissante : "En tuant cet homme, tu commettras une action que je défends, d'autorité divine ; cette action est mauvaise ; elle te rendra malheureux". Le Maitre dit : "Il est bien de secourir ceux qui meurent de faim ; cet affamé est ton frère, nourris-le, ne le laisse pas mourir de faim ; partage avec lui ce que tu possèdes ; cette action est bonne et, si tu obéis à cette loi, tu t'en trouveras bien". Des récompenses sont montrées pour attirer l'intelligence naissante vers le bien, des punitions et des menaces pour la détourner du mal. La prospérité terrestre est associée à l'obéissance à la loi, l'infortune terrestre à sa transgression. [45] Cette déclaration de la loi – que le malheur est la conséquence de ce que la loi défend, et le bonheur la conséquence de ce qu'elle ordonne – stimule l'intelligence naissante. Celle-ci méconnait la loi et, le châtiment venant ensuite, elle souffre. Puis elle dit : "Le Maitre m'avait prévenue". Le souvenir d'un commandement confirmé par l'expérience fait sur la conscience une impression bien plus rapide et plus forte que l'expérience seule, sans la révélation de la loi. Cette déclaration de ce que les savants appellent les principes fondamentaux de la moralité – à savoir que certains genres d'action retardent l'évolution et que d'autres l'accélèrent – cette déclaration est pour l'intelligence un immense stimulant.
L'homme refuse-t-il d'obéir à la loi ? Il est alors livré aux dures leçons de l'expérience. Dit-il : "Je veux cet objet bien que la loi l'interdise" ? Il est alors livré aux enseignements sévères de la douleur, et le fouet de la souffrance lui apprend la leçon qu'il n'a pas voulu recevoir des lèvres de l'amour.
Que cela est fréquent de nos jours ! Que de fois un jeune homme raisonneur et infatué de lui-même refuse d'écouter la loi, refuse d'écouter l'expérience et ne tient aucun compte des enseignements du passé ! Le désir, chez lui, l'emporte [46] sur l'intelligence. Son père a le coeur brisé. "Mon fils, dit-il, mon fils est plongé dans le vice ; il se laisse aller au mal. Je lui ai montré à bien agir mais il est devenu menteur. J'ai le coeur brisé par sa conduite". – Mais Ishvara, Père plus tendre qu'aucun père terrestre, reste patient. Car il est dans le fils autant que dans le père. Il est en lui et l'instruit de la seule manière que cette âme consente à accepter. Le jeune homme n'avait voulu écouter ni l'autorité, ni l'exemple. Il faut qu'à tout prix le principe mauvais qui retarde son évolution soit arraché en lui. S'il refuse de s'instruire par la douceur, qu'il s'instruise par la souffrance, qu'il s'instruise par l'expérience. Qu'il se plonge dans le vice pour éprouver ensuite l'amère douleur qui vient d'avoir foulé aux pieds la loi. Rien ne presse. Si la leçon est pénible à apprendre, au moins il l'apprendra surement. Dieu est en lui et pourtant le laisse aller à sa guise. Que dis-je ! Il lui ouvre même le chemin. À la demande du jeune homme Dieu répond : "Mon enfant, si tu refuses d'écouter, fais ce que tu désires et sois instruit par ta douleur brulante et l'amertume de ta dégradation. Je reste avec toi, te surveillant, toi et tes actions, car j'accomplis la loi et je suis le Père de ta vie. Tu apprendras, dans la fange de la dégradation, à [47] ne plus désirer, leçon que tu n'as pas voulu recevoir de la sagesse et de l'amour". – Voilà pourquoi Il dit dans la Gita : "Je suis la fraude du tricheur". Car, toujours patient, Il travaille pour la fin glorieuse et nous fait prendre des chemins pénibles quand nous ne voulons pas suivre les chemins unis. Nous, incapables de comprendre cette compassion infinie, nous interprétons mal ses intentions ; mais Il poursuit son oeuvre, avec la patience de l'éternité pour arriver à ce que le désir soit totalement extirpé et que son fils puisse être parfait comme son Père qui est aux Cieux est parfait.
Abordons la période suivante. Certaines grandes lois de développement sont générales. Nous avons appris à attacher à certaines choses le caractère de bien et à d'autres celui de mal. Chaque nation se fait une idée spéciale de la moralité. Bien peu savent comment cette idée s'est formée et quels sont ses côtés faibles. Pour l'ordinaire de la vie elle est suffisante. L'expérience de la race, guidée par la loi, lui a montré que certaines actions retardaient l'évolution tandis que d'autres l'accéléraient. La grande loi de l'évolution méthodique succédant aux phases initiales est celle qui gouverne les quatre pas successifs que fait le développement subséquent de l'homme. Elle s'affirme quand l'homme [48] a atteint un point déterminé, quand son enseignement préliminaire a pris fin. Cette loi existe chez toutes les nations dont l'évolution a atteint un certain niveau, mais elle a été proclamée par l'Inde ancienne comme étant la loi définie de la vie évoluante, la progression que suit l'âme dans sa croissance, le principe sous-jacent qui permet de comprendre le Dharma et de s'y conformer. Le Dharma – souvenez-vous-en – comprend deux éléments : la nature intérieure au point où elle est arrivée et la loi déterminant son développement dans la période qui va s'ouvrir pour elle. Le Dharma doit être proclamé pour chacun. Le premier Dharma est celui du service. Quel que soit le pays où les âmes sont nées, du moment qu'elles ont laissé derrière elles les périodes préliminaires, leur nature intérieure exige qu'elles soient soumises à la discipline du service et qu'elles acquièrent, en servant, les qualités nécessaires à leur croissance dans la période qui commence. La faculté d'agir avec indépendance est alors très restreinte. Dans cette période relativement peu avancée il y a plus de tendance à céder aux impulsions extérieures qu'à manifester un jugement tout formé, prenant un parti déterminé émanant du dedans. Dans cette classe nous voyons tous ceux qui se rattachent au type du serviteur. Rappelez-vous les sages paroles de Bhîshma. Si les caractères [49] distinctifs du Brahmane se trouvent dans un Shûdra et manquent dans un Brahmane – alors ce Brahmane n'est pas un Brahmane et ce Shûdra n'est pas un Shûdra. En d'autres termes, les traits distinctifs de la nature intérieure déterminent le degré de développement de cette âme et lui impriment le cachet de l'une des grandes divisions naturelles. Quand la faculté initiative est faible, la raison pauvre et peu développée, le Soi inconscient de ses hautes destinées et influencé surtout par ses désirs, quand il a encore à se développer en satisfaisant la plupart, sinon la totalité de ses désirs, alors le Dharma de cet homme est de servir et ce n'est que par l'accomplissement de ce Dharma qu'il peut se conformer à la loi évolutive qui le mènera à la perfection. Un tel homme est un Shûdra, quel que soit le nom qu'on lui donne dans les différents pays. Dans l'Inde ancienne, les âmes présentant les caractères distinctifs de ce type naissaient dans les classes convenant à leur besoin, car des Dévas guidaient leur naissance. De nos jours c'est la confusion qui règne.
Quelle est dans cette période la loi de la croissance ? – L'obéissance, la dévotion, la fidélité. Telle est la loi de la croissance pour cette période. L'obéissance – parce que le jugement n'est pas développé. L'homme qui a pour Dharma le [50] service doit obéir aveuglément à celui qu'il sert. Il ne lui appartient pas de discuter les ordres de son supérieur ni d'examiner si les actions qu'on exige de lui sont sages. Il a reçu un ordre et son Dharma est d'obéir. C'est pour lui la seule manière de s'instruire. On hésite à admettre cette doctrine, mais elle est vraie. Je vais prendre un exemple qui va paraitre très clair : l'exemple d'une armée et d'un simple soldat sous les ordres de son capitaine. Si chaque soldat soumettait à son jugement personnel les ordres venant du général et s'il disait : "Ceci n'est pas bon, car à mon avis voilà l'endroit où je serais le plus utile", que deviendrait l'armée ? Le soldat est fusillé quand il désobéit, car son devoir est l'obéissance. Votre jugement est-il faible ? Êtes-vous surtout déterminé par les influences extérieures ? Ne pouvez-vous être heureux sans être entouré de bruit, de tumulte, de fracas ? Alors votre Dharma est de servir, quel que soit le lieu de votre naissance ; et vous êtes heureux si votre Karma vous place dans une position ou la discipline puisse vous former.
L'homme apprend donc à se préparer au degré suivant. Le devoir de tous ceux dont la position confère l'autorité est de se rappeler que le Dharma d'un Shûdra est accompli quand il est obéissant et fidèle à son maitre et de ne pas s'attendre [51] à ce qu'un homme arrivé à ce degré d'évolution manifeste des vertus plus hautes. Lui demander la sérénité dans les souffrances, la pureté de la pensée et le pouvoir de supporter les privations sans murmurer, serait lui demander trop. Si en nous-mêmes ces qualités sont souvent absentes, comment nous attendre à les trouver dans ce que nous appelons les classes inférieures ? Le devoir du supérieur est de manifester les vertus supérieures, mais il n'a aucunement le droit de les exiger de ses inférieurs. Si le serviteur fait preuve de fidélité et d'obéissance, son Dharma est parfaitement accompli et ses autres fautes devraient être, non pas punies, mais indiquées avec douceur par le maitre ; car, en agissant ainsi, le maitre instruit cette âme plus jeune. Une âme-enfant devrait être guidée avec douceur dans le sentier. Sa croissance ne devrait pas être arrêtée par nos duretés, comme elle l'est généralement.
L'âme, ayant donc appris cette leçon dans bien des naissances, s'est par là conformée à la loi de sa croissance et, fidèle à son Dharma, s'est rapprochée de la période suivante, pendant laquelle elle doit apprendre à exercer pour la première fois le pouvoir en acquérant de la richesse. Le Dharma de cette âme est alors de développer toutes les qualités mures maintenant pour le [52] développement et qui s'épanouissent en menant le genre de vie demandé par la nature intérieure, c'est-à-dire en adoptant une des occupations exigées dans la période suivante où l'acquisition des richesses est un mérite. Car le Dharma d'un Vaishya, dans tous les pays du monde, est de développer en lui-même certaines facultés caractéristiques. L'esprit de justice, l'équité dans ses rapports avec autrui, la faculté de ne pas se laisser détourner du but par de simples raisons de sentiment, le développement de qualités comme la finesse et la perspicacité, tout en sachant tenir la balance égale entre des devoirs contradictoires, l'habitude de payer loyalement dans des affaires loyales, un esprit pénétrant, la frugalité, l'absence de gaspillage et de prodigalité, la règle d'exiger de chaque serviteur le service qu'il doit rendre et de payer des salaires justes, mais rien de plus – voilà les traits distinctifs qui préparent à un développement plus avancé. C'est un mérite, chez le Vaishya, d'être frugal, de refuser de payer plus qu'il ne doit, d'exiger dans les transactions l'exactitude et la droiture. Tout cela fait naitre des qualités nécessaires et qui contribueront à la perfection future. Pour commencer, ces qualités sont parfois peu sympathiques mais, envisagées à un point de vue plus élevé, elles constituent le Dharma de cet homme. Si ce Dharma [53] n'est pas accompli, des points faibles subsisteront dans le caractère. Ils se manifesteront plus tard et nuiront à l'évolution. La libéralité est assurément la loi de son développement ultérieur, mais non pas la libéralité de l'homme négligent ou qui paye plus que de raison. Il doit amasser des richesses par la pratique de la frugalité et de l'exactitude, puis dépenser ces richesses en nobles acquisitions et en subsides aux savants, ou bien les consacrer à des entreprises sérieuses et soigneusement étudiées, ayant pour objet le bien public. Amasser avec énergie et finesse et dépenser avec soin, discernement et libéralité, voilà le Dharma d'un Vaishya, la manière dont sa nature se manifeste et la loi de sa croissance ultérieure.
Ceci nous amène au degré suivant, celui des rois et des guerriers, des batailles et des luttes, où la nature intérieure est combattive, agressive, querelleuse, sachant tenir sa place et prête à défendre chacun dans l'exercice de ses droits. Le courage, l'intrépidité, la générosité magnifique, le sacrifice de la vie dans la défense des faibles et l'accomplissement des devoirs personnels – tel est le Dharma du Kshattriya. Son devoir est de protéger ce qui lui est confié contre toute agression extérieure. Cela peut lui couter la vie mais peu importe. Il doit faire son devoir. [54] Protéger, garder, voilà son travail. Sa force doit servir de barrière entre le faible et l'oppresseur, entre l'être sans défense et ceux qui voudraient le fouler aux pieds. Il a raison de faire la guerre et de lutter dans la jungle contre les bêtes fauves. Ne comprenant pas ce qu'est l'évolution, ni ce qu'est la loi de la croissance, vous êtes épouvantés par les horreurs de la guerre. Mais les grands Rishis, qui l'ont voulu ainsi, savaient qu'une âme faible ne peut jamais atteindre la perfection. Vous ne pouvez acquérir la force sans le courage. Or, ni la fermeté ni le courage ne peuvent s'acquérir sans affronter le danger, sans être prêt à renoncer à la vie quand le devoir en demande le sacrifice. Sentimental et impressionnable, notre pseudo-moraliste recule devant cette doctrine. Mais il oublie que, dans toute nation, il est des âmes ayant besoin de cette école et dont l'évolution intérieure dépend de la manière dont elles en profitent. J'en appelle de nouveau à Bhîshma, incarnation du Dharma, et je me souviens de ses paroles : "C'est le devoir du Kshattriya d'immoler ses ennemis par milliers, si son devoir de protecteur le lui impose". – La guerre est terrible ; les combats sont affreux ; ils font bondir nos coeurs d'horreur, et les tortures des corps mutilés et déchirés nous font frémir. Ceci provient en grande partie de [55] ce que l'illusion de la forme nous domine complètement. Le corps est uniquement destiné à aider l'évolution de la vie intérieure. La vie a-t-elle appris tout ce que le corps peut lui donner ? Que ce corps disparaisse et que l'âme soit libre de reprendre un corps nouveau qui lui permette de manifester des facultés plus hautes. Nous ne saurions percer la Mâyâ du Seigneur. Nos corps, que voici, peuvent périr périodiquement, mais chaque mort est une résurrection à une vie supérieure. Le corps lui-même n'est rien de plus qu'un vêtement dont l'âme se revêt. Quel sage voudrait voir le corps éternel ? Nous donnons à notre enfant un petit vêtement et le changeons quand l'enfant grandit. Lui ferez-vous un vêtement de fer pour arrêter sa croissance ? Or ce corps est notre vêtement. Sera-t-il donc de fer pour être impérissable ? L'âme n'a-t-elle pas besoin d'un corps nouveau pour atteindre un degré de développement plus avancé ? Alors, que le corps disparaisse. Telle est la leçon difficile qu'apprend le Kshattriya. Il fait donc l'abandon de sa vie physique et, dans cet abandon, son âme acquiert l'esprit de renoncement ; elle apprend l'endurance, la confiance en soi, la consécration d'elle-même à un idéal, la fidélité à une cause, et le Kshattriya donne joyeusement son corps comme prix de ces vertus, l'âme immortelle s'élevant [56] triomphante pour se préparer à une vie plus belle.
Enfin vient la dernière période : celle de l'enseignement. Le Dharma est ici d'enseigner. L'âme doit avoir assimilé toutes les expériences inférieures avant de pouvoir enseigner. Si elle n'avait pas traversé toutes ces périodes antérieures et obtenu la sagesse par l'obéissance, l'effort et la lutte, comment enseigner ? L'homme est arrivé à ce degré d'évolution où l'expansion naturelle de sa nature intérieure le pousse à instruire ses frères plus ignorants. Ces qualités ne sont pas artificielles. Elles sont naturelles et innées et se manifestent partout où elles existent. Un Brahmane n'est pas un Brahmane si, par son Dharma, il n'est pas né instructeur. A-t-il acquis des connaissances et une naissance favorable ? C'est pour devenir instructeur.
La loi de son développement est la connaissance, la pitié, le pardon des offenses, la sympathie pour toute créature. Quel Dharma différent ! Mais comment le Brahmane pourrait-il éprouver de la sympathie pour toute créature s'il n'avait pas appris à sacrifier son existence à l'appel du devoir ? Les batailles elles-mêmes ont appris au Kshattriya à devenir plus tard l'ami de toute créature. Quelle est pour le Brahmane la loi de son développement ? Il ne doit jamais perdre l'empire sur soi-même. Il ne doit jamais être [57] emporté. Il doit toujours faire preuve de douceur. Autrement il manque à son Dharma. Il doit être absolument pur. Il ne doit jamais mener une vie indigne. Il doit se détacher des objets terrestres, s'ils exercent une action sur lui. Est-ce là un idéal impossible ? Je ne fais qu'énoncer la loi, celle que les Grands Êtres ont énoncée jadis. Mes paroles ne sont qu'un faible écho des leurs. La loi nous a donné ce modèle. Qui osera l'amoindrir ? Si Shrî Krishna lui-même a proclamé cet idéal comme le Dharma du Brahmane, c'est que telle doit être la loi de son développement, et le but de son développement est la libération. La libération l'attend – mais seulement s'il manifeste les qualités qu'il doit avoir acquises et s'il se conforme au modèle sublime qu'est son Dharma. À ces conditions seulement il a droit au nom de Brahmane.
L'idéal est si beau que tous les hommes sérieux et réfléchis y aspirent. Mais la sagesse intervient et dit : "Oui, il t'appartiendra, mais il faut le gagner. Il doit croitre ; il faut travailler. L'idéal est véritablement à toi – mais pas avant que tu n'en aies payé le prix". – Il est important de comprendre, pour notre propre croissance et pour celle des nations, que cette distinction entre les Dharmas dépend du degré de l'évolution et de savoir reconnaitre notre propre Dharma aux [58] traits distinctifs que nous trouvons dans notre nature. Si nous présentons à une âme qui n'y est pas préparée un idéal si élevé qu'elle n'en soit pas émue, nous entravons son évolution. Si vous offrez à un paysan l'idéal d'un Brahmane, vous lui offrez un idéal impossible à poursuivre et, conséquemment, il ne fera rien. Quand vous avez adressé à un homme des paroles qui ne sont pas à sa portée, cet homme sait que vous avez déraisonné, car vous lui avez enjoint de faire ce dont il est incapable. Votre folie lui a présenté des mobiles qui ne le touchent pas. Plus sages étaient les maitres d'autrefois. Ils donnaient aux enfants des friandises, et plus tard les leçons plus avancées. Nous, dans notre habileté, nous faisons valoir, aux yeux du pécheur le plus abject, des mobiles à ne toucher que le plus grand saint et ainsi, au lieu d'aider son évolution, nous l'entravons. Placez votre propre idéal aussi haut que possible, mais n'imposez pas votre idéal à votre frère. La loi de sa croissance peut être entièrement différente de la vôtre. Apprenez la tolérance qui aide chaque homme à faire, là où il est, ce qu'il est bon pour lui de faire et ce que sa nature le pousse à accomplir. Le laissant à sa place, aidez-le. Apprenez cette tolérance qui n'éprouve d'éloignement pour personne, même pour les pécheurs, qui voit une divinité à l'oeuvre dans [59] chaque homme et se tient près de lui pour l'aider. Au lieu de rester à l'écart, au faite de quelque pic spirituel, et de prêcher à cet homme une doctrine de renoncement qui le dépasse absolument, faites servir, pour instruire sa jeune âme, son égoïsme supérieur à la destruction de son égoïsme inférieur. Ne dites pas au paysan que, s'il n'est pas laborieux, il forfait à son idéal. Dites-lui plutôt : "Voilà votre femme, vous l'aimez ; elle meurt de faim. Travaillez pour la nourrir". Et faisant valoir ce mobile, certainement égoïste, vous ferez plus pour l'avancement de cet homme qu'en dissertant devant lui sur Brahman, le non-conditionnel et le non-manifesté. Apprenez la signification du Dharma et vous pourrez être utile au monde.
Je ne veux pas abaisser d'une ligne votre propre idéal. Vous ne sauriez viser trop haut. Le seul fait que vous pouvez le concevoir vous permet de l'atteindre, mais n'en fait pas pour cela l'idéal de votre frère moins développé et plus jeune. Prenez pour objectif ce que vous pouvez imaginer de plus sublime dans la pensée et dans l'amour ; mais, en prenant cet objectif, tenez compte des moyens comme de la fin, de vos forces comme de vos aspirations. Que vos aspirations soient hautes : elles seront, pour votre existence prochaine, les germes de facultés [60] nouvelles. En gardant toujours un idéal élevé, vous vous en rapprocherez, et ce que vous désirez avec ardeur aujourd'hui, vous le deviendrez dans l'avenir. Mais il faut avoir la tolérance de celui qui sait – et la patience, qui est divine. Tout ce qui est à sa place est en bonne place. À mesure que la nature supérieure se développe, il devient possible de faire appel aux qualités telles que l'abnégation, la pureté, le dévouement absolu, enfin la volonté fortement tendue vers Dieu. Voilà l'idéal à réaliser par les hommes les plus avancés. Élevons-nous vers lui graduellement, de peur de manquer complètement notre but. [61]