LA RÉINCARNATION — SA NÉCESSITÉ


Je vous ai tracé, dimanche dernier, les grandes lignes du cours grandiose de l'évolution ; je vous ai montré comment la Vie Divine évolue dans la matière, comment elle en anime tous les atomes, comment elle emprunte à cette matière pour se créer des véhicules, des formes croissant sans cesse en variété, en sensibilité, en complexité. Je vous ai fait assister au développement de la conscience ; ensemble nous avons gravi, degré par degré, l'Échelle des Vies jusqu'au sommet ; nous avons vu comment la conscience, dans l'homme, développe peu à peu ses pouvoirs latents en passant par les stades divers indiqués par Patanjali, pour arriver devant le Portail de l'Initiation, qu'elle franchit, entrant ainsi dans l'évolution suprahumaine. Cette évolution, avons-nous dit, se poursuit après l'adeptat, depuis l'homme devenu parfait [57] jusqu'à ce que le surhomme se soit élevé, à perte de vue, dans la lumière qui baigne les Grands Êtres : les Bodhisattva, les Christ, les Bouddha de l'humanité.
En m'écoutant développer ces sujets, plusieurs d'entre vous se sont peut-être dit :
Quelle méthode pourrait-on suivre pour effectuer cette ascension ? Par quel moyen est-il possible de s'élever loin, toujours plus loin au-dessus du bourbier de la terre, pour se perdre finalement dans la Divinité ?
Existe-t-il des méthodes, un mode spécial d'évolution ?
Ces questions sont aussi naturelles qu'inévitables ; je vais essayer d'y répondre dès aujourd'hui et continuerai la semaine prochaine.
J'ai divisé mon sujet en deux parties : je m'étendrai aujourd'hui sur la nécessité de la Réincarnation ; je vous montrerai combien celle-ci s'impose, combien elle est rationnelle autant qu'une loi de nature. La prochaine fois, je vous dirai comment elle solutionne les problèmes de la vie, comment elle explique les inégalités des conditions, comment elle perce ce que j'ai appelé : l'énigme de l'amour et de la haine, en nous donnant le pourquoi des sympathies et des antipathies, en nous éclairant sur l'existence des liens si puissants [58] qui nous rapprochent les uns des autres pour nous aimer ou nous haïr. Telle est la part que je réserve pour la conférence de dimanche prochain. Je ne parlerai donc aujourd'hui que de la nécessité de la Réincarnation.


* * *


Si grande est la somme de travail qui nous incombe, si vaste le champ que nous avons à parcourir, qu'un moyen rationnel s'impose pour nous permettre de comprendre la possibilité d'un tel progrès. En effet, si l'on considère l'homme tel qu'il se présente sur le moment, en considérant les courtes années qui s'écoulent entre le premier cri du nouveau-né et le dernier soupir de l'agonisant, force est bien de convenir qu'un si court laps de temps ne peut suffire pour qu'une tâche si vaste s'accomplisse. Il est par conséquent bien naturel de penser que, pour cette longue et importante tache, des voies déterminées ont été prévues, voies logiques, sans nul doute, car, dans le monde entier, tout est prévu, logique, régi qu'est le monde par la Sagesse Suprême, maintenu qu'il est par l'Amour infini.
Or, qu'entendons-nous par réincarnation ? Nous n'en parlons pas lorsqu'il s'agit des règnes [59] minéral, végétal et animal ; les méthodes d'évolution sont, dans ce domaine, des plus instructives et des plus suggestives ; elles sont toutefois si complexes que si j'en entreprenais l'étude, je n'aurai plus assez de temps pour traiter le sujet qui doit faire aujourd'hui l'objet de ma conférence. Je me contenterai de dire, brièvement, que ce que nous pourrions appeler "les esprits embryonnaires de ceux qui deviendront humains" planent au-dessus de ces règnes inférieurs et attendent que des formes appropriées soient prêtes à les recevoir. Nous pourrions, si nous en prenions la peine et le temps, suivre les degrés successifs de cette évolution dans les mondes inférieurs.
La Réincarnation, dans le sens où on l'a comprise dans l'histoire, dans les anciennes religions ou en théosophie, possède un sens très clair et bien défini, d'après lequel l'homme est un être spirituel incorporé dans la matière. L'homme est en effet une intelligence divine dont les corps ne sont que les vêtements. Vous vous revêtissez de linge et d'habits sans vous identifier à eux ; de même, l'intelligence spirituelle se revêt de matière, de corps, et ces derniers ne sont pas l'homme pas plus que vos vêtements ne constituent votre individualité. Afin d'évoluer ses pouvoirs [60] latents, cette individualité s'incarne et acquiert ainsi une certaine somme d'expériences qui amèneront graduellement l'éclosion des facultés divines qu'elle contient en germes. Ce sont les régions élevées qui sont sa véritable patrie ; vos corps, sans doute, sont empruntés au limon de la terre, mais l'homme-vrai appartient aux mondes supérieurs. Juste est cette locution chrétienne "Votre patrie est au ciel" ; en effet, si l'homme est citoyen du pays où il a vu le jour, aucun de nous n'est terrien car il est né dans le ciel : au ciel est notre véritable lieu de naissance, c'est là notre demeure, notre home. Tel l'oiseau qui plane dans les nues puis effleure l'eau pour y saisir la proie qu'il emporte en reprenant son essor dans les airs, tel l'Esprit qui est dans l'homme, descend des mondes divins sur la terre où il prend ce qui doit assurer son existence, son développement, puis il s'envole avec son butin pour la lente assimilation des expériences faites, expériences qu'il transmue en aptitudes, en puissance. Cela fait, il redescend pour une autre vie sur terre et s'en retourne encore avec un nouveau butin.
Cette conception, d'après laquelle l'homme est une intelligence spirituelle, est à la base de la théorie de la Réincarnation. L'homme vient sur terre, où il prend le corps qui lui a [61] été préparé. Il n'est pas encore manifesté quant au point de vue divin ; il doit, avant cela, apprendre à se rendre maitre de la matière, ce qui ne s'effectue que par une longue série d'expériences et de nombreuses leçons. Il s'incarne tout d'abord dans un corps de sauvage ; dures, et parfois cruelles, seront les expériences qu'il recueillera par l'intermédiaire d'un tel corps, mais il apprendra de la sorte des choses aussi importantes que difficiles et qui constituent les premières phases de l'évolution humaine. Il passe ensuite par les portes de la mort où il se rend compte, sous l'aiguillon de la souffrance, des fautes qu'il a commises ; enfin, il goute au bonheur qui résulte des pensées et des sentiments de justice qu'il aura manifestés durant sa vie physique ; enfin, au cours de la dernière partie de son existence post mortem, s'effectue l'assimilation des expériences faites ici-bas. Ayant dès lors transmué ces expériences en aptitudes, en pouvoirs intellectuels et moraux, il se réincarne dans un corps mieux organisé que le précédent, corps plus approprié au degré d'évolution de l'Esprit, de son âme, et par l'intermédiaire duquel il pourra de nouveau recueillir, dans l'espace d'une vie terrestre, une ample moisson d'expériences nouvelles ; une fois de plus, il transmuera celles-ci, dans [62] les autres mondes d'après la mort, en facultés, en aptitudes, en sagesse, son existence post mortem devenant de plus en plus longue à mesure que l'Esprit évoluera. Et il meurt et renait ainsi, sans cesse, jusqu'au jour où il arrive au terme du voyage : parti de l'état sauvage il parvient à l'homme parfait que nous appelons : Maitre.
C'est là une longue vie aux jours bien nombreux dont un seul est une vie terrestre tout entière. D'une journée à l'autre, l'homme ne change pas ici-bas : il est toujours lui : par analogie, l'individualité subsiste au cours des vies nombreuses qui se succèdent et ne sont que les étapes du long pèlerinage. Celui qui a semé récoltera lui-même ; qui aura contracté des dettes s'acquittera lui-même de ses dettes, car la justice immanente qui régit les mondes exige que toute dette soit amortie, que toute vertu ait une récompense. Poursuivant ainsi sa longue évolution, la conscience et le caractère dépendant des incarnations précédentes, l'Égo atteint enfin les hauteurs de l'Homme Parfait.
À ce stade, l'homme est libéré de la renaissance ; il est désormais inutile qu'il revienne dans un monde où il n'a plus rien à apprendre. Lorsque vos enfants ont terminé leurs études primaires vous les envoyez [63] dans les cours supérieurs : de même en est-il pour l'homme. Dans ce monde physique, comme dans les deux qui le suivent, l'on peut dire que l'homme est à l'école ; lorsqu'il a appris tout ce qui concerne ces plans de la nature, il devient ce que nous appelons : l'Ashaiksha ou Aseka, l'Adepte, celui qui, dorénavant, n'est plus un étudiant puisqu'il a terminé, qu'il n'a plus rien à apprendre. Alors, mais alors seulement, il est libéré de la roue des morts et des renaissances, il entre dans la grandiose évolution suprahumaine où sa conscience, ayant atteint un degré supérieur de développement peut s'élever à des hauteurs inconcevables, pour en arriver, finalement, à s'unir avec le Divin.
Voilà ce qu'on entend par réincarnation ; je vais maintenant essayer de vous démontrer pourquoi elle est nécessaire. Cette nécessité peut être envisagée à un triple point de vue.


1° LA RÉINCARNATION EST LOGIQUE


La théorie de la réincarnation satisfait la raison. Sans elle, la Vie serait un rébus, un problème insoluble. Je ne connais pas de souffrance plus grande, plus angoissante, pour [64] l'intelligence, que celle qui résulte du sentiment qui porte à croire que tout ce qui nous entoure demeurera immuablement incompréhensible. Par contre, nous reprenons courage si nous savons qu'un jour viendra où notre ignorance sera tranchée par le glaive de la connaissance. Ce ne sont ni les peines ni les infortunes qui causent la misère humaine ; celle-ci, au contraire, est due à ce que l'intelligence ne marche qu'à tâtons dans la nuit, au milieu de faits qu'elle ne peut s'expliquer, de problèmes qui la troublent et qu'elle croit sans solution, problèmes qui oppressent à la fois et le cerveau et le coeur ; et cette angoisse est si profonde, si intolérable pour l'esprit, que l'homme, en présence de faits qu'il ne peut s'expliquer, succombe bien souvent sous le
poids de son impuissance, dans l'impossibilité où il se voit de découvrir la vérité au milieu d'un monde qui lui parait être un chaos. Or, là où on ne peut rien s'expliquer et où règne le désordre, l'espoir ne peut fleurir. Mais l'idée de réincarnation rend la vie intelligible : grâce à elle, un flot de lumière nous permet d'entrevoir la vie humaine tout entière, d'en saisir le commencement, l'évolution et le but. [65]


2° L'IDÉE DE RÉINCARNATION EST SCIENTIFIQUEMENT NÉCESSAIRE


La science actuelle est impuissante à répondre aux questions qui lui sont posées ; elle croyait pouvoir le faire il y a quelque vingt ou trente ans et Darwin pensait y avoir satisfait. Aujourd'hui, aucun scientiste n'avancera que l'hypothèse darwiniste soit acceptable dans tous ses principes généraux et que ceux-ci résolvent la plupart des grands problèmes qui concernent l'évolution humaine devant lesquels la science d'aujourd'hui reste muette.
Elle a perdu une solution sans en trouver d'autre.


3° L'IDÉE DE RÉINCARNATION EST MORALEMENT NÉCESSAIRE


Pour la plupart c'est là le point qui importe le plus. Certaines personnes se contentent de vivre au milieu d'un brouillard intellectuel qui ne parait guère les troubler ; mais quiconque est foncièrement bon ne peut, sans une angoisse profonde, aborder les problèmes de [66] la vie morale, à moins qu'il n'admette la réincarnation ; en ce dernier cas, il comprend que tout est juste et bien.
Donc pour la raison, au point de vue de la Science comme au point de vue de la morale, la théorie de la réincarnation s'impose et c'est ce que je vais essayer de vous prouver.


I


Peut-être vous rappelez-vous le verset que je citais dimanche dernier, extrait de la partie de l'ancien testament considéré comme étant apocryphe où il est dit : que la Sagesse édifia les mondes, la Sagesse qui "ordonne toutes choses harmonieusement et puissamment", ce que les chrétiens personnifient dans la seconde personne de la Trinité, les Indous dans Vishnou.
Cette sagesse étant la Raison parfaite, l'univers qu'elle édifie ne peut être que parfaitement raisonnable.
Considérant un instant un sauvage des temps primitifs, essayons de nous rendre compte de sa nature. Prenons-le du type le plus inférieur comme les Aborigènes d'Australie, les Veddhas de Ceylan, ou encore ces [67] êtres couverts de poils que l'on rencontre à Bornéo ; c'est à peine s'ils méritent d'être appelés hommes, et pourtant ils sont humains ; leur langage consiste en signes et en sons plutôt qu'en mots, et expriment l'émotion ; c'est à peine s'il est supérieur au langage des singes, qu'on a essayé d'interpréter.
Essayons de comprendre ce que peut être un tel homme au double point de vue, moral et mental. Il n'a en fait ni intelligence ni morale ; il n'en possède que les germes. Vous avez pu lire dans des récits de voyage que ces sauvages ne peuvent guère compter que jusqu'au chiffre trois. Un chat en fait autant avec ses petits, une poule avec ses oeufs. Une anecdote raconte que le gouvernement australien, voulant un jour préserver les Aborigènes contre le froid, leur fit distribuer des couvertures ; mais lorsque avec les premiers rayons de soleil revint la chaleur, les indigènes, ne comprenant pas que le froid allait réapparaitre avec la nuit, demandèrent à échanger leurs couvertures contre d'autres objets. Si bas est leur degré d'intellectualité qu'ils ne comprirent pas qu'ils auraient encore à se servir des couvertures.
Au point de vue moral, ces mêmes indigènes étaient toujours disposés à choisir, pour leur repas, le sauvage qui se trouvait à leur [68] portée et qui paraissait devoir flatter leur gout. Darwin cite le cas d'un homme qui ne trouva rien de mieux que de manger sa femme pour son diner. Un missionnaire ayant essayé de lui faire comprendre qu'il avait mal agi, il se contenta de répondre, en se frappant sur l'estomac : "Je vous assure qu'elle était très bonne". Le bon missionnaire tenta, mais en vain, de lui expliquer qu'un mets agréable et une bonne morale sont deux choses absolument distinctes l'une de l'autre. Le sens moral n'est pas encore éveillé chez un tel anthropophage.
Les sauvages mangent leurs parents quand ceux-ci sont devenus inutiles ; ils mangent parfois leurs enfants quand ceux-ci ne sont pas encore à l'âge de rendre quelque service. Ils tuent, volent et s'enivrent. Et cependant, ainsi que nous le disent toutes les religions, un tel sauvage a été créé par Dieu. Où placerez-vous cet être de l'autre côté de la mort ? Que pourrait-on faire de lui dans le ciel ? Il ne semblerait pas juste de l'envoyer en enfer puisqu'il ne s'est pas fait lui-même. Vie de brute, de borné, est-ce là tout ce que le monde peut lui donner, ce monde qui, pour quelques-uns d'entre nous, apparait si beau et si merveilleux. Une intelligence rudimentaire doit-elle être le seul héritage pour cet homme [69] primitif, pour cette partie d'une humanité au sein de laquelle fleurissent des saints, des héros, des génies ? Est-ce là tout ce qu'il est destiné à connaitre de ce monde merveilleux, de la beauté et de la grandeur de la vie avec toutes ses possibilités ? Qu'adviendra-t-il d'un tel être, demandez-vous ? Et cette question nous amènera à prendre en considération l'idée de la réincarnation.
Étudions donc le sauvage à la lumière de la théorie de la réincarnation. Il a tué sa femme, et, avec elle sans doute, un certain nombre de ses compagnons ; il a tué et volé quand il était le plus fort. Mais peut-il être considéré comme un criminel ? Ce n'est qu'un être amoral. Supposons qu'il soit frappé par un autre sauvage plus fort que lui et qu'il meure, il n'est pas réellement mort : son corps seul, l'est ; et il passe alors dans un monde intermédiaire entre la terre et le ciel ; il découvre que ceux qu'il a tués, vivent ;il revoit tous ceux pour lesquels il s'était pris de haine et ces derniers sont nombreux : lui, se sent isolé ; pas plus que lui, ils n'ont oublié le passé, aussi n'est-il pas des plus agréables, l'accueil qui lui est fait dans l'autre monde. Si restreintes que soient les leçons qu'il apprend là, il arrive pourtant à savoir que si on tue un homme aujourd'hui, on le rencontrera [70] demain, que si l'on mange sa femme ce soir, elle ne saurait être une compagne bien agréable dans l'au-delà ; que les vieux parents tués, à cause même de leur vieillesse, sont toujours en vie et ont sur le nouveau venu, effrayé et égaré, l'avantage d'avoir séjourné plus longtemps dans l'autre monde. Il commence donc là à bénéficier de quelques leçons profitables ; je n'entends pas dire qu'il les apprenne toutes en une seule expérience ; il doit au contraire revenir plusieurs fois sur terre, jusqu'à ce que les premières leçons de la vie se soient gravées dans l'Esprit, jusqu'à ce qu'il ait compris qu'il est mal de tuer et de voler, qu'il commence à reconnaitre vaguement une loi qui donne à chacun selon ses oeuvres. Ce ne sont pas là les seules expériences qu'il devra faire après la mort. Il est possible qu'il ait eu pour la femme qui était sa compagne un léger sentiment d'affection, avant que le désir intense de la manger ait étouffé, ce sentiment. Si peu important que soit encore ce germe d'affection, il subsiste, car rien ne se perd dans l'univers. Cette petite semence de bien commence à croitre en lui réservant un peu de bonheur ; et plus tard, quand il emporte avec lui une certaine somme d'actions meilleures à son acquis, il transforme ses actes, dans le monde [71] céleste, en une qualité morale avec laquelle il retourne sur terre. À chaque renaissance, il a ainsi une tendance de plus en plus grande à hésiter avant de tuer, à convenir, lorsqu'on le lui dit, qu'il est mal de tuer ; en parcourant ainsi un cycle de vies nombreuses, il se civilise de plus en plus, en arrive à pouvoir vivre dans une tribu dont il respectera la loi, reconnaissant qu'elle est juste puisqu'elle limite et restreint les droits de chacun. Recueillant le fruit de l'expérience dont il se nourrit, accumulant des matériaux à l'aide desquels il édifie sa vie, il va ainsi, d'existence en existence, atteignant enfin le point d'évolution propre à la plupart de nos enfants de la génération actuelle. Il existe une grande différence entre notre enfant, à nous, et celui du sauvage ; le nôtre est sensible à l'enseignement ou à l'idéal moral qu'on lui présente ; celui du sauvage ne l'est pas. Il m'a été donné de voir un enfant sauvé d'un village qui avait été détruit et dont tous les habitants avaient été massacrés. Cet enfant, recueilli par une dame missionnaire, avait été conduit en Angleterre où l'on put constater, malgré les enseignements qui lui furent donnés, en dépit de l'ambiance, que cet enfant demeura absolument inapte à comprendre les idées de morale les plus élémentaires ; [72] rien en lui ne vibrait sous l'influence des efforts et des appels de son éducatrice.
Il est vrai qu'il existe, parmi certains sauvages, des types dégénérés provenant d'une ancienne civilisation dont le niveau fut supérieur à celui des tribus au sein desquelles ils se trouvent aujourd'hui ; il est par conséquent possible de rencontrer là des âmes un peu plus âgées capables d'être, dans une mesure déterminée, sensibles à quelques sentiments de morale.
Voyez votre enfant ! Si vous lui assurez qu'il est mal de prendre de force un jouet d'entre les mains de son frère ou de sa soeur plus jeune, plus faible que lui, il comprendra. Vous répondez à cela qu'il n'y a rien d'étonnant, votre enfant ayant conscience de ses actes. C'est juste, mais cette conscience n'est pas un don de Dieu : elle est fruit de l'expérience. Votre enfant apporte en naissant la récolte de ce qu'il a semé dans le passé, récolte dont fait partie le sentiment du juste et de l'injuste, la tendance à approuver ou à condamner. Vous profitez de cette tendance ; vous ne vous trouvez pas en présence d'une âme toute neuve, vierge, mais d'une âme d'un âge donné ayant vécu déjà de nombreuses vies. L'enfant de l'homme civilisé vient au monde avec un caractère bien déterminé, [73] et toutes les personnes qui ont étudié les enfants s'accordent sur ce point. L'on peut dire que le caractère est en quelque sorte le "fonds de commerce" avec lequel chacun commence sa vie présente et l'individu civilisé comprend très bien, lorsqu'on le lui assure, qu'il ne doit pas prendre la vie de son voisin, ni rien de ce qui appartient à son frère.
Et l'évolution se poursuit ainsi, chaque vie terrestre devenant toujours plus féconde, chaque vie d'outre-tombe plus longue.
Quand l'un de nous viendra à mourir, quelle somme d'expériences emportera-t-il avec lui dans l'autre monde où il est appelé à cueillir le fruit de ce qu'il aura semé ! Il se verra, là, victime des erreurs qu'il aura commises et qui se traduiront pour lui en souffrances, celles-ci étant ce sur quoi l'on se base pour émettre les fausses et terribles théories sur l'enfer. Lorsqu'il aura définitivement reconnu ses erreurs, il passe dans le monde céleste, emportant avec lui le bien qui résulte des bonnes actions accomplies pendant la vie terrestre : ces bonnes actions sont autant de purs joyaux qui constituent la couronne qu'il aura méritée. Toute aspiration, tout espoir, tout sentiment noble, pur, élevé, générés ici-bas, l'accompagnent dans le monde céleste et sont les semences des prochaines [74] qualités "innées" que, par la suite, il développera de plus en plus complètement.
De même que la beauté d'une oeuvre sculpturale dépend du talent de l'artiste et de la qualité du marbre employé, de même, la beauté morale, intellectuelle, physique, dépend-elle de l'égo à l'oeuvre dans la matière. Le marbre, c'est ce que vous emportez avec vous dans l'au-delà, le sculpteur est l'Esprit qui façonne le marbre en caractère. De là, l'importance de la vie terrestre qui fournit les matériaux, car selon la pureté de la pierre, la statue sera plus ou moins parfaite, ou, pour employer une expression analogue : de la semence dépendra la récolte.
Il vous est donc aisé de voir que, grâce à la loi de réincarnation, surgissent pour l'homme des occasions de créer sa destinée, que, grâce à elle, les expériences faites dans le cours des vies successives sont amassées, puis transmuées en qualités, en aptitudes et, qu'à chaque nouvelle étape de son pèlerinage, l'homme est en progrès, recueillant et transformant ces expériences en facultés nouvelles. Chacune de vos vertus actuelles a été forgée pendant la période céleste ; chacun de vos défauts indique que la vertu opposée vous manque. Même au plus lent, au moins pressé d'entre nous tous, le temps ne [75] fera jamais défaut, l'ultime résultat est assuré, le triomphe est certain. Vous êtes tous les maitres de votre caractère futur et, par conséquent, de votre destinée. C'est là une des affirmations données par la Théosophie en faveur de la réincarnation : le sauvage deviendra un saint, l'homme embryonnaire un triomphant fils de Dieu.
C'est là une des nécessités qui s'imposent, mais elle n'est pas la seule ; prenez le cas par exemple d'un nouveau-né qui meurt immédiatement après sa naissance. En supposant que la réincarnation ne soit pas une réalité, à quoi bon dès lors une vie aussi brève ? Si vous vous adressez au christianisme (je parle ici du christianisme, parce qu'il a rejeté la réincarnation qu'il enseignait autrefois et à laquelle il revient actuellement), comment expliquera-t-il le mystère qu'implique la mort si soudaine d'un tel enfant ? La vie humaine, les expériences faites sur terre, ont-elles, oui ou non, une valeur permanente ? Si vous répondez affirmativement en disant que les expériences terrestres vous seront utiles pendant la vie d'outre-tombe, il s'ensuit forcément, si vous n'ajoutez rien d'autre, que ce malheureux enfant est ainsi, pour jamais, privé des occasions qui lui auraient permis d'acquérir ces expériences, lacunes qu'il lui [76] sera impossible de combler. Si vous n'admettez pas qu'il doive revenir sur terre au moment d'une nouvelle naissance, vous le dépossédez ainsi de l'inestimable valeur qu'a la vie humaine, et aucun ciel ne peut compenser cette perte, car les expériences terrestres ne peuvent y être faites ; il est donc destiné à rester pauvre durant l'éternité.
D'autre part, si vous dites que l'enfant ne perd rien, et s'il est vrai que notre destinée dépend des résultats acquis pendant une vie humaine, c'est nous qui sommes lésés, et non l'enfant ; en effet, nous qui vivons d'une longue vie faite la plupart du temps de tourments, de péchés, nous risquons fort l'enfer ; lui au contraire ne court aucun risque, puisqu'il n'aura eu aucune difficulté à surmonter, ni à souffrir de la misère ; en fin de compte, sa situation devient meilleure que la nôtre, si bien que cette théorie devient absolument inintelligible. À cela on répond que c'est un mystère, que nous n'avons pas à scruter les desseins de Dieu, chose qui ne doit pas nous être permise. Des réponses de ce genre rendent sceptique. Comment admettre que l'homme n'ait pas le droit de scruter ces desseins alors que le pouvoir de penser lui a été précisément donné dans ce but ? L'homme peut prétendre tout savoir, et à moins d'étudier [77] et d'approfondir les choses, il ne peut s'en rendre compte. Toutes les questions sont permises à ceux qui cherchent la vérité.
Mais laissons là nos exemples du sauvage et de l'enfant. Une autre difficulté surgit. À quoi donc peuvent servir les qualités que nous avons développées dans une seule vie, au prix de tant d'efforts et de souffrances ? L'homme qui a joui d'une longue existence s'est généralement assagi, c'est à lui, le cas échéant, que nous recourons en vue d'un conseil, au lieu de nous adresser à l'homme jeune et inexpérimenté. Mais il arrive que ce vieillard meurt au moment même où sa valeur est devenue grande, au moment même où l'expérience qu'il a de la vie lui a permis d'approcher les trésors de la sagesse, et le voici qui passe dans le ciel ou dans l'enfer où, dans les deux cas, il ne peut utiliser ce qu'il a acquis.
C'est la terre qui a besoin de ces hommes vieillis dans la Sagesse. Que deviendra-t-elle si les meilleurs, si les plus sages, si les plus grands d'entre nous, ne peuvent utiliser leur sagesse dans des mondes où elle leur devient inutile, étant donné qu'ils sont irrémédiablement sauvés ou damnés ? De ce point de vue, la vie humaine tout entière devient [78] incompréhensible, irrationnelle ; toutes les expériences terrestres deviennent des facteurs sans valeur. Plus nous chercherons une explication logique à ces problèmes, plus la réincarnation nous apparaitra nécessaire et inévitable.


II


La réincarnation est nécessaire au point de vue scientifique. À l'époque où Darwin publia ses théories de l'évolution, tout était basé sur la transmission des qualités et sur la lutte pour l'existence, celle-ci étant considérée comme la meilleure école pour former des parents propres à cette transmission. Mais si celle-ci ne s'effectue pas, la clé du progrès, telle qu'elle est donnée par Darwin, est inutile, puisque la condition même de ce progrès est basée sur la transmission, sur l'hérédité.
Pour Darwin, la lutte pour la vie doit subsister, car c'est par elle seulement que l'on peut espérer faire évoluer l'humanité, théorie d'après laquelle les faibles succomberont devant les forts qui, eux, seront destinés à être les progéniteurs de la génération à venir. Au moment où je faisais des études [79] sur l'application d'une loi concernant la population, j'écrivis à Darwin de bien vouloir me fournir quelques explications à ce sujet ; il me répondit que l'on ne devait pas chercher à adoucir la lutte pour la vie si nous ne voulions pas que tout progrès pour la race humaine devienne impossible.
Ce n'est plus l'opinion du scientiste moderne qui, maintenant, affirme que les parents ne transmettent pas à leurs enfants les qualités mentales et morales qu'ils possèdent eux-mêmes ; il dit au contraire que plus les qualités intellectuelles sont supérieures, plus le pouvoir de reproduction est amoindri. Il déclare que le génie est stérile. Il prouve que le génie musical est pour ainsi dire préparé par plusieurs générations.
C'est un fait certain qu'une famille peut avoir des aptitudes musicales jusqu'à ce qu'un corps physique, très doué sous le rapport du sens auditif de l'obéissance des doigts et des nerfs, réunisse ainsi les conditions physiques indispensables qui permettront à un génie musical de s'exprimer. Le génie prend possession de ce corps, témoigne de sa puissance, conquiert le monde et meurt ; loin de transmettre son génie qui élèverait la race à un niveau supérieur, ses enfants, s'il en a, sont plutôt médiocres et la famille s'éteint bientôt [80] dans l'obscurité. Que devinrent en effet les familles qui donnèrent au monde Beethoven, Mozart ou tout autre génie musical du passé ? La science proclame hautement cette vérité : il n'y a pas d'hérédité mentale ou morale, le génie ne se transmet pas. N'est-ce pas le glas funèbre du progrès humain, à moins que la réincarnation ne soit un fait ?
Aussi longtemps que nous avons cru, en menant une vie bonne et pure, pouvoir transmettre nos qualités à ceux qui devaient venir après nous, le splendide conseil de William Kingdon Clifford fut justifié dans sa valeur et son influence ; il priait en effet les parents de ne jamais oublier qu'entre leurs mains se trouve l'avenir de la race et il les adjurait de vivre une vie droite, noble et pure afin de léguer le plus de bien possible à ceux qui devaient posséder le monde après eux. Ce savant ne croyait pas à l'immortalité individuelle, et à ce point de vue, il n'est point de conseil plus généreux que celui que nous venons de citer et que contient son admirable essai : The Ethic of the Belief. Si nous voulons demeurer dans le domaine de la vérité, nous ne pouvons guère faire état de ces paroles aujourd'hui et cette question du progrès demeure insoluble pour la science. L'hérédité physique est nettement établie, mais il n'en est [81] pas ainsi des facultés morales et intellectuelles ; et cependant, de la croissance de ces facultés dépend l'avenir.
La continuité de la conscience n'apparait-elle pas comme le complément nécessaire de la continuité du protoplasma ?


* * *


Un autre problème scientifique se pose. Comment les qualités sociales ont-elles évolué ? Est-ce par la lutte pour l'existence ? Mais dans cette lutte, ce sont les moins socialistes qui réussissent le mieux, et vous pouvez vous en rendre compte en jetant les regards autour de vous. Au milieu des compétitions de la vie humaine, ce n'est pas, aujourd'hui, l'homme le plus honorable qui a le plus de succès, mais bien celui qui accepte la moralité courante et spéciale aux affaires, sans l'examiner de trop près ; dans la lutte commerciale moderne, ce ne sont pas les plus honnêtes qui arrivent au sommet de l'échelle, ce sont les moins honnêtes et les plus adroits, ce sont ceux qui n'ont aucun scrupule. Dans les contrées comme l'Amérique, c'est le cerveau le plus habile et la conscience la moins scrupuleuse qui mènent l'homme au faite de l'échelle sociale. L'homme qui édifie sa fortune en ruinant des [82] milliers de familles, devient multimillionnaire et il est alors montré comme un exemple. L'or justifie les mauvaises actions qui tombent sous le coup de la loi, et ce qui demeure impuni, la conscience sociale l'admet.
Dans la dernière conférence qu'il donna à Oxford, feu le Dr Huxley fit ressortir ce fait d'une manière frappante. Il fit en effet remarquer que l'homme, simple grain de sable, se dresse contre l'évolution des vertus sociales dans l'univers, se dresse contre ce qui a fait de lui un homme, contre ce qui l'a élevé à un niveau supérieur à celui de la brute. Il montre que l'individu évolue non en écrasant les faibles, mais en les aimant, en les aidant ; que les qualités humaines sont la compassion et la tendresse, l'emploi de la force pour la seule protection des faibles et des misérables ; enfin Huxley se résume dans cette phrase, profonde vérité empruntée à un maitre de la Théosophie : "La loi du plus fort est celle qui concerne l'évolution de la brute, mais la loi d'amour est la loi d'évolution pour l'homme." Pourtant, ceci ne peut être vrai que si nous revenons recueillir les fruits de notre abnégation, sous formes de pouvoirs d'aider plus grands, car l'homme qui se sacrifie meurt parfois dans l'accomplissement de ce [83] sacrifice et ses qualités sont perdues pour l'humanité ; à moins qu'il ne revienne, ce serait là un bien triste sort dont ceux qui restent pâtiraient aussi. Voyez l'oiseau qui, dans le but d'éloigner le cruel chasseur du nid et de ses petits, feint souvent d'être blessé pour attirer sur lui l'attention et se laisser tuer, abandonnant ses petits à la famine ; comment cet instinct maternel, si précieux pour la race, pourra-t-il se transmettre ? La même question ne se pose-t-elle pas pour les martyrs et les héros qui meurent pour l'humanité ; si la réincarnation est vraie, celui qui a fait ainsi le sacrifice de sa vie renait avec une conscience plus grande, plus développée que celle qu'il possédait auparavant, car son amour et son esprit de sacrifice ont porté leurs fruits durant la vie céleste et il revient plus riche, plus fort, capable d'aider ses frères avec une efficacité beaucoup plus grande qu'avant.
Un autre point mérite, en passant, d'être signalé, bien qu'il contienne de nombreux faits que nous devons laisser dans l'ombre. Les enfants naissent généralement alors que les parents sont en pleine jeunesse et non quand ils sont âgés, c'est-à-dire au moment où ils ont acquis l'expérience d'où ils tiennent leur sagesse. Le père et la mère évoluent [84] grâce à la vie conjugale et familiale ; ils développent en eux le sentiment de l'abnégation du fait même que leurs enfants sont faibles, qu'ils demandent leur aide, si bien que les meilleures d'entre les vertus ne se montrent guère qu'au moment de la maturité, alors que la période de la conception est depuis longtemps passée. Il est évident que l'enfant ne peut hériter des vertus des parents au moment de sa naissance, en admettant que ces qualités soient transmissibles. La population d'un pays est donc surtout composée des plus jeunes et, par conséquent, des moins sages ; l'époque de la procréation est terminée quand arrive l'instant où la pensée se trouve être murie par l'âge.
Là encore intervient une difficulté que, seule, la théorie de la réincarnation peut résoudre.
Si la réincarnation est un fait, rien ne se perd. Or, ce sacrifice de tous les jours, de la part du père et de la mère, devient pendant la Vie céleste, la vertu de l'abnégation, vertu qui, plus tard, s'étend à tous ceux qui réclament assistance, vertu qui fait les saints, les héros, les martyrs. Rien n'est perdu, rien n'est gaspillé. Et combien cette théorie s'adapte à merveille, dans les mondes supérieurs, avec l'opinion scientifique concernant [85] la conservation de l'énergie, la permanence des forces, dans le monde inférieur ! L'évolution de la conscience (ou, pour mieux dire, son développement, qui exige des corps de plus en plus parfaits pour s'exprimer dans la matière), donne à la science la raison d'être de l'évolution, lui montre les deux faits de la nature humaine : l'esprit et le corps, tous deux évoluant simultanément au cours de la longue ascension de l'être.


III


La réincarnation est une nécessité au point de vue moral.
Pour moi, c'est l'argument le plus convaincant que l'on puisse donner en faveur de la réincarnation, car ni la justice ni l'amour n'existent dans l'univers si la loi des renaissances n'est pas admise.
Il y a deux hypothèses ; l'une implique la création spéciale et spontanée des êtres par Dieu ; l'autre implique l'hérédité.
La première est acceptée de la plupart des chrétiens. Toutes deux font de l'homme un paralytique, livré, sans chance de secours, entre les griffes d'une destinée qu'il ne peut modifier en rien. [86] Lorsqu'un enfant vient au monde, son âme n'est pas ainsi qu'une feuille de papier blanc sur laquelle il est possible d'écrire ce que l'on désire. Toute personne connaissant l'enfant ne peut nier que le petit être a son caractère, ses qualités, ses défauts, ses caractéristiques, ses pouvoirs, ses aptitudes, autant de choses dont il nous faut bien tenir compte. Nos frères musulmans nous disent que l'homme nait en portant sa destinée autour du cou. Cela est juste en grande partie ; l'homme vient au monde avec son caractère bien déterminé.
On peut, dans une certaine mesure, façonner et modifier ce caractère, mais nous sommes en cela très limités. Ainsi que le dit Ludwig Büchner : "La nature est plus forte que l'éducation." Si la création spéciale et spontanée par Dieu est vraie, où est la justice, pour ne rien dire de l'amour ? L'un nait idiot, l'autre génie ; l'un boiteux, l'autre fort ; l'un accapareur et avare, l'autre grand et généreux ; ces différences apparaissent dans la Nursery, voire même avant que l'enfant ne marche. D'où viennent ces différences ? de Dieu ? Cette théorie équivaut alors à dire que l'injustice trône sur l'univers entier, que l'impuissance et le désespoir attendent l'homme. J'ai souvent décrit ce qu'impliquerait cette [87] théorie d'une création spéciale, d'après laquelle une âme serait directement envoyée par Dieu dans chaque être humain. L'on s'imagine peu tout ce à quoi pareille théorie entraine.
Je connais Londres à fond, j'en connais les côtés les plus sombres de la vie qu'on y mène, ayant été membre du School-Board dans l'East End, le quartier le plus pauvre, où j'avais à m'occuper du sort de quatre-vingt-seize mille enfants. En dehors de cela, j'ai eu aussi de nombreux rapports avec les pauvres. Ceux qui connaissent East End doivent seuls savoir ce que peut être la misère humaine. En tant que membre de ce School-Board j'ai pu voir des enfants dans un état si lamentable, que nous étions obligés de les renvoyer des écoles édifiées au profit des parents pauvres, ces enfants étant atteints de maladies vénériennes et présentant, de plus, une moralité et une intelligence de criminels.
D'où viennent ces enfants ? Pourquoi sont-ils parmi nous ?
Suivez-moi dans les bouges, dans ces maisons qui pourrissent sous la vétusté, noires de la saleté accumulée, et dans lesquelles ni soleil ni air ne pénètrent. Suivez-moi sous le passage étroit et infect qui conduit dans [88] une petite cour, au milieu d'épluchures pourries de légumes. Descendons ensemble l'escalier vermoulu pour arriver dans un caveau où jamais aucun rayon de soleil ne pénètre, où l'air est lourd et vicié, air que respirent pourtant les misérables créatures qui vivent là. Dans un des coins du caveau, sur un tas de chiffons sales, une femme est couchée. Elle vient de mettre au monde un enfant, un garçon. Examinez la tête de ce petit être ! il n'a pas de front ; le cerveau a, des sourcils à la nuque, la forme d'un biseau, d'un angle relativement très aigu. Cet enfant est un criminel-né ; il aura des passions bestiales et une intelligence très faible ; il est voué au crime et à la misère pendant toute son existence. C'est là un malheureux petit mortel doué d'une âme, envoyé sur terre, nous dit-on, par Dieu. Qu'est la mère ? une pierreuse quelconque ! Qu'est le père ? sans doute un ivrogne, un journalier des quais, qui sait ? Dès son plus jeune âge, cet enfant n'entend qu'un langage ignoble, blasphèmes et termes honteux : ses lèvres, en apprenant à parler, les balbutient avant même d'en comprendre le sens. Les coups pleuvent sur son corps, il est envoyé au dehors pour voler, et, si le résultat de ses maraudages est nul, il est frappé, jeté sur ce qui lui sert de lit où il [89] se tord sous la douleur ; puisqu'il n'a pas rapporté de quoi subvenir au repas du soir, il est ainsi maltraité. Les années s'écoulent et il continue d'ignorer les sentiments de tendresse, l'affection, les caresses jusqu'au jour où, jeune encore, il tombe entre les mains de la police.
Le tribunal pour jeunes gens à leurs premiers méfaits n'étant pas encore institué, le voleur est mis en prison où il vit en promiscuité avec des criminels endurcis qui achèvent de le pervertir, si bien que lorsqu'il recouvre sa liberté il est plus mauvais qu'avant son entrée en prison. Pour lui, la loi est une ennemie et il ne se rend pas du tout compte qu'elle est une sauvegarde pour les hommes, une chose nécessaire. Nul ne songe à l'instruire, tous se tournent contre lui maintenant qu'il a subi la peine infamante d'emprisonnement ; mais il ne s'en soucie guère, il perpètre crimes sur crimes, subit peines sur peines sous l'influence desquelles il sort chaque fois ahuri, confus, féroce, et cela, tant et si bien, que les tribunaux taxent de criminel invétéré ce misérable produit de la civilisation moderne. Un beau jour enfin, dans un instant de violente colère, ou d'ivrognerie, il cogne trop fort et tue. Pour la dernière fois, la justice s'empare de lui, on l'assied sur le banc des accusés où [90] il écoute, muet, les témoignages portés contre lui ; finalement, confondu, plus misérable que jamais il est conduit dans la cellule des condamnés, de là, par une glaciale matinée d'hiver, il est emmené aux travaux forcés au cours desquels il meurt ; son cadavre est alors jeté dans la fosse commune de la prison. Mais après ? Que devient-il ? Évidemment, il n'est pas digne du ciel où il ne saurait pas même être heureux ; pourtant, un individu qui n'a jamais eu une seule fois l'occasion de bien faire, ne peut être condamné aux peines éternelles de l'enfer.
Ce tableau ne s'applique pas à un seul individu, mais à un grand nombre, dans tous les pays civilisés. Il ne me semble pas que de pareils êtres soient une oeuvre digne du Créateur. On peut faire mieux.
Mais retournons à Londres. Nous voici maintenant dans une famille où un enfant, un garçon, vient de naitre, en bénéficiant de tous les avantages que procurent la haute situation et la fortune des parents ; il voit le jour au sein d'une famille noble qui l'accueille avec amour ; sa tête porte la marque du génie, le crâne est bien formé ; les traits, déjà délicatement ciselés, annoncent des émotions pures, un idéal élevé. Il est entouré de soins attentifs ; des pensées de vertu et de grandeur [91] d'âme le bercent, contrairement à ce qui eut lieu pour cet autre enfant qui, lui, était bercé dans le crime. Il n'entend jamais de propos grossiers et impurs ; ses père et mère guident ses pas ; la meilleure éducation possible lui est donnée ; de l'école primaire, on l'envoie au collège puis à l'université. Il est félicité, surchargé de prix, de récompenses pour les brillantes facultés dont il a fait preuve et qu'il n'a pas créées lui-même ; sa vie n'est qu'une succession de joies, d'exploits glorieux ; en un mot l'Être Suprême parait l'avoir comblé de toutes ses faveurs, alors que, de l'autre, il n'a fait qu'un être abject, un paria qui termina sa vie dans le crime, tandis que lui meurt dans la gloire, regretté d'une nation tout entière et son nom est écrit sur le livre d'or des grands hommes ayant illustré l'histoire du pays.
Qu'avait fait chacun de ces deux enfants ? Il était venu au monde, et rien de plus. Il est impossible de croire à une création spontanée et spéciale, alors qu'on se trouve en présence d'un problème aussi angoissant. Y croire, c'est blasphémer la Justice sur laquelle l'humanité base son espoir. Je ne dis rien de l'amour, j'en appelle seulement à la Justice pour l'instant. Le criminel qui, des travaux forcés, arrive, ainsi qu'on le dit, devant Dieu, [92] a le droit de s'écrier en se tenant à la barre du tribunal divin : "Pourquoi m'as-tu fait tel ?" De même le génie peut aussi en toute logique demander : "Pourquoi m'as-tu fait tel ?" Ah, il est inutile de répondre par ces paroles de l'épitre aux Romains : "Le potier n'a-t-il pas tout pouvoir sur la glaise !" Non, il n'a pas ce droit si la glaise est douée de sensibilité, si la vie l'anime, si elle est susceptible de souffrir et de jouir. Nul n'a le droit de créer pour torturer ou pour détruire, de condamner sur terre au crime, de vouer à l'enfer après la mort. Voilà où apparait la nécessité de la réincarnation au point de vue moral et cette nécessité se montre supérieure à celle prise du point de vue intellectuel, car elle est plus irréfutable encore. Vous allez dire sans doute que j'exagère, que j'ai choisi des types extrêmes ; certes, j'ai mis les extrêmes en présence l'un de l'autre, mais tous deux existent ; je les ai simplement mis en parallèle afin que le contraste vous frappe davantage et que vous soyez amenés à vous demander si, oui ou non, il est possible que Dieu crée un homme en faisant d'une part un criminel-né, d'autre part un génie. S'il n'a pas créé les deux, il ne peut pas créer l'un plutôt que l'autre.
Lorsque ces deux cas sont envisagés à la [93] lumière de la théorie de la Réincarnation, plus rien ne saurait nous troubler ; le criminel est une âme jeune, non développée encore ; l'autre est une âme murie par l'expérience ; tous deux sont les produits d'existences antérieures ; tous deux ont été les créateurs de leur propre destinée à mesure que l'évolution de l'esprit se poursuivit en eux.
Tel est le problème de morale avec lequel je vous laisse aujourd'hui, car ce n'est pas en écoutant un conférencier que vous pouvez vous faire une certitude sur ces sujets si importants de la vie humaine. Étudiez les problèmes, cherchez-en la solution vous-mêmes ; les solutions toutes faites d'autrui ne vous satisferont jamais, elles ne vont guère plus que des vêtements achetés tout faits. Il faut apprendre à penser par vous-mêmes, si vous ne voulez pas toute votre vie demeurer des ignorants et des insensés. En m'adressant à vous, je vous ai simplement signalé les points qui demandent à être résolus ; j'ai servi ainsi, en quelque sorte, de jalon indicateur.
Combien plus parfaite est la solution que donne une pensée plus large et que je vous définirai la semaine prochaine. Pour l'instant, laissez-moi vous dire : le pire criminel n'est pour nous qu'un frère plus jeune qui s'élèvera un jour jusqu'au niveau que nous avons [94] atteint actuellement ; le plus grand Maitre ou Rishi n'est qu'un frère ainé parvenu à un stade d'évolution qui sera le nôtre, à nous aussi, dans les siècles à venir.
La réincarnation est le message qu'apporte l'Évangile de l'Espérance qui, lui, nous donne la certitude du succès final. La réincarnation nous offre les moyens de gravir l'échelle des vies successives à travers le règne humain ; connaissant la Loi, vous pouvez travailler avec elle ; de toute façon, que vous l'admettiez ou non, vous ne l'éviterez pas. L'opinion des hommes ne peut influencer les lois de la nature, mais la connaissance de ces dernières permet de coopérer à leurs actions mutuelles et de hâter ainsi l'évolution individuelle. Non seulement, vous pouvez hâter votre évolution, mais vous pouvez encore aider vos frères à hâter la leur, en vous élevant avec eux toujours plus haut sur cette échelle des vies.